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L’exception culturelle

Le bel exemple que voilà, dont les ambiguïtés mêmes nous permettent de réfléchir sur la logique économique à laquelle les Européens veulent soustraire leur culture. On mettrait bien des guillemets à tout cela, remarquez : la culture ? la nôtre ? une exception ?

L’intérêt général ?

La logique marchande – qui n’est pas le tout de l’économie, quand même, ni a fortiori toute la société ! – veut qu’on n’entrave pas la concurrence. Ouvrir la voie aux profits pour les entreprenants serait bénéfique aux consommateurs, nous dit-on, et leur offrira ce qu’ils souhaitent au prix le plus bas. Mais rappelez-vous la libéralisation de l’énergie ou des transports : la première s’est enchérie et les seconds se sont racornis. Et ne parlons pas des services financiers… Ne pouvant tout changer, car les rapports de force sont ce qu’ils sont, on voudra au moins que les garants de l’intérêt général que sont les pouvoirs publics veillent à garder la haute main sur les biens et services d’utilité générale, surtout lorsqu’ils concernent les plus démunis. Mais voilà : nos services universels, que la loi impose de prester a minima même aux plus insolvables, pèchent contre cette dogmatique. Qui plus est, l’Europe ne veut pas seulement que tous les producteurs soient mis sur le même pied en chaque pays, elle veut que ces producteurs soient traités de la même façon dans tous les pays et qu’ils ne soient donc bridés nulle part : la libre circulation des marchandises et de capitaux serait à ce prix. Celle des personnes, par contre, peut être bridée : c’est d’un droit au profit qu’il s’agit en fait, et de sa priorité sur les autres droits économiques et sociaux. Ce qui n’a rien de « libéral » au sens historique et digne du mot. Et qu’aucune instance démocratique n’a jamais décidé. Certaines exceptions sont certes admises. Des services d’intérêt général sont reconnus comme tels dans l’Union européenne – mais pas par les États, qui ont pourtant compétence en matière sociale : par la Commission européenne, qui gère la concurrence et fait primer ses exigences sur presque toutes les autres considérations, y compris ces compétences nationales qu’est pourtant censé préserver le principe de subsidiarité.

Des intérêts particuliers

En général, c’est d’en dehors de l’UE, et surtout de l’Organisation mondiale du commerce que nous viennent les ukases. Que nous avons négociés et entérinés… Cette OMC est régie par les gouvernements nationaux et l’Union européenne, première commerçante mondiale, y pèse lourd – mais elle joue le jeu de la libéralisation jusqu’au masochisme à l’intervention zélée de commissaires au commerce ou à la concurrence aussi « libéraux » que Brittan, Bolkestein ou, aujourd’hui, Karel De Gucht. Parfois au-delà des instructions de la Commission : Léon Brittan négocia dans le secret à l’OCDE l’Accord multilatéral sur les investissements, l’AMI, que la société civile a pu dénoncer et arrêter juste à temps, en 1998. Parfois, c’est une négociation bilatérale avec plus puissant que nous, comme les États-Unis. Le même Brittan négocia tout seul aussi avec eux et prétendit continuer à le faire en dépit de l’interdiction que lui faisait la Commission ! Mais aujourd’hui, la négociation a repris officiellement et les États-Unis veulent y voir abolir l’exception culturelle que l’Europe a obtenue en 1994 et dont excipent aujourd’hui 38 pays dans le monde. Voulue par la France et soutenue notamment par la Belgique, cette exception à la libre concurrence protège nos créateurs contre les géants américains ou japonais. Elle est défendue au titre du bien commun ou d’une identité européenne qui est à la fois plurielle en son sein et différente de celle d’autres continents. L’argument est pertinent, dès lors que nos diversités linguistiques limitent de facto le « marché » de nos services, et que le poids de nos pays est faible en regard des producteurs géants américains ou asiatiques – et surtout de leurs entreprises cinématographiques, discographiques ou informatiques. Le dernier Sommet européen a endossé la cause de nos acteurs culturels et exigé que leur domaine ne soit pas intégré dans les négociations qui vont s’ouvrir pour la constitution d’une zone de libre-échange avec les États-Unis. On penserait que notre négociateur, le commissaire belge Karel De Gucht, serait heureux de pouvoir endosser la cuirasse de cette décision européenne face à ses interlocuteurs européens ? Que nenni : il va répétant que c’est une erreur, que les Américains refuseront l’exception, et que de toute façon les gouvernants européens n’ont sorti le culturel de la négociation que « pour l’instant ». Bref, ce n’est pas « notre » négociateur européen qui nous défendra !

Au-delà du culturel

Mais pourquoi le culturel seulement ? Et pourquoi par exception ? Le culturel relève-t-il davantage du bien commun que le social ? Si le culturel visait les créations artistiques ou la recherche scientifique désintéressée, on discuterait. Mais est-il logique que nous protégions moins nos universités que nos « groupes » de musique commerciale ou nos sites et réseaux sur internet, avec leur invasion publicitaire ? C’est logique économiquement, sans doute, car c’est là que la concurrence peut jouer. Mais devons-nous décidément sacrifier le bien commun au seul intérêt économique, fût-il « général » ? La réponse est qu’en l’occurrence, le culturel marchand et ses entreprises a plus de pouvoir politique que les universités : c’est tout. Nous n’en conclurons pas que Karel De Gucht a raison, et que la presse américaine a raison de brocarder le folklorisme frileux ou le protectionnisme conservateur de la vieille Europe, même si en cela nos critiques n’ont pas toujours tort… Mais nous voudrions que nos États garantissent le bien commun, avec la justice, la solidarité et un bien-être humain, et pas seulement l’intérêt général matériel. Qu’ils cessent donc d’assimiler les intérêts particuliers d’entreprises à l’intérêt général. Et qu’ils renoncent à un accord de libre-échange avec les États-Unis (un libre-échange déjà largement acquis) plutôt que d’américaniser encore un peu plus l’Europe.