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L’hypocrisie des petits gestes. En finir avec la culpabilisation des quartiers populaires

© Simpacid
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La Fédération des services sociaux (FdSS) fédère et représente, en Wallonie et à Bruxelles, des services sociaux et associatifs. Elle a aussi développé une série de projets dans le domaine de l’accès à l’alimentation, à l’eau et à l’énergie dans les quartiers défavorisés. Elle est donc une actrice importante du travail social en Fédération Wallonie-Bruxelles. Rencontre avec sa secrétaire générale, Céline Nieuwenhuys, pour parler de la façon de renouer les liens de l’écologie avec les quartiers.

POLITIQUE Vous connaissez particulièrement bien les quartiers populaires. Avez-vous l’impression d’un désintérêt pour la question écologique ?

CÉLINE NIEUWENHUYS Pas du tout. Ils sont très impactés par les questions écologiques ! La qualité de l’air dans les quartiers précaires, à l’intérieur, à l’extérieur des logements, la qualité de l’alimentation, la dépendance à l’agro-industrie. Certains voudraient pouvoir faire autrement. Mais il s’avère qu’aujourd’hui, quand on a un très bas salaire ou bien des revenus de remplacement, à part le Lidl, il n’y a pas grand-chose d’accessible. Il y a donc une dépendance forcée. Comme l’accès à l’épicerie bio (qui par ailleurs n’existe pas beaucoup dans ces quartiers) n’est de toute façon pas tenable financièrement, le mieux est de ne pas y penser.

POL Cette dépendance forcée induirait-elle parfois un regard négatif vis-à-vis de politiques en faveur de l’écologie ?

CN Prenons la question de la voiture. La dépendance à la voiture est beaucoup plus importante dans toute une série de métiers. Dans mon quartier, par exemple, il y a pas mal de gens qui travaillent la nuit, et à l’extérieur de Bruxelles. Il y a donc une forme de violence dans certaines décisions prises, sans tenir compte de la dépendance forcée de ces populations. Cette dépendance forcée n’est pas du tout prise en compte. On en parle comme d’un choix positif pour la planète, alors qu’en fait, on ne peut pas toujours faire autrement. Prendre des mesures politiques, sans tenir compte de cette dépendance, c’est une nouvelle forme de mépris.

La dépendance forcée à la voiture n’est pas du tout prise en compte. On en parle comme d’un choix positif pour la planète alors qu’on ne peut pas toujours faire autrement.

POL Ce qui engendrerait un mépris renversé de la part de la population ?

CN On ne tient pas du tout compte des desiderata de leur vie qui empêche de faire autrement. Un autre exemple : les gamins, qui rentrent de l’école en disant qu’il faut trier les déchets et arrêter d’acheter du suremballé etcetera. Et bien oui, d’accord ! Mais qui sait acheter des biscuits en vrac chez Barn, la chaîne de magasins bios ? Qui a de l’argent pour ça ? Comme on tourne toute la question écologique vers des choix individuels, vers des actes individuels, c’est très violent pour ces personnes. Parce que, même dans le fait de trier des déchets, quand tu vis à 5 dans 40 m², la poubelle orange n’a rien d’évident.

POL Il y a donc une culpabilisation injuste ?

CN Oui, injuste, parce qu’en plus, ce qu’on ne dit pas beaucoup, quand même, c’est que ces gens, des quartiers défavorisés, consomment beaucoup moins que tous ceux qui ont des « apparats écologistes », la bonne écologiste qui peut aller au marché bio, rouler en bakfiets etc. C’est une véritable contradiction.

POL L’erreur serait donc de dire que le militantisme écologique doit être celui des « petits gestes » ?

CN Évidemment, ce serait la pire chose.

C’est une culpabilisation injuste parce que les gens des quartiers défavorisés consomment beaucoup moins que tous ceux qui ont des « apparats écologistes ».

POL Cela a-t-il quand même du sens de s’interroger sur la possibilité pour les classes populaires de se réapproprier le combat écologiste, selon vous ?

CN Uniquement si c’est dans des combats collectifs. Par exemple : comment sortir du modèle de l’agroindustrie ? Comment forcer une commune à libérer des espaces verts ? De quoi nous parlent les personnes que nous rencontrons : la qualité de l’air dans les rues, la propreté, les espaces verts, un travail qui a du sens, etc. Ce sont des désirs qui sont très forts.

POL Une grande conscience écologiste en ce sens-là ?

CN En tout cas, si on regarde les dix points qui ressortent du Haut Comité pour une transition juste, ce sont justement les thèmes qui ressortent de nos « Bri-Co».

Le premier objectif est d’écouter les habitants, de partir de leurs besoins, de leurs envies, de leurs rêves, de leurs difficultés.

POL En tant que responsable de la Fédération des services sociaux, vous êtes aux premières loges pour situer un ensemble d’enjeux de terrain pour rendre l’écologie populaire. Quelles leçons tirez-vous des projets que la FdSS a mis en place ?

CN Le constat est qu’aujourd’hui, pour résoudre des difficultés ou lever des problématiques collectives, il existe des tonnes d’empêchements et que plus personne n’y arrive seul. Le premier objectif est d’écouter les habitants, de partir de leurs besoins, de leurs envies, de leurs rêves, de leurs difficultés. Voir ce qui se vit dans leur quartier et créer un lieu d’accueil ouvert, chaleureux et convivial.

POL Pourriez-vous nous parler un peu de cette démarche ?

CN L’objectif des Bri-Co est de construire des nouvelles pratiques, qui croisent des questions sociales, démocratiques et écologiques. Nous travaillons sur une série de besoins essentiels, comme l’accès aux droits, à l’alimenta- ion, à la santé et à l’énergie, au travers d’un dispositif à la fois différent et en même temps très artisanal. Le contraire de ce qu’on entend le plus généralement pas le terme innovation. L’idée est d’aller dans les quartiers les plus désinvestis et d’y aller ensemble. C’est-à-dire avec tous les acteurs, publics ou privés, qui ont des leviers sur le territoire.

POL Comment cela se passe concrètement ?

CN Les ingrédients sont très simples. On décore des espaces en les rendant chaleureux, on va chercher les gens en sonnant aux portes, on engage des crieurs, on contacte les forces vives du quartier (publics, privées, citoyennes) et puis on fait venir les gens pour manger, discuter… C’est tout simple et en même temps, c’est d’une simplicité qu’on ne trouve plus nulle part, à cause de la complexité de l’ingénierie sociale et politique. Cette simplicité est très ambitieuse. Car on va chercher des gens qui sont vraiment relégués et qui vivent dans des difficultés insondables. On parle de problèmes qu’on a du mal à percevoir quand on est loin du terrain.

On abolit la frontière entre celui qui parle et celui qui écoute.

POL C’est donc une nouvelle façon de faire du social ?

CN On supprime les cadres habituels qui créent une distance entre les usagers et usagères et les travailleuses et travailleurs sociaux. Les gens ont besoin de parler et cela permet que la parole se déroule sans être interrompue. C’est riche, et en même temps très intense en termes d’écoute, car on balaie beaucoup de thématiques. On se heurte parfois aux difficultés de santé mentale des habitants qui viennent se superposer à tous les problèmes du quotidien : les rats dans les logements, le manque de poubelles publiques et les problèmes de déchets, les espaces verts inaccessibles.

Il y a aussi le manque d’espace de convivialité, les cafés qui ont fermé, ou encore la disparition des excursions hors de Bruxelles pour les jeunes et l’absence d’alimentation de qualité à bas prix etc. On abolit la frontière entre celui qui parle et celui qui écoute. Il n’y a plus l’étiquette de la personne avec des difficultés face à son assistant social.

Le cadre informel permet aux habitants de partager leurs difficultés, mais aussi d’échanger, entre eux, sur ce qui les relie à partir du vécu du territoire. Il arrive souvent que les personnes se rencontrent par le Bri-Co malgré le fait qu’elles vivent dans la même rue depuis longtemps. Faire ensemble permet de créer des rapports de confiance et d’aborder concrètement, je dirais même de manière visible, des questions souvent abordées de manière théorique, comme la transition écologique.

Partir de l’expérience et de la parole des plus fragilisés permet de construire des réponses territoriales qui conviendront au plus grand nombre.

POL En quel sens ?

CN Si on lit les conclusions des états généraux de la transition juste, les thématiques soulignées comme essentielles à aborder sont les mêmes que celles amenées par les habitants dans les Bri-Co. Ce même rapport précise qu’après ces deux années de travail et le consensus scientifique sur les thématiques prioritaires, il est essentiel de construire des réponses à l’échelle territoriale pour tenir compte des spécificités du territoire et que ces réponses sont à construire à partir et avec les personnes du territoire (démocratie environnementale). En ce sens, le Bri-Co est un véritable outil d’écologie populaire. Partir de l’expérience et de la parole des plus fragilisés permet de construire des réponses territoriales qui conviendront au plus grand monde. Le contraire ne fonctionne pas, mais c’est la logique prédominante le plus souvent.