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L’euthanasie des mineurs : enjeu éthique, enjeu politique

Voici une dizaine d’années, le Parlement adoptait la loi dépénalisant l’euthanasie. J’ai souvenir d’un débat marqué par des interventions de grande qualité tant de la part de partisans de cette dépénalisation que de ceux qui y étaient opposés. J’espère qu’il en sera de même lors des prochaines discussions sur une éventuelle extension de cette loi aux enfants mineurs. En raison même de son objet, il ne pourra s’agir que d’un débat particulièrement difficile. A l’extrême émotion que suscite la question de la fin de vie, s’ajoute l’empathie naturelle que nous éprouvons envers l’enfance. L’enfant souffrant, l’enfant face à sa mort. Cette évocation seule suffit à nous interpeller dans nos convictions les plus intimes. Elle fait naître en nous un sentiment de révolte, tout en nous enjoignant à la pudeur à l’égard des familles concernées. Le débat sera d’autant plus difficile que son point d’achoppement ne sera pas, je crois, la question de savoir si l’on est ou non favorable à la possibilité de mettre volontairement un terme aux souffrances d’un enfant en fin de vie. Je m’explique. La question soulevée par la proposition de loi est particulièrement complexe parce qu’elle mêle étroitement deux dimensions distinctes, celle de l’éthique contextuelle – comment une personne singulière doit-elle se comporter dans une situation donnée ? – et celle du politique – comment une communauté politique doit-elle organiser la vie en société ? Or, si le débat se limitait au seul enjeu éthique, la réponse apportée serait relativement consensuelle. Confrontés non à un texte de loi, mais au visage d’un enfant en fin de vie, il n’y aurait certes pas une unanimité mais une large majorité de parlementaires, pour admettre que, si l’impossible a déjà été tenté, il serait inhumain de s’acharner. Comment, en effet, ne pas tout mettre en œuvre pour mettre fin aux souffrances d’un enfant qui n’en peut plus de mourir ? Comment ne pas répondre à l’appel d’un enfant épuisé de se battre et qui aspire à pouvoir lâcher prise ?

« La loi de 2002 est porteuse d’un message positif : nous ne devons pas nécessairement subir notre mort ; nous pouvons librement choisir la manière et le moment dont nous désirons mourir. »

Les parlementaires, cependant, ne sont pas des médecins face à des enfants malades. Ce ne sont pas non plus des parents entourant ces mêmes enfants de leur amour. La question à laquelle ils doivent répondre est à la fois bien moins grave et beaucoup plus large : ils doivent énoncer une règle générale. Cette règle générale sera un élément – un élément important mais un élément seulement – du contexte dans lequel un enfant malade, ses parents, le personnel soignant, devront décider quand la souffrance a fini d’enlever tout sens à une vie. D’un autre côté, cette règle générale, précisément parce que elle est générale, concernera aussi de nombreux autres enfants et, au-delà d’eux, la société toute entière. Une loi ne règle pas seulement des situations particulières. Elle définit un cadre valable pour tous et est porteuse d’un message à l’intention de la société dans son ensemble. C’est cette triple dimension que possède toute loi qui rend, à mes yeux, particulièrement incertaine la réponse à apporter à la proposition d’extension de l’euthanasie aux mineurs. Les parlementaires doivent, premièrement, parvenir à définir un cadre légal répondant à la légitime aspiration à la sécurité juridique des personnes confrontées à des enfants aspirant à mourir. Dans le même temps, ils doivent veiller à protéger les autres enfants pour qui cette liberté que serait le droit de mourir dans la dignité peut devenir une obligation de choisir entre leur désir de vivre et leur crainte – réelle ou non – de devenir une charge pour leurs proches. Enfin, les parlementaires, au travers d’un tel débat, influenceront fortement la manière dont le rapport à la mort sera appréhendé au sein de notre société. Sur ce plan en particulier, ils procèderont ainsi implicitement à une évaluation des apports de la loi de 2002. Je n’ai personnellement aucune certitude quant à la meilleure réponse à apporter à cette triple question. Je ne puis donc que faire état d’une réflexion en cours pour chacun des trois niveaux identifiés. Si je comprends le besoin de sécurité juridique, aujourd’hui déjà des euthanasies de mineurs sont pratiquées sans qu’aucune poursuite ne soit engagée. Le cadre juridique actuel semble donc fournir la souplesse suffisante pour prendre en compte des situations exceptionnelles – encore faudrait-il toutefois s’assurer que ce cadre ne conduise pas certains médecins à refuser de pratiquer une euthanasie alors même qu’ils la jugeraient souhaitables. Parallèlement, je dois confesser une réelle circonspection quant à l’opportunité d’adopter une loi en fonction de cas exceptionnels. Dans la mesure du possible, ce n’est pas dans la loi elle-même, mais bien dans les conditions de son application – par exemple, dans la prise en compte de l’existence d’un état de nécessité – qu’il importe de pouvoir rencontrer des situations aussi dramatiques. Enfin, un des grands acquis de la loi de 2002 est certainement que la mort fasse désormais partie de la vie. Parce qu’elle se veut fondée sur l’autonomie de la personne, la loi de 2002 est porteuse d’un message positif : nous ne devons pas nécessairement subir notre mort ; nous pouvons librement choisir la manière et le moment dont nous désirons mourir. De ce point de vue, il est heureux que, contrairement aux intentions initiales, il ne soit plus question d’étendre l’euthanasie aux personnes démentes et aux mineurs n’ayant pas encore une capacité de « discernement ». De telles propositions modifieraient fondamentalement l’esprit de la loi de 2002. Elles ne consacreraient plus le libre choix de mourir, mais reconnaîtraient à un tiers le droit de juger qu’une vie ne vaudrait plus la peine d’être vécue. Le fait que de telles propositions soient devenues envisageables me paraît toutefois révélateur de l’ambiguïté du message social dont cette loi est porteuse. La loi sur l’euthanasie ne permet pas seulement à un malade de choisir de mourir, elle autorise également un médecin à mettre fin à la vie d’une autre personne. C’est un acte qui ne pourra jamais être banalisé. C’est pourquoi la dimension de transgression qu’un tel acte conserve, même lorsqu’il est rendu nécessaire par les circonstances, me semble devoir demeurée inscrite dans notre cadre juridique.