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Les sabots d’ébène

Au fond, pourquoi pas ? Pourquoi ne pas récompenser le meilleur joueur africain du championnat de Belgique de football ? Ils sont près d’une centaine en Division 1 (Jupier Pro League pour les intimes), répartis entre les 18 clubs de «l’élite». Tous comptes faits, il y a plus de joueurs africains que de joueurs belges dans l’effectif des équipes premières : ça mérite bien un régime de faveur et c’est sans doute pourquoi, en 1992, l’association African Culture Promotion a inventé le «soulier d’ébène», avec l’appui de RTL-TVI. C’est là aussi que les choses ont commencé à se compliquer. D’abord parce qu’il existait déjà, depuis 1954, le «soulier d’or», récompensant le meilleur joueur du championnat, quelle que fût sa nationalité. Au fil du temps et de l’évolution du football mondial, le palmarès du soulier d’or s’était d’ailleurs internationalisé : deux Hollandais dans les années 70 (Boskamp et Rensenbrink) ; Zetterberg, Okon et Strupar dans les années 90 ; Koller, Dindane, Conceiçao, Boussoufa dans les années 2000. Rien n’empêchait donc de récompenser les joueurs africains, et Dindane (Ivoirien) et Boussoufa (Marocain) en ont bien profité. Mais il se fait que ces deux joueurs, assez normalement, ont aussi reçu un soulier d’ébène à la même époque… Il eût été bizarre qu’un Africain jugé meilleur joueur du championnat ne soit pas aussi sacré meilleur joueur africain du championnat ! Autrement dit, d’or ou d’ébène, nos deux souliers n’ont pas fini de se marcher sur les pieds… Ensuite, quoi qu’on prétende aujourd’hui, il était évident au départ qu’il s’agissait de couronner un joueur noir. Le bois dont on a fait ce soulier ne pouvait prêter à confusion, c’est sans vergogne qu’il avait été choisi, et sans souci que ce «bois d’ébène» eut désigné jadis, par euphémisme, les millions de Noirs exportés de l’Afrique vers l’Europe et l’Amérique. Les neuf premiers «souliers d’ébène» ont été attribués à des joueurs noirs jusqu’à ce que l’on s’avise, en 2001, que l’Egypte faisait aussi partie de l’Afrique et que l’on récompense Mido, l’Égyptien de La Gantoise. Autre évolution : avant de se rappeler que l’Afrique n’était pas uniquement peuplée de Noirs, les inventeurs du soulier d’ébène avaient discrètement revu leur concept. Il ne s’agissait plus seulement d’en chausser un joueur «africain», mais aussi «d’origine africaine». C’est ainsi qu’Emile Mpenza, né à Bruxelles, scolarisé à Mouscron, qui ne parle pas lingala mais français avec l’accent wallon, qui fut 42 fois Diable rouge, a reçu le soulier d’ébène en 1997. On pouvait difficilement lui faire mieux comprendre que, pour belge qu’il fût, il n’en restait pas moins noir… Ou, si vous préférez, «d’origine africaine». La dernière étrangeté de ce trophée unique au monde tient à cette fameuse origine : où commence-t-elle, où s’arrête-t-elle ? Axel Witsel, soulier d’or 2009, ne figurait pas parmi les cinq finalistes d’ébène 2009. Apparemment rayé des listes de candidats par les mystérieux sélectionneurs. Witsel est belge, certes, mais Mpenza aussi. Witsel n’est pas très noir, mais Kompany non plus, qui fut soulier d’ébène en 2004 et 2005 : Vincent Kompany, né à Bruxelles d’un père kinois et d’une mère ardennaise, parfait bilingue (flamand-français) et futur probable capitaine des Diables rouges ! En quoi Kompany serait-il davantage «d’origine africaine» que Witsel, dont le père est martiniquais ? Qu’y aurait-t-il de plus africain que ce destin de descendant d’esclave, taillé dans le bois d’ébène ? Mais brisons là. A force de ne pas s’assumer, ce trophée est devenu absurde, et difficilement défendable (qui oserait décerner un «micro d’or» au journaliste Pierre Migisha ?) Il est trop tard pour en changer les règles approximatives, il est encore temps d’y renoncer. Le palmarès pourrait s’arrêter sur le nom de Boussoufa, qui n’est ni noir, ni belge, ni tout-à-fait africain (il a la double nationalité maroco-néerlandaise) et il vient de se faire arrêter à Bruxelles, menotter, emmener au poste, dresser un procès-verbal pour rébellion : le triple lauréat des souliers d’or et d’ébène buvait un thé à la terrasse du Tétouan, il avait oublié ses papiers à la maison.