Politique
L’Exécutif vu de l’intérieur
02.11.2020
Chargé de la gestion du temporel du culte, l’Exécutif des musulmans de Belgique a dans ses compétences la nomination et la formation de plus de 1500 enseignants de religion, la reconnaissance des mosquées, la désignation et la formation des imams, des conseillers musulmans (aumôniers), la concession d’émissions religieuses dans les médias, les parcelles d’inhumation, le dossier de l’abattage rituel et l’attribution de certificats d’abattage… Les questions religieuses proprement dites, comme la détermination des jours de fête, sont déléguées au Conseil des théologiens, antenne rattachée à l’Exécutif et dont la transparence, les compétences et la représentativité de la pluralité des courants de l’islam laissent toujours à désirer (notamment pas de présence chiite). La communauté nécessitant d’être représentée symboliquement sur les questions de société, c’est souvent l’Exécutif qui répondra aux sollicitations médiatiques et politiques diverses. Il est donc l’intermédiaire officiel entre la communauté musulmane et les autorités publiques belges, sans plus de légitimité confirmée par les urnes ni de représentativité de sa diversité[1.Je peux en témoigner : en 2005, j’y ai été élue dans le quota des « Belges converties » et, en 2014, comme « déléguée marocaine » !]. Toutefois, son utilité publique participe à la reconnaissance des droits des citoyens musulmans et à la visibilité de leur identité. Fort heureusement, il n’en détient certes pas le monopole, le tissu associatif et les cadres belges musulmans constituant une valeur non négligeable de notre société.
L’influence saoudienne
Au-delà de la rétrospective détaillée de Caroline Sagesser qui précède cette contribution, plusieurs aspects ressortent de cette procédure d’institutionnalisation. Quoique l’émergence de l’islam en Belgique en plein essor industriel soit essentiellement issue de l’immigration turque et marocaine, c’est bien au roi saoudien Faysal que le roi belge Baudouin donna le pavillon qui devint la « grande mosquée » du Cinquantenaire. Dès le départ, la gestion du temporel du culte musulman se trouve sous influence saoudienne, avec la promotion d’un islam wahabbite qui pratique une lecture littéraliste, ultra-rigoriste de la religion musulmane, rejetant les valeurs et les principes de notre société.
Une série d’événements judiciaires – l’implication de terroristes dans l’assassinat du commandant Massoud, ayant transité par la Belgique, l’assassinat en mars 1989 du directeur de cette mosquée… – vont contribuer à construire l’image d’un islam terroriste et développer un sentiment d’insécurité. En 1989, la gestion du culte est retirée à la « grande mosquée » par arrêté royal.
Cependant, depuis plus de 30 ans, l’Arabie saoudite exerce son influence dans le monde et en Belgique, tant par des prédicateurs d’une lecture obscurantiste de l’islam que par l’investissement de plusieurs millions d’euros dans une dizaine d’écoles coraniques et bon nombre de mosquées ayant pignon sur rue. Sans occulter le fait que des imams, aumôniers et professeurs de religion musulmane sont formés à Médine, ni que la propagande s’exerce aussi par une large distribution d’ouvrages et par des chaînes satellitaires, sans oublier le web et les réseaux sociaux qui déversent des discours d’incitation au radicalisme et à la haine confessionnelle.
Dans une note de 2015, la Sûreté de l’État mettait en cause la « grande mosquée » dont les prêches et les cours « promeuvent intrinsèquement le rejet de tous ceux qui ne sont pas salafistes et peut donc mener à un degré supérieur de radicalisation, voire à une radicalisation violente ». Il y a peu, un expert de la commission d’enquête sur les attentats terroristes de 2016 suggérait la reprise du contrôle de cette mosquée par la Belgique pour la soustraire de l’influence saoudienne et à celle de la Ligue islamique mondiale (dominée par les Saoudiens).
L’Islam des ambassades
L’Exécutif des musulmans de Belgique, sous ses différentes formes et appellations, se voit alors livré à des gestionnaires turcs et marocains, les conventions économiques entre les pays d’origine et la Belgique s’accordant pour maintenir sous tutelle les citoyens de leur diaspora. La note de synthèse de 2003 de la fondation Roi Baudouin intitulée L’Islam et les musulmans de Belgique affirme que « les courants transplantés depuis les pays d’origine dominent la structuration de la majeure partie des communautés musulmanes. Les vieilles générations, aussi bien turques que marocaines, restent généralement loyales à ces affiliations. Ainsi, pour les populations turques, la tendance qui semble rester la plus dominante est celle incarnée par la Diyanet (institution étatique turque)
. Parmi les populations d’origine marocaine, l’islam traditionnel d’origine rurale et marqué par la loyauté au Makhzen (organisation de l’État, du pouvoir et de l’autorité basée sur l’allégeance au monarque) reste dominant[2.Rédigée par Hassan Bousetta, FNRS-ULg, et Brigitte Maréchal, UCLouvain. Téléchargeable sur le site de la FRB.]. »
Au fil des générations, une volonté émane de ces citoyens de gérer de manière autonome et indépendante leur culte alors que les pays d’origine cherchent à maintenir leur contrôle. Ils envoient des cadres qui ignorent la langue et le contexte de ce pays et qui dispensent souvent un accompagnement des fidèles en inadéquation avec la réalité belge. Certains jeunes, qui ne se reconnaissent pas dans les discours simplistes des mosquées en décalage avec leurs préoccupations réelles, deviennent alors des proies faciles pour les recruteurs du djihadisme (Sharia4Belgium, Jean-Louis Denis dit le Soumis…). L’affiliation culturelle est légitime en soi, mais elle devient problématique lorsque les intérêts de l’État d’origine sont privilégiés au détriment des intérêts et de la cohésion sociale de notre pays[3.Voir plus loin.].
Avec des États qui instrumentalisent la religion pour asseoir leur pouvoir, il n’est pas étonnant que le rapport de 2010 de la Sûreté de l’État rende compte d’une année marquée par l’ingérence des puissances étrangères et de groupements radicaux islamiques dans l’islam institutionnel. Le 29 mars 2011, la réponse du secrétaire d’État Carl Devlies (CD&V) à une question parlementaire fut aussi très révélatrice : « Nous tenterons de convaincre les pays d’origine d’exercer leur influence d’une façon qui contribue à structurer la communauté musulmane belge. »
Du côté turc, les deux présidents qui se sont succédé de 2005 à 2014 étaient des fonctionnaires de la Diyanet. Actuellement, des mosquées bénéficient de la reconnaissance, mais les imams qui y officient restent des fonctionnaires turcs qui sont parachutés en Belgique pour quatre ans, puis qui retournent chez eux. Des missives sont imposées par la Diyan et à l’Exécutif et des lettres d’injonction sont envoyées aux responsables des mosquées pour leur gestion quotidienne. En juillet 2017, les autorités flamandes décident de retirer la reconnaissance à une importante mosquée turque au Limbourg qui aurait alimenté une « chasse aux sorcières » dans la communauté turque à la suite de la purge opérée en Turquie après le coup d’État manqué de 2016. Un rapport de la Sécurité belge mentionne « la menace constituée par la Diyanet […] responsable de la polarisation au sein de la communauté turque de Belgique ».
Le pendant marocain, plus discret, opère avec des imams sous l’autorité de la mère patrie via le Conseil européen des oulémas marocains. Ils prêchent encore bien souvent des discours inspirés directement de Rabat et ils ont été réquisitionnés en 2011 pour mobiliser les fidèles en faveur du « oui » au référendum marocain. Dans une interview donnée en 2009 au Vif-L’Express, l’ambassadeur du Maroc ne se cachait pas de vouloir encadrer l’islam de Belgique[4.Voir F. Dassetto, L’iris et le croissant, Presses universitaires de Louvain, 2011, p.139.]. Au lendemain du premier attentat djihadiste en Belgique, qui coûta la vie à l’imam chiite de la mosquée Reda à Anderlecht le 12 mars 2012, le politologue Sami Zenni assurait qu’« une arme de propagande agitée par les autorités marocaines » était relayée par leurs nervis depuis plus de 10 ans pour distiller la répulsion du chiite. L’actuel président de l’Exécutif, Salah Echallaoui, a été propulsé à ce poste par les autorités belges et marocaines depuis mars 2016. Inspecteur des enseignants, il cumule les casquettes de fonctionnaire de l’État belge et de membre du Conseil des oulémas marocains. Il dirige le « Rassemblement des musulmans de Belgique » – qui devrait plutôt se nommer « des Marocains de Belgique» – qui émergea en 2010 dans le processus de renouvellement de l’Exécutif pour imposer les délégations au sein des mosquées et ainsi asseoir son hégémonie.
Ce système de délégations n’a fait que renforcer les influences étrangères, ouvrant la porte à toutes les dérives, en tournant le dos au système d’élections générales, voie démocratique d’émancipation de ce culte depuis 1998, prometteuse même si elle était perfectible. Est-ce cohérent de confier à de tels gestionnaires le temporel du culte et la formation des imams pour un islam de Belgique, alors qu’ils se sont révélés incapables de faire obstacle à l’expansion du radicalisme ?
Quelles résolutions ?
Malgré tout cela, les enjeux diplomatiques et économiques pèsent encore lourdement dans la balance de nos décideurs politiques au péril de notre cohésion sociale. Il est grand temps d’arrêter de jouer avec le feu. Le retour de flamme de cette gestion calamiteuse a déjà coûté cher, surtout en vies humaines.
Si on souhaite un nouveau départ à l’islam de Belgique, il faut mettre fin au paternalisme et à l’approche néocoloniale. Les musulmans doivent être considérés comme des citoyens à part entière et comme des égaux devant la loi. Relançons une réelle concertation avec toutes les composantes de la communauté pour analyser les expériences institutionnelles afin de statuer sur le devenir de l’islam belge.
Pour neutraliser l’extrémisme et développer le sens de la liberté et des valeurs de notre pays, il faut promouvoir une coopération active avec les citoyens musulmans compétents qui ont prouvé leur opposition à l’extrémisme, qui sont préservés de toute proximité avec des groupuscules terroristes, qui font preuve de probité intellectuelle et qui s’inscrivent clairement dans le respect des valeurs communes des droits humains, des libertés et du respect de l’autre.