Politique
Lettre ouverte à la gauche francophone : ensemble contre les forces centrifuges !
17.09.2020
Ce texte, ainsi que celui d’Henri Goldman, a été publié dans Sampol (n°7, septembre 2020), revue de gauche flamande. (Traduction inédite en français.)
L’année dernière, j’ai publié le livre « La N-VA expliquée aux francophones ». J’y explique non seulement les causes du succès de la N-VA, mais je parle aussi des relations entre les deux grandes communautés linguistiques de ce pays, avec leurs richesses, leurs paradoxes et leurs caricatures. Lors de présentations du livre à Bruxelles ou en Wallonie, on me demande souvent : « Que pouvons-nous faire, comme francophones, pour aider le peuple flamand dans la lutte contre le nationalisme flamand et l’extrême droite ? » Je réponds invariablement que cette bataille doit avant tout être menée par les Flamands eux-mêmes et que les francophones peuvent jouer un rôle important. Je détaille ma réponse dans cette lettre.
Au lendemain des élections du 26 mai 2019, plusieurs organisations francophones ont lancé un appel à manifester contre l’extrême droite. Bien sûr, nous devons continuer à montrer notre résistance et notre résilience face à l’extrême droite. Mais avec quel effet ? Je n’entends pas souvent cette question. Or, l’efficacité d’une action ne se mesure pas principalement à l’aune des bonnes intentions ou et d’un engagement militant. Il faut aussi et surtout une stratégie, fondée sur des analyses claires et éclairée par des valeurs. Aujourd’hui, je ne décèle une telle stratégie ni du côté francophone ni du côté néerlandophone.
Je pense que nous devrions l’aborder différemment, en commençant par établir un état des lieux des forces en présence dans ce pays, centrifuges ou centripètes, démocratiques ou antidémocratiques. Ce n’est qu’à partir de là qu’on peut poser la question suivante : que peut faire la gauche francophone pour renforcer les forces centripètes et démocratiques et pour affaiblir les forces centrifuges et antidémocratiques en Flandre, en évitant de les alimenter ?
La même question se pose d’ailleurs à la gauche flamande à l’égard de la Belgique francophone. Ne transformons pas ce débat en un débat moral, dans le sens d’un débat où l’on essaie de se placer moralement au-dessus de l’autre, ce qui ne servirait strictement à rien. Un vrai dialogue demande des efforts à chacun. Après tout, je suis aussi en partie responsable de ce qui se passe de l’autre côté de la frontière linguistique. Ce que les francophones font ou ne font pas, disent ou ne disent pas, cela a un impact sur ce qui se passe en Flandre. Bien sûr, ce sont les Flamands qui sont responsables du résultat des élections en Flandre. Mais les francophones peuvent aider la gauche en Flandre dans sa lutte contre l’extrême droite et le nationalisme flamand. C’est de cela que je veux parler ici. En soi, ce sujet mérite un long essai. Dans cette lettre, je vais me limiter à quelques grands chantiers.
L’historien anversois Vincent Scheltiens, dans son ouvrage récent Met dank aan de overkant (« Merci à l’autre côté »)[1.Cet ouvrage a été présenté par Chantal Kesteloot, historienne, dans le n°103 de Politique, mars 2018.], a expliqué en détail et à l’aide de nombreux exemples comment l’utilisation de caricatures est monnaie courante dans ce pays depuis le XIXe siècle et comment ces vieux schémas sont régulièrement réactivés, y compris par des présidents de partis et des ministres, tant néerlandophones que francophones. Du côté flamand, il y a un débat permanent sur le langage utilisé par les politiciens et les partis politiques, surtout sur les communications de la N-VA et du VB. Du côté francophone, ça vole plus bas. Pour ne citer qu’un exemple, Philippe Moureaux a un jour appelé Luc Van den Brande, chef du gouvernement flamand, le « Gauleiter de la Flandre ». Ça pouvait peut-être rapporter quelque chose à Moureaux sur le plan électoral, mais c’était surtout un cadeau fantastique pour les nationalistes flamands et l’extrême droite en Flandre. Du côté francophone, de telles déclarations ne sont presque jamais contestées. C’est ainsi que la Belgique francophone donne l’impression qu’elles font l’unanimité. Le silence de la gauche en Belgique francophone face à de telles caricatures renforce la présentation par les nationalistes flamands d’une Belgique irréductiblement coupée en deux blocs antagonistes.
En 2008, Olivier Luminet, professeur de psychologie à l’UCL, et plusieurs autres universitaires plaidaient pour un « dialogue des mémoires », qui pourrait se traduire par une œuvre commune. Notre pays cultive deux mémoires collectives, ce qui rend la cohabitation difficile, facilite l’utilisation de caricatures et alimente les forces centrifuges. Pourquoi cette idée n’a t-elle rencontré aucun succès ? Pour le guérir, il faut pourtant accepter de travailler sur l’ADN de ce pays. Il ne serait pourtant pas difficile de trouver des alliés pour cela en Flandre. Le professeur Geert Buelens a déjà lancé un appel analogue[2.Geert Buelens : poète et essayiste flamand, co-auteur (2007) avec David Van Reybrouck et Jan Goossens, de Waar Belgïe voor staat, un plaidoyer pour l’avenir de la Belgique.] .
Une condition préalable au bon fonctionnement d’un État fédéral est l’acceptation des frontières intérieures, même si elles sont par définition arbitraires et qu’il y a toujours des arguments pour apporter une correction quelconque. Néanmoins, du côté francophone, on argumente parfois en faveur de l’élargissement de la Région de Bruxelles-Capitale. C’est un cadeau fantastique pour les nationalistes flamands et l’extrême droite. Je n’entends jamais aucun francophone s’opposer à ce genre de plaidoyer. Bien entendu, les progressistes flamands devraient s’affirmer davantage en ce qui concerne le respect de la législation linguistique en Flandre. Il y a du travail des deux côtés. Le respect de la frontière linguistique et des dispositions légales sur la protection des minorités linguistiques me semble être une des conditions les plus importantes pour une pacification communautaire durable dans ce pays. La gauche francophone et néerlandophone a du travail sur la planche ici.
La Flandre, Bruxelles et la Communauté germanophone ont un « projet » : ces trois entités fédérées sont capables de se projeter dans l’avenir et peuvent s’appuyer sur un large consensus interne. (En Flandre, le contenu de ce projet fait l’objet d’un débat permanent, mais nous savons qui l’emporte en ce moment). Le projet de la Wallonie n’est pas clair pour moi. Je ne vois pas non plus celui de la Belgique. Il existe une sécurité sociale, mais aussi fondamentale soit-elle, il me semble illusoire de penser que cela suffit. Les personnes qui disent depuis des années que toucher à la sécurité sociale serait la fin du pays se trompent. Depuis la dernière réforme de l’État, les allocations familiales sont déjà transférées aux Communautés, ce qui constitue une brèche dans la sécurité sociale. À mon avis, on a besoin de toute urgence d’un projet Belgique 2.0, un projet qui puisse concurrencer le projet nationaliste flamand dominant actuellement en Flandre. Un projet qui n’a rien à voir avec l’ancienne « Belgique de papa » et qui ne peut pas être nationaliste. Tous ceux qui aspirent à vivre ensemble dans ce pays et qui s’opposent au nationalisme et à l’extrême droite devraient y travailler, mais je ne vois pas d’initiatives nord/sud dans ce sens. Comment espérer pouvoir contrer le projet nationaliste flamand s’il n’y a en face aucun autre projet susceptible de forcer l’adhésion ?
Le succès de l’extrême droite et du nationalisme flamand est la responsabilité des électeurs flamands. Les progressistes néerlandophones doivent, bien sûr, balayer devant leur propre porte. Pourquoi tant de gens ont-ils suivi le blairisme ? Pourquoi n’y a-t-il plus de mobilisation en Flandre dans le domaine de la protection des droits de l’Homme ? Sur ces questions, vous avez de choses à nous dire. La gauche en Belgique francophone peut faire des choses importantes et utiles pour lutter contre les forces centrifuges et d’extrême droite en Flandre. Certaines impliquent une coopération au-delà de la frontière linguistique, comme la définition d’un nouveau projet Belgique 2.0, d’autres non, comme le fait de rappeler à l’ordre les politiciens francophones qui flattent leur électorat et ne font ainsi que renforcer le nationalisme flamand. Nous sommes à la croisée des chemins. Y aura-t-il encore un pays à célébrer en 2030, et lequel ? Cela dépendra également de chacun d’entre vous.
Traduction : Henri Goldman