Politique
L’expertise juridique au service de l’engagement politique
11.03.2011
Comme pour le milieu scolaire, le barreau reproduit les inégalités sociales présentes dans la société. Il participe aussi à la reproduction de l’idéologie dominante. Raisons pour lesquelles certains avocats donnent un accent politique à leur activité juridique.
Si le droit est un instrument au service de l’hégémonie des dominants, son utilisation subversive lui permet d’être une ressource pour produire des changements sociaux. Il est en même temps source de pouvoir et instrument de contestation de ce même pouvoir. C’est cette double dimension de l’activité juridique que je souhaite mettre en exergue ici afin de montrer comment peuvent s’articuler, dans l’activité quotidienne des professionnels du droit, la mobilisation de compétences juridiques appelées à être « neutres » et le recours à un lexique de l’engagement et du militantisme. Les initiatives militantes telles que les « boutiques de droit » nées dans les années 1970 n’ont pas réussi à pérenniser leur activité en Belgique mais leur projet politique et démocratique ne s’est pas pour autant éteint. Certains juristes et avocats tentent aujourd’hui, dans leur pratique journalière, de mettre leurs compétences juridiques au service de causes politiques auxquelles ils croient. Ils se caractérisent par une volonté de remise en cause des conceptions traditionnelles de l’exercice de la profession et, notamment, de l’idée selon laquelle l’intervention d’un professionnel du droit est, par essence, apolitique. Se trouvent alors interrogés les rapports complexes entre droit et politique.
Le droit : une activité apolitique ?
« L’avocat est un professionnel du droit et de la justice. Son rôle est de conseiller, assister et défendre au quotidien les particuliers et les entreprises, sur des questions d’ordre privé ou professionnel ».Ordre des barreaux francophones et germanophone (OBFG), .www.avocat.be, consulté le 15 novembre 2010. C’est ainsi que se définissent les avocats en tant que corps professionnel. La contradiction, la délicatesse, le secret, la fidélité, la loyauté vis-à-vis du client sont les valeurs centrales sur lesquelles repose la profession. Si l’avocat cherche à défendre avec zèle les intérêts individuels de son client, les normes professionnelles l’encouragent à préserver une posture détachée et impartiale vis-à-vis du cas qu’il traite et, particulièrement, vis-à-vis des conséquences à plus grande échelle que pourrait engendrer cette affaire. La neutralité apparaît donc comme indispensable en vue de préserver et de défendre au mieux les intérêts individuels du client.
Ce projet professionnel, c’est-à-dire la manière dont ce corps définit comment mettre en pratique les connaissances et savoir-faire spécifiques dont il dispose, ne fait cependant pas consensus parmi les avocats. Depuis plusieurs décennies, des juristes et avocats engagés adoptent une posture critique vis-à-vis de cette exigence de neutralité et ambitionnent de faire de leur pratique juridique une activité politique.
Le droit comme enjeu de lutte
Dans la mouvance de mai 1968, de « nouvelles » formes de mobilisation voient le jour Ces mouvements ne sont pas à proprement parler « nouveaux ». Le recours à ce vocabulaire reflète un souhait de rupture par rapport aux revendications antérieures organisées autour de mouvements ouvriers. Elles se traduisent par la défense de « causes », telles que le féminisme ou l’écologie, ainsi que par une volonté de transformer l’ordre social. Une auteure suggère que « ces nouvelles luttes, analysées comme étant d’ordre culturel, entendent s’inscrire dans un processus global de changement social et non dans celui, jugé restrictif, de la lutte des classes » M. Barthélemy, Les associations. Un nouvel âge de la participation ?, Paris, Presses de Sciences Po, 2000, pp. 76-77. Dans le domaine du droit et de la justice, les revendications portaient aussi bien sur les thèmes traditionnels de l’action collective, à savoir la reproduction des inégalités sociales au sein du barreau – qui conduisait à des inégalités de traitement entre les pauvres et les riches – ou sur le rôle des professions juridiques dans la propagation de l’idéologie bourgeoise dominante que sur de « nouveaux enjeux », comme la critique de l’imposition de modèles dominants (de la femme, du couple…) par le droit. Les critiques les plus virulentes émanèrent assez paradoxalement de certains juristes eux-mêmes qui mettaient en cause le droit qu’ils utilisaient dans leur activité quotidienne. Ils lui reprochaient précisément de ne pas être adapté aux « besoins de droit » spécifiques des personnes en difficulté. Dans ce contexte, dans la plupart des pays occidentaux et notamment en Belgique, de jeunes avocats et étudiants en droit participèrent à la création de « boutiques de droit » Pour le cas français, voir L. Israël, « Un droit de gauche ? Rénovation des pratiques professionnelles et nouvelles formes de militantismes des juristes engagés dans les années 1970 », Sociétés contemporaines, 2009, p. 73. Celles-ci étaient localisées au cœur des quartiers dits « en difficultés » avec l’objectif de permettre à tous les citoyens et, particulièrement, les plus démunis d’entre eux, de faire valoir leurs droits. Au sein de ces boutiques, les juristes organisaient des consultations juridiques gratuites et diverses actions en vue de faire connaître le droit à la population. Fondées sur l’idée que « les juristes ne devraient pas se contenter uniquement de résoudre les problèmes juridiques des pauvres au jour le jour (…) mais devraient également lutter contre les causes de la pauvreté inhérentes au droit et au système juridique » Br. Garth, Neighborhood Law Firms for the Poor: A Comparative Study of the Recent Developments in Legal Aid and in Legal Profession, Maryland, Sijthoff & Noordhoff, Alphen aan den Rijn, 1980, p. xviii , elles entendaient se démarquer radicalement de l’offre de droit proposée traditionnellement par les barreaux dans le cadre du pro deo, qui garantissait aux personnes dont les revenus sont jugés insuffisants l’accès à un avocat en cas de procédures contentieuses.
Comme l’indique Christian Panier, ancien « boutiquier », aujourd’hui magistrat au tribunal de première instance de Namur, ces boutiques souhaitaient « déceler et cerner les aires énormes négligées par le droit » et participer à la « création d’une nouvelle légalité » Chr. Panier, « Les boutiques de droit : réflexions sur une expérience », La Revue Nouvelle, 1977, p. 33 , c’est-à-dire prendre en charge des domaines du droit non ou peu couverts par les consultations organisées par le barreau.
Allier expertise et défense de causes
L’activité de ces juristes engagés se distinguait de l’approche traditionnelle des services juridiques sur plusieurs points Les barreaux se montrèrent d’ailleurs très réticents face à l’apparition de ces boutiques. Notamment : la démarche proactive et la collectivisation des actions juridiques. D’une part, le projet de création des boutiques de droit est né de l’idée suivant laquelle les personnes défavorisées n’ont pas conscience de leurs droits et des difficultés qui entravent leur accès à la justice. Ces boutiques répondaient donc à leurs « besoins juridiques » sans attendre qu’il y ait une « prise de conscience » de l’existence de ces besoins au sein de la population directement concernée. Or, la profession d’avocat s’est historiquement construite autour de l’offre de services juridiques aux clients qui en faisaient la demande. En raison de l’interdiction de publicité des professions libérales, toute forme de création d’une demande auprès de la population a toujours été prohibée. Si la profession a, depuis toujours, interdit aux avocats de chercher à se créer une clientèle en ayant une attitude proactive, les boutiques de droit sont venues mettre à mal cet idéal puisqu’elles considéraient au contraire que les professionnels du droit devaient agir sans attendre d’être sollicités par les personnes en difficulté. D’autre part, ces permanences juridiques permettaient de déceler les éléments qui, dans un cas individuel, pouvaient être pertinents pour mener des actions collectives de type politique. Dans ce cas, l’intervention du professionnel du droit repose sur un double procédé de publicisation et de politisation des griefs sociaux Ces procédés ont été mis en lumière notamment par Eric Agrikoliansky dans « Usages choisis du droit : le service juridique de la Ligue des droits de l’Homme (1970-1990) entre politique et raison humanitaire », Sociétés contemporaines, 2003, p. 52. D’une part, comme dans toute intervention d’un expert du droit, le juriste contribue à la reformulation d’un problème exprimé par un justiciable dans un vocabulaire juridique et révèle ainsi la dimension juridique d’un problème rencontré par un individu dans sa vie quotidienne. Son rôle consiste alors à sélectionner, dans le discours du plaignant, les éléments qui sont pertinents d’un point de vue juridique et à construire une argumentation mobilisant la grammaire du droit. D’autre part, et c’est là la spécificité de l’utilisation du droit comme outil de transformation du social et du politique, il procède à une montée en généralité du cas, afin que celui-ci s’inscrive dans la formulation d’une cause collectivement partagée. Telle est la condition nécessaire pour que la réclamation ou la demande exposée devant la justice n’ait pas uniquement des effets sur le cas traité mais également sur d’autres cas similaires. En d’autres termes, cette montée en généralité est indispensable pour exprimer publiquement un grief.
À travers ces pratiques, les juristes souhaitaient contribuer à une politisation de leur activité, entendue comme « .toutes. tentatives de dépassement des limites assignées par la sectorisation à certains types d’activités. .La politisation. résulte alors généralement de la “prise de conscience”, chez les acteurs étrangers aux jeux ordinaires de l’espace politique et à ses enjeux spécifiques, de ce qu’ils appellent la “dimension” ou la “portée” politique de leurs activités » J. Lagroye (dir.), La politisation, Paris, Belin, coll. « Socio-histoires », 2003, p. 365 . Leur objectif était de mettre leur compétence juridique au service des causes politiques et d’envisager le droit comme une ressource pour faire avancer les causes auxquelles ils croyaient.
Que reste-t-il de mai 1968 ?
Si les boutiques de droit ont largement disparu, certains juristes continuent à porter ce projet politique et à valoriser l’utilisation de leurs compétences juridiques à des fins militantes. C’est le cas notamment de juristes dans des associations ou d’avocats militants qui travaillent et se spécialisent dans l’aide juridique de certains types de publics précis : les femmes victimes de violence conjugale, les mineurs étrangers non-accompagnés ou encore les travailleurs immigrés. Contrairement au projet des boutiques de droit, très fortement marqué par la volonté de promouvoir l’égalité entre les pauvres et les riches à travers le droit et par la rhétorique de la lutte des classes, on assiste aujourd’hui à une déclinaison nouvelle de cet idéal démocratique d’égalité désormais fondé sur la défense de certains types de publics marginalisés ou fragilisés. Ce n’est plus « la masse aliénée » qui est visée par l’action des juristes, mais ceux qui sont qualifiés de « minorités », c’est-à-dire des groupes sociaux statistiquement désavantagés par rapport à la majorité dans l’accès à certaines ressources en raison d’une affiliation identitaire. Souvent, leurs membres reconnaissent eux-mêmes cette appartenance. La situation des mineurs étrangers non accompagnés est, à cet égard, très significative. Plusieurs associations et avocats spécialisés dans le droit des jeunes, préoccupés par la situation de ce public doublement fragilisé – en tant qu’immigré et en tant que mineur – souhaitent s’investir particulièrement autour de cette question. Considérant que les législations qui ciblent ce public conduisent à l’existence de zones d’incertitudes juridiques, ceux-ci créent une plateforme de concertation « mineurs en exil » qui réunit tous les acteurs concernés – avocats, organismes sociaux, services de protection de l’enfance en danger… – afin de réfléchir aux moyens d’action susceptibles d’être mis en œuvre pour faire évoluer la législation concernant ces mineurs. Ils sollicitent les parlementaires autour de ces questions. Leur action contribuera, avec d’autres, à la création d’un nouveau service de tutelle spécifique aux mineurs non accompagnés au sein du Service public fédéral Justice, création tout à fait originale dans le domaine des mineurs étrangers non accompagnés. De même, des associations spécialisées dans l’accueil des femmes victimes de violence combinent une activité de consultations juridiques auprès du public avec des actions de défense et de promotion des droits de la femme. Les juristes et avocates qui y travaillent revendiquent d’ailleurs être des militantes qui souhaitent mettre leurs compétences juridiques au nom d’une cause à laquelle elles croient. D’ailleurs, l’attention croissante portée aux droits des femmes témoigne d’un renouveau par rapport aux revendications antérieures orientées vers la lutte des classes, sans que soit jadis posée explicitement la question de la domination masculine. Dans l’optique défendue par ces juristes, leur activité juridique ne peut se limiter à un conseil ou une information, elle doit également permettre de transformer et d’améliorer les droits des publics concernés. L’intervention de l’avocat ne consiste pas uniquement à conseiller et représenter le client, mais aussi à agir de telle sorte que les actions en justice puissent faire évoluer les législations qui touchent particulièrement les publics précarisés. Ces juristes suggèrent donc d’agir par le droit, en utilisant le droit comme outil pour aider individuellement des femmes ou des mineurs étrangers non accompagnés, mais également sur le droit, pour faire en sorte qu’à l’avenir, le droit protège ces publics vulnérables. L’arène judiciaire et l’expertise juridique des avocats sont dès lors utilisées comme moyens de transformation de l’ordre social, en vue de contribuer à une plus grande justice sociale.
Droit et politique : je t’aime, moi non plus
Ce titre fait référence à l’ouvrage d’Edouard Delruelle et al., Justice et politique : je t’aime moi non plus, Larcier, 2008, édité à la suite d’un colloque de l’Association syndicale des magistrats En cherchant à promouvoir l’accès au droit, entendu comme la possibilité de se saisir du droit pour faire valoir ses droits, ces juristes combinent leur activité juridique classique avec un engagement militant. D’une part, ils contribuent à donner accès au « monde du droit » à des publics fragilisés, leur offrant la possibilité de défendre leurs droits en utilisant le droit comme « arme » L. Israël, L’arme du droit, Paris, Presses de Science Po, coll. « Contester », 2009. D’autre part, ils posent la question du rôle des professions juridiques et de leurs possibilités d’action politique, leurs motivations et « raisons d’agir ». L’utilisation de leur expertise à des fins politiques et sociales qui dépassent le cadre strict de leur activité professionnelle met en évidence la réunion de deux dimensions a priori difficilement conciliables : le traitement juridique d’un cas et la défense militante d’une cause. Comme l’indique Stuart Scheingold, éminent spécialiste du Cause lawyering, courant nord-américain qui étudie les avocats engagés au nom de causes politiques, la pratique de ces professionnels militants « va à l’encontre de l’idée largement partagée selon laquelle le droit et les avocats sont des agents neutres au travers desquels sont résolus les conflits qui traversent la société tout en n’étant pas affectés par ces derniers » A. Sarat et St. A. Scheingold (entretien avec), « Quelques éclaircissements sur l’invention du cause lawyering », entretien réalisé et traduit par Liora Israël, Politix, n°62, 2003, pp. 31-37. En combinant leur activité juridique à la défense de causes politiques, ces professionnels se trouvent ainsi confrontés à des injonctions qui peuvent paraître, à certains égards, paradoxales. En tant que professionnels ou « experts du droit », ils éprouvent un sentiment de décalage entre, d’une part, les justifications politiques et citoyennes qu’ils confèrent à leur engagement et, d’autre part, le faible degré de reconnaissance de ces pratiques au sein même du corps professionnel dont ils sont issus. Ils remettent en cause l’idée suivant laquelle « nul n’est censé ignorer la loi » pour mettre en évidence les difficultés des citoyens, particulièrement les plus vulnérables, à recourir au droit. L’articulation difficile entre leur identité professionnelle et leur fidélité militante contribue plus généralement à mettre en cause l’existence d’une frontière imperméable entre droit et politique.