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En débat. LEZ à Bruxelles : un report qui cache la poussière sous le tapis

« Au commencement, le nouveau gouvernement bruxellois enterra la LEZ. Et la pauvreté disparut. » 

En septembre, les Bruxellois ont pu assister à un tour de magie dont ils se souviendront longtemps. Pour célébrer les 100 jours de gestation de la nouvelle éventuelle majorité bruxelloise, les partenaires Leisterh – Laaouej – De Beukelaer (MR-PS-Engagés), ont partagé la première ébauche de leur futur accord de gouvernement. 

Surprise : la LEZ (Low Emission Zone), mesure destinée à réduire progressivement la pollution en ville, a vu l’échéance de sa prochaine phase reportée. Six ans après sa mise en place sous l’impulsion de Céline Fremault (Engagés), alors ministre de l’Environnement du gouvernement Vervoort II, la LEZ a prouvé son efficacité et devait marquer une nouvelle étape le 1er janvier en 2025 avec la sortie des véhicules diesel Euro 5 et essences Euro 2.

Mais voilà qu’à un peu moins de quatre mois de son entrée en vigueur, cette échéance est repoussée, et avec elle, l’espoir de poursuivre l’amélioration de la qualité de l’air dans la capitale. Une décision qui, sous couvert de  « responsabilité politique » (Leisterh) et de  « préoccupations sociales » (Laaouej), soulève des interrogations sur les priorités de ce nouveau non-gouvernement.

La réalité demeure : pollution et pauvreté sont deux maux urgents auxquels le report de la LEZ ne répond pas. 

Alors que la pauvreté continue de croître, on pourrait croire à un coup de baguette magique : suspendons la LEZ, et abracadabra, la précarité disparaîtra! Pourtant, derrière cet apparent coup de maître, le spectateur averti reconnaît la main habile du prestidigitateur qui ne fait que cacher la poussière sous le tapis. Car la réalité, elle, demeure : pollution et pauvreté sont deux maux urgents auxquels le report ne répond pas. 

La double peine bruxelloise : précarité et pollution 

Les chiffres ne trompent pas. Aujourd’hui, 37,6 % des Bruxellois sont à risque de pauvreté ou d’exclusion sociale, et 10,9 % vivent dans des conditions de logement déplorables. Parallèlement, malgré une amélioration significative ces dernières années, les Bruxellois continuent de vivre avec une pollution omniprésente, exacerbée par le trafic routier. Les quartiers les plus pauvres sont d’ailleurs les plus touchés : l’étude collaborative “Curieuzenair” menée en 2019 avec l’Université d’Anvers a montré une corrélation directe entre les zones à faible indice socio-économique et une mauvaise qualité de l’air. Bref, ces quartiers souffrent deux fois: de la précarité, et de la pollution. Est-ce que lutter contre la pollution aggraverait de facto la précarité ? C’est du moins dans ce faux dilemme que voudraient nous enfermer les négociateurs de la future coalition.

Lorsque le formateur David Leisterh a annoncé que « Bruxelles a trop longtemps été gouvernée par les Bruxellois » , il a sans doute oublié d’ajouter que Bruxelles a trop longtemps été polluée par ceux qui n’y vivent pas.

Saint-Josse illustre parfaitement la situation. En effet, la commune cumule la première place de trois classements importants dans le cadre de la LEZ : commune la plus pauvre de Belgique, avec l’air le plus pollué et avec le plus petit nombre de voitures par ménage. 

Lorsque le formateur David Leisterh a annoncé que « Bruxelles a trop longtemps été gouvernée par les Bruxellois » , il a sans doute oublié d’ajouter que Bruxelles a trop longtemps été polluée par ceux qui n’y vivent pas. À Saint Josse, avec seulement 0,32 voiture par ménage, on pourrait donc croire ses habitants épargnés par la pollution. Pourtant, c’est précisément dans ces zones densément peuplées que la qualité de l’air est la plus dégradée, et que les impacts sur la santé sont les plus lourds : asthme, maladies respiratoires, taux de mortalité accru.

Cela impacte le développement des enfants comme la santé des personnes âgées, et les habitants payent le prix fort pour un trafic provenant en grande partie de l’extérieur. Paradoxalement, ceux qui optent pour des modes de transport plus durables finissent par respirer les gaz d’échappement à chaque feu rouge. 

Acceptabilité sociale, un défi clé souvent négligé

Toutefois, il faut reconnaître que figure dans ce dossier l’enjeu de l’acceptabilité sociale des politiques de transition. Dans l’équation complexe « air pur – pauvreté », un facteur souvent négligé est le rôle que joue la voiture dans la cohésion sociale, bien plus difficile à quantifier qu’il n’y paraît. Pour de nombreux Bruxellois, la voiture n’est pas qu’un simple moyen de transport, mais aussi un espace de vie.

La voiture est un symbole de réussite sociale et un outil d’accès aux services essentiels, qu’il s’agisse de se rendre au travail, de faire les courses, de rendre visite à un parent ou de donner un coup de main à un proche. Dans des quartiers comme Saint-Josse, très densément peuplés et où plusieurs personnes cohabitent dans des espaces réduits, la voiture peut aussi faire office d’espace intime.

Sans automatisation des droits, avec la barrière numérique ou de la langue, il peut également être difficile de se diriger vers le bon guichet afin de bénéficier des aides, primes et autres services mis en place qui permettraient de s’en passer. En réfléchissant mieux aux diverses fonctions que revêt la voiture en ville, on comprend qu’un air pur peut paraître secondaire lorsqu’on vous prive de cet outil d’accès à une vie autonome. Ces éléments méritent une vraie considération politique, sous peine de mettre en danger la légitimité et l’acceptabilité de la transition. 

Les mêmes qui appellent à « repenser le symbole de réussite que représente la voiture » oublient que le vélo cargo est autant devenu un symbole de distinction de classe qu’une Mercedes en son temps.

D’un côté, cette réalité paraît quelques fois mal comprise par une partie de l’appareil écologiste, qui perçoit la voiture essentiellement à travers le prisme de la mobilité. « Pourquoi les premiers bénéficiaires résistent-ils à des politiques visant un air pur et davantage d’espaces verts ? », s’interroge-t-il parfois naïvement. Les mêmes qui appellent à « repenser le symbole de réussite que représente la voiture » oublient que le vélo cargo n’a rien d’un standard neutre, et est tout autant devenu un symbole de distinction de classe que ne l’était une Mercedes en son temps.

À force de prôner une ère post-matérialiste, les récits de mobilité accessibles et désirables pour les classes populaires n’ont malheureusement pas encore été développés. Ce décalage de perception a amené certains représentants à adopter des positions en décalage avec les réalités vécues par les populations précarisées, renforçant ainsi un sentiment de mépris de classe.

De l’autre, c’est sans doute cette tension sociale et les retours de terrain qui ont, sans surprise, poussé les socialistes bruxellois à un revirement stratégique majeur. Ceux qui, après avoir défendu pendant des années une mobilité plus durable, ont brusquement délaissé l’axe « écosocialiste », à quelques mois à peine des élections. Ils ont ainsi attisé et misé sur l’opposition de certaines classes populaires aux politiques environnementales, flairant là le ressentiment qui permettrait de les rallier dans les urnes.

Adaptabilité : les problèmes sociaux rencontrés par la LEZ sont-ils insurmontables?

Avec l’accélération de la transition et l’enjeu de rendre celle-ci acceptable, la capacité d’adaptation aux transformations rapides des modes de vie devient un sujet politique et social de premier ordre. Et il faut reconnaître que le gouvernement Vervoort III a proposé des aménagements allant dans ce sens : exemptions pour les personnes à mobilité réduite (PMR), extension du calendrier à 2035 pour donner un horizon clair sur l’avenir des véhicules à essence, LEZ spécifique et aide financière pour les véhicules utilitaires, etc. Ces mesures d’accompagnement visent à permettre une mise en place de la LEZ tout en réduisant les frictions sociales.

Cependant, lorsque nous écoutons Ahmed Laaouej s’exprimer sur le sujet, une question légitime se pose : le gouvernement précédent en a-t-il fait assez pour répondre au problème ? Il est clair que l’abandon d’un véhicule dans un délai restreint a un impact sur le portefeuille et sur l’organisation quotidienne des citoyens. Deux possibilités de réponses s’offrent à nous: soit tout a été mis en place pour accompagner cette transition, et alors faut-il orienter les citoyens vers ces aides, soit il y a un déficit, et alors faudrait-il pouvoir le quantifier pour le combler. 

S’ils étaient sérieux, les socialistes auraient peut-être pu s’engager dans des mesures budgétaires supplémentaires plutôt que d’enterrer, pour des raisons fort peu étayées, le projet qu’ils avaient participé à construire. 

Car, s’il y a un élément marquant dans ce débat, c’est bien l’absence de chiffres concrets concernant la LEZ :  combien de véhicules sont concernés, quel est le profil socio-économique des personnes touchées, et quels sont les besoins spécifiques de ces populations ? Si nous étions sérieux à la fois sur les questions de santé, de transition et de fin du mois, sans doute aurait-on pu, et aurait-on dû, analyser la situation plus en profondeur avant la fin de la législature. Et les socialistes auraient-ils pu s’engager dans des mesures budgétaires supplémentaires plutôt que d’enterrer, pour des raisons fort peu étayées, le projet qu’ils avaient participé à construire. 

S’il y a un problème social lié à l’application de la LEZ, rien n’empêche le futur gouvernement de prendre le sujet à bras le corps : évaluons le, quantifions le nombre de voitures touchées, apportons-y des améliorations, et avançons. C’est dans ce sens qu’auraient dû aller les négociateurs, dont la décision montre au mieux un manque de volonté, et au pire une incapacité à traiter des problèmes complexes.

Des solutions existent pour une transition juste à Bruxelles

Parce que la transition soulève des questions sociales, certains voudraient nous faire croire que justice environnementale et justice sociale sont inconciliables. Et cela profite en premier à ceux qui ne veulent rien changer, ni à l’une, ni à l’autre. Pourtant, c’est précisément dans cette intersection et les tensions qu’elle cristallise que se trouvent les solutions.

Si les Bruxellois ont besoin de quelque chose, ce n’est pas de rester au statu quo, en les forçant à choisir entre un air pur et une vie digne. 

Repenser la mobilité en ville, c’est aussi cesser l’illusion du tout à la voiture électrique – qui est à peine décarbonée et bien loin d’être durable- et la fin des privilèges accordés via le système de voitures de société, qui pipent les dés pour ceux qui n’ont pas la chance d’être cadres supérieurs.

Si les Bruxellois ont besoin de quelque chose, c’est sans doute davantage de développer l’offre de transports en commun, de recevoir des primes à l’abandon d’un véhicule, voire des exemptions temporaires et d’être impliqués dans les prises de décisions. Pas de rester au statu quo, en les forçant à choisir entre un air pur et une vie digne. 

Pensons à la vision globale: un air sain, une meilleure santé, une ville décarbonée et adaptée au changement climatique, un allongement de la durée de vie, des espaces publics plus accueillants et verts pour vivre dans des zones urbaines qui se densifient, une meilleure sécurité dans les rues. Et au-delà de cela: une vraie solution face à la pauvreté, une politique de logement, le développement d’emplois de qualité au lieu des flexijobs qu’on voit fleurir dans la capitale. Car la liste est longue, et malheureusement ce report ne répond à aucun de ces problèmes. 

En reportant la LEZ sans anticipation ni accompagnement, c’est bien deux ans d’action qui sont jetés à la poubelle.

Améliorer la qualité de l’air, c’est un peu comme passer l’aspirateur sous un tapis rempli de poussière. On sait que la poussière va voler, provoquer des éternuements, que la transition sera parfois inconfortable. Mais faut-il blâmer l’aspirateur, ou ceux qui ont laissé la poussière s’accumuler pendant des décennies ? 

Pour un avenir respirable, dépasser l’immobilisme

Bruxelles mérite mieux que des tours de passe-passe. Car les ménages concernés auront probablement les mêmes difficultés dans deux ans. Car la santé des Bruxellois ne peut attendre. Et car les objectifs climatiques et environnementaux pour 2030, eux, ne changeront pas. Plus le gouvernement tergiverse, plus nous prendrons le risque d’une non-conformité aux normes européennes.

Il nous faudra dès lors rattraper le retard dans un laps de temps encore plus serré et avec moins de marge de manœuvre. En reportant la LEZ sans anticipation ni accompagnement, c’est bien deux ans d’action qui sont jetés à la poubelle. La Région et ses habitants méritent des solutions courageuses, qui prennent en compte la réalité des plus fragiles tout en offrant à tous un avenir respirable. Ce n’est qu’à cette condition que la capitale pourra sortir du smog dans lequel cette décision l’a plongée.