Politique
L’Europe et les droits de l’Homme
10.02.2008
Bétonnés dans les textes de lois européens, les droits de l’Homme n’en sont pas moins, dans les faits, pris à la légère par l’Union européenne. Entre autres causes : la realpolitik au niveau international (respect des grandes puissances – Chine, Russie…) et certains choix (élargissement) et méthodes (recherche du consensus) institutionnels.
La scène se passe l’automne dernier dans un immeuble cossu du square Ambiorix à quelques centaines de mètres du siège de la Commission européenne. Appelé à commenter les remarques d’un professeur d’université indien qui décrit le silence de New Delhi face à la répression en Birmanie, un haut responsable européen choisit de répondre avec candeur. «Nous comprenons votre position, déclare-t-il, l’Inde a d’énormes intérêts économiques et géopolitiques dans cette région, sa marge de manœuvre est dès lors très réduite. L’Union européenne, par contre, n’a plus guère de biscuits à Rangoon, elle peut donc se montrer plus résolue dans sa condamnation». Cet échange aurait pu se dérouler dans la plupart des cénacles où les pays démocratiques débattent des fondements de leur politique étrangère, à Washington sans aucun doute, mais aussi dans de petites nations, comme la Norvège ou la Suisse, que l’on présente parfois comme des «superpuissances morales» et qui slaloment elles aussi entre leurs intérêts et leurs valeurs. Cette anecdote illustre en effet l’une des contradictions majeures de toute politique extérieure des droits de l’Homme : la désarticulation entre le pouvoir et la volonté d’influence, comme si la politique des droits de l’Homme ne s’appliquait qu’aux pays sans importance. Ce syndrome a pour corollaire la politique des «double standards». Qui conduit, par exemple, l’UE en 2006 à décréter des sanctions à l’encontre de la «dernière dictature d’Europe», le Belarus d’Alexandre Lukachenko, le même jour où elle entame des négociations commerciales avec la «dernière sentinelle de Staline», le Turkménistan, un pays gorgé d’hydrocarbures. Ou, en octobre 2007, à semoncer la junte birmane et, dans le même souffle, à lever les restrictions de visa qui touchaient huit membres importants du gouvernement ouzbek, accusés d’avoir participé à la répression sanglante d’une manifestation en mai 2005 à Andijan, dans l’est du pays. Dans ce «monde de brutes», le défi des pays démocratiques est immense : comment assurer une cohérence entre la nature interne de leur régime et leur politique étrangère, comment définir, comme l’écrivait le professeur de Harvard Stanley Hoffmann «une morale pour les monstres froids» ? Même si les citoyens sont généralement très ambigus sur les rapports entre les droits humains et les intérêts économiques nationaux, les dirigeants des pays démocratiques savent par expérience qu’il y a une ligne rouge à ne pas franchir. À partir d’un certain moment, l’opinion refuse d’être associée à des politiques qui contredisent radicalement les valeurs démocratiques dont leur pays se réclame. Not in my name ! Le slogan claque en particulier lorsqu’une démocratie participe directement aux abus ou contribue au renforcement des capacités de répression de gouvernements autoritaires. Et que ses médias le dénoncent bruyamment. Les praticiens traditionnels de la politique étrangère ont beau jeu de souligner le «caractère impitoyable des relations internationales» et de plaider pour une politique extérieure «réaliste» qui considère les droits de l’Homme comme une ruse, parmi d’autres, de la politique de puissance. Pour l’Union européenne, toutefois, la démocratie et les droits de l’Homme ne sont pas une question subsidiaire. Elles constituent l’un des socles essentiels de son identité et l’un des fondements majeurs de sa légitimité sur la scène internationale. Certes, contrairement aux États-Unis qui se réfèrent souvent à l’exceptionnalisme de leur Nation, l’Union européenne ne se considère pas désignée par la Providence pour «enchanter» et démocratiser le monde, mais les droits de l’Homme font partie de ses mythes fondateurs. Comme aurait pu le dire Paul Eluard : «Sur l’Europe, j’écris ton nom, Liberté».
Droits fondamentaux reconnus…
À partir de l’Acte unique (1987), la référence à la démocratie et aux droits de l’Homme est devenue un axe majeur de la construction européenne. Ainsi, le traité d’Amsterdam stipule que «l’Union est fondée sur les principes de la liberté, de la démocratie, du respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales, ainsi que de l’État de droit, principes qui sont communs aux États membres». Celui de Nice consacre ces principes en proclamant la Charte des droits fondamentaux, vaste synthèse des engagements constitutionnels et internationaux des États européens en matière de droits de l’Homme, «considérée, note Franck Petiteville, comme une nouvelle source d’inspiration et de légitimité pour la diplomatie européenne en ce domaine» F. Petiteville, La politique internationale de l’Union européenne, Sciences Po, Paris, 2006, p. 127. Dans sa stratégie internationale, l’Europe se présente en effet sous les traits d’une «puissance tranquille» Lire à ce sujet B. Adam (dir.), Europe, puissance tranquille, Editions Grip/Complexe, Bruxelles, 2006. Ce concept a été «inventé» par le philosophe franco-bulgare Tzvetan Todorov. Il s’en explique dans une interview parue dans Enjeux internationaux, «Contre la tentation de l’empire», n° 12, deuxième trimestre 2006 , attachée aux instruments du soft power, c’est-à-dire au développement de son influence globale «par l’exemple». «Par ses positions distinctives sur les normes démocratiques et les droits de l’Homme, écrit encore Franck Petiteville, l’Europe serait détentrice d’un véritable pouvoir normatif sur la scène internationale». Ce lien entre la démocratie et la construction européenne s’est exprimé sans équivoque dans le processus d’élargissement. «Dernières dictatures du monde libre», l’Espagne, le Portugal et la Grèce ont dû réussir leur transition démocratique avant de pouvoir entrer dans le club européen. Les dernières adhésions, essentiellement les pays de l’ancien bloc soviétique, ont été conditionnées au respect des critères de Copenhague sur la démocratie et les droits de l’Homme. Cette conditionnalité du processus d’adhésion est d’ailleurs présentée par l’Union européenne comme le modèle le plus achevé et le plus efficace d’une politique d’exportation de la démocratie. Au fil des années et des traités, l’Union européenne a accru la place accordée aux droits de l’Homme dans ses relations extérieures, que ce soit dans son action diplomatique, son aide au Développement, ses accords commerciaux et sa politique de sécurité. La Pesc (politique étrangère et de sécurité commune) prévoit, parmi ses objectifs, le «développement et la consolidation de la démocratie et de l’État de droit, le respect des droits humains et des libertés fondamentales». La politique d’Aide au développement intègre ces mêmes principes et les érige en élément omniprésent (mainstreaming) de son action. La protection des droits de l’Homme est officiellement l’un des objectifs prioritaires des programmes de prévention des conflits mis en place par l’UE ainsi que de la participation de ses forces armées aux opérations de maintien de la paix ou de nation-building. La «clause des droits de l’Homme» est l’exemple le plus emblématique de cette prétention à mener une politique extérieure fondée sur des principes éthiques. Soumettant les accords de coopération avec les pays tiers au respect des principes fondamentaux des droits de l’Homme, elle offre ainsi à l’Union européenne la possibilité de suspendre pareils accords en cas de violation grave dans le pays partenaire. L’UE s’est aussi identifiée à des causes spécifiques, comme la lutte pour l’abolition de la peine de mort, le renforcement de la Cour pénale internationale, qui l’ont mise en porte-à-faux avec son principal allié, les États-Unis. Toutes les institutions communautaires sont impliquées dans cette politique. Le Conseil définit les positions et réactions européennes dans le cadre de la Pesc. La Commission gère l’Initiative européenne pour la démocratie et la protection des droits de l’Homme qui lui permet en particulier d’appuyer des ONG dans des régimes autoritaires, même sans le consentement de ces derniers. Le Parlement, qui se considère souvent comme l’aiguillon de la «politique extérieure éthique» européenne, multiplie les résolutions, les auditions et les missions. Décerné chaque année, le prix Sakharov est devenu un instrument d’une haute valeur politique et le résultat de rudes négociations entre les différents groupes parlementaires. Ce rôle de l’UE a été reconnu par les organisations de défense des droits de l’Homme. La plupart d’entre elles – Amnesty International, Human Rights Watch, la FIDH, Frontline – ont établi des bureaux de représentation et de lobbying à Bruxelles pour tenter de peser sur les politiques européennes. À partir de 1994, lorsque le Congrès américain a été dominé par les secteurs conservateurs du parti républicain, et plus encore sous l’administration Bush, Bruxelles a même été considérée par nombre d’ONG comme une alternative et un contrepoids à l’unilatéralisme et à l’«exemptionnalisme» Le philosophe canadien Michael Ignatieff désigne sous ce terme la propension des États-Unis à s’«exempter» d’obligations reconnues internationalement, comme la prohibition absolue de la torture ou le recours à la Cour pénale internationale. M. Ignatieff (Ed.), American Exceptionalism and Human Rights, Princeton University Press, Princeton, 2005 en cours à Washington.
…mais peu suivis dans les faits
Toutefois, en dépit de cette profusion d’initiatives et d’instruments, la diplomatie européenne des droits de l’Homme suscite aujourd’hui davantage le désenchantement que les applaudissements. En janvier 2007, Kenneth Roth, le directeur exécutif de Human Rights Watch, estimait que l’Union européenne «boxait en dessous de sa catégorie». «Trop souvent, soulignait-il, ses déclarations à propos des droits humains sont rarement suivies d’une action ou d’une pression fermes». Indexant «la sous-performance de l’UE» et son «manque de volonté politique», l’auteur concluait que «lorsqu’il s’agit de promouvoir les droits humains, le tout, l’Union européenne, est plus petit que la somme de ses parties» K. Roth, «Filling the Leadership Void : Where is the European Union ?», Human Rights Watch World Report 2007, New York, pp. 1-32. Amnesty International n’est pas plus tendre. Début 2008, dans son mémorandum adressé à la présidence slovène de l’UE, l’organisation constatait : «Le pouvoir de décision est la prérogative du Conseil, c’est-à-dire des États membres. Or, ceux-ci semblent davantage incarner les limitations que les aspirations de la politique européenne des droits de l’Homme» Time for accountability, Amnesty International’s ten-point programme for the Slovenian presidency of the EU, January 2008. Il est vrai que le contexte international n’est guère propice à une politique étrangère «éthique». La montée des extrémismes ethniques et religieux constitue une menace frontale pour la philosophie des droits de l’Homme. Les attentats du 11 septembre 2001 ont débouché, à leur tour, sur une «guerre contre la terreur» qui a restreint les libertés et provoqué, en particulier aux États-Unis, une cascade de remises en cause de principes fondamentaux des droits humains, comme la prohibition de la torture ou le respect des garanties individuelles. L’invasion de l’Irak, sous la bannière du «changement de régime», a jeté la suspicion sur les programmes de promotion de la démocratie, assimilés à de sombres desseins d’ingérence. Les ratés de la globalisation et la croissance des inégalités ont réhabilité les discours populistes. La Russie de Vladimir Poutine est le prototype des «démocraties illibérales» F. Zakaria, L’Avenir de la Liberté. La démocratie illibérale aux Etats-Unis et dans le monde, Odile Jacob, Paris, 2003 , mêlant élections et autoritarismes. Les puissances émergentes, et en premier lieu la Chine, bousculent l’ «ordre ancien» en offrant une alternative à des gouvernements dictatoriaux ou kleptomanes agacés par les conditionnalités européennes. Le Soudan en offre un exemple caricatural : mises sous pression par les ONG occidentales, de nombreuses firmes européennes et nord-américaines ont abandonné ce pays lors des années 1990, laissant ainsi la place aux entreprises chinoises, indiennes ou malaises, encore moins soucieuses du respect de normes éthiques L. A. Patey, «La malédiction du pétrole», Enjeux internationaux, n° 14, quatrième trimestre 2006. Face à la concurrence des puissances émergentes notamment dans le domaine stratégique des hydrocarbures, les tenants européens du «réalisme» marquent des points. La firme Total justifie sa présence birmane en proclamant : «Si l’on s’en va, ce sera pire pour la population locale». Le ministre français des Affaires étrangères Bernard Kouchner évoque la création de dizaines de milliers d’emplois lors de la visite très controversée du colonel Kadhafi en décembre dernier à Paris…
Blocages multiples
Les limites de la diplomatie européenne des droits de l’Homme se trouvent aussi en son sein. La formule magique de l’élargissement montre de plus en plus ses limites. L’empressement intégrationniste de l’Union européenne a conduit celle-ci à accueillir des pays qui n’étaient pas prêts, prenant ainsi le risque de provoquer l’effet inverse attribué traditionnellement à l’élargissement et d’éroder certains acquis démocratiques européens. Dans une certaine mesure, la démocratie et les droits de l’Homme sont devenus contingents, victimes de «maquignonnages» qui privilégient les intérêts économiques ou de sécurité au détriment d’une «politique de valeurs». Ainsi, en novembre 2007, à la veille d’une rencontre sur la négociation d’un Accord de coopération et de stabilisation, Human Rights Watch dénonçait la volte-face de la Commission européenne qui, après avoir exigé de Belgrade une «totale coopération» avec le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, ne demandait plus qu’un «engagement» à arrêter les organisateurs de l’épuration ethnique, Ratko Mladic et Radovan Karadzic. La clause des droits de l’Homme a provoqué les mêmes déceptions, car elle n’a été appliquée qu’à l’encontre de pays insignifiants sur le plan politique ou économique, comme Haïti en 1991, la Gambie en 1994 ou le Zimbabwe en 2002. Les régimes autoritaires du pourtour méditerranéen, comme la Tunisie ou l’Algérie, et les nouvelles puissances pétrolières d’Asie centrale n’apparaissent pas sur l’écran radar éthique des dirigeants européens, même de ceux qui, comme la chancelière allemande Angela Merkel, prétendent placer les droits humains au centre de leur politique étrangère. Les «dialogues des droits de l’Homme», en particulier avec la Chine, ont produit des résultats dérisoires, jusqu’à susciter la suspicion qu’ils ne sont que le paravent d’une Realpolitik traditionnelle. Les politiques de commerce et de coopération au développement, pourtant considérées comme le mode d’action extérieure dominant de l’Union européenne, sont également sur la sellette. En 2007, de nombreuses ONG se sont mobilisées contre les accords de partenariat économique (APE) entre l’UE et les pays ACP au nom du respect des droits économiques, sociaux et culturels. «La création d’une zone de libre-échange entre l’UE et les pays ACP, déclarait la Fédération internationale des ligues des droits de l’Homme (FIDH), fait peser de lourdes menaces sur les économies de ces derniers, soumises à une concurrence féroce. Le travail et donc les revenus de la majorité de la population des pays ACP dépendant d’une agriculture de subsistance sont menacés par la libéralisation totale des marchés qui fait craindre des atteintes au droit au travail et au droit à un niveau de vie suffisant, notamment au droit à une nourriture suffisante, droits garantis par le Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels (PIDESC)». Par ailleurs, l’Union est accusée de «diluer» ses prises de position en appliquant la règle du consensus européen, qui débouche le plus souvent sur des politiques du «plus petit commun dénominateur». Sur un nombre important de dossiers sensibles, les États membres prennent des chemins opposés, ce qui garantit le plus souvent l’inconsistance des actions européennes. Ainsi, lorsque la chancelière Angela Merkel subit les foudres de la diplomatie chinoise ou les remontrances de la Russie, elle ne reçoit pas le soutien de ses pairs. Finalement, la prétention de l’UE à s’ériger en «puissance normative vertueuse» sur la scène internationale est remise en cause par son adoption de politiques internes qui entachent sa volonté d’apparaître comme le parangon de la défense des normes les plus élevées des droits de l’Homme. La crédibilité extérieure de l’Union européenne a été affectée par les mesures adoptées chez elle dans le cadre de la lutte antiterroriste, et en particulier par la complicité de plusieurs États membres dans les «vols secrets de la CIA» et les renvois de suspects dans des pays tortionnaires. Par ailleurs, le durcissement des politiques migratoires implique la transgression de conventions internationales sur les réfugiés et demandeurs d’asile et s’accompagne de tractations douteuses avec des régimes autoritaires, à l’instar de la Libye, chargés de contenir, au nom de l’Europe, les «invasions» de la misère du monde. «L’introduction de l’éthique reste souvent perçue comme une astuce cosmétique des États pour masquer leur stratégie de puissance…ou leur impuissance, note Frédéric Charillon. Il y a loin de la déclaration d’intention louable à la formulation d’un agenda cohérent et tenable» «La morale, nouveau facteur de puissance internationale», La Revue internationale et stratégique, automne 2007. La légitimité et donc l’efficacité de la politique européenne des droits de l’Homme dépendent en effet de sa cohérence. Craignant le grand écart entre la rhétorique et la pratique, certains au sein des institutions plaident pour un «réalisme éthique» et une «politique du possible».
Repenser l’avenir
Politique du possible ou politique du renoncement ? Les organisations de défense des droits de l’Homme sont conscientes de la complexité des dossiers et de la difficulté pour des États de concilier les intérêts et les valeurs. Toutefois, elles savent aussi que l’Europe se donne de plus en plus de prétextes – la concurrence de la Chine, l’approvisionnement énergétique, le «dialogue des civilisations avec le monde arabo-musulman» – pour s’écarter de ses engagements en faveur des droits de l’Homme. En cette année 2008, qui sera marquée par le soixantième anniversaire de la Déclaration universelle des droits de l’Homme, le moment est venu pour l’Union européenne de «rendre des comptes», de prendre la mesure des changements intervenus. Comme l’estimait Amnesty International début janvier, «il est temps de passer en revue et de ré-imaginer complètement une politique des droits de l’Homme qui a clairement dépassé sa date de péremption».