Politique
Les révolutions ont besoin d’images
11.03.2011
On n’oublie jamais le plan du landau qui dévale l’escalier d’Odessa dans le Cuirassé Potemkine. À travers la fiction, Eisenstein fabriquera toutes les images symboliques de la Révolution soviétique. Les révolutions – et tous les grands événements du monde- ont besoin d’images qui les incarnent pour l’histoire. Souvent ces clichés qui traversent les temps pour symboliser une victoire ou un sacrifice ont été le fruit de la mise en scène du photographe – ou du pouvoir naissant ou triomphant – pour encore mieux immortaliser l’instant fondateur. Ainsi les deux grands vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale ont-ils composé les photos qui symbolisent leur victoire. La bannière étoilée hissée à Iwo Jima en 1945 photographiée par Joë Rosenthal (sans doute la photo la plus diffusée de tous les temps) comme le drapeau rouge planté sur les toits du Reichstag sont des images (re)composées par des photographes de génie. La première prise quelques semaines plus tôt inspirant d’ailleurs la composition de la seconde. À Berlin, le soviétique Evgueni Khaldeï a imaginé cette mise en scène. Il n’avait pas besoin d’instructions pour glorifier l’armée rouge même s’il a dû retoucher des détails révélateurs (un officier soviétique portait des montres à chaque poignet, soupçon d’un pillage…). À Iwo Jima, Rosenthal a simplement attendu l’installation d’un second drapeau au sommet de la colline prise de haute lutte par les Marines, le premier étant trop petit. C’est le deuxième cliché qui passera à l’éternité. Mais peu importe finalement : pour l’histoire, ces deux images donnent le sens de l’événement. Ces dernières semaines à Tunis comme au Caire, ce sont les fleurs aux fusils qui resteront comme les icônes des révolutions arabes. Des militaires protecteurs ou ralliés au peuple (du moins pour l’instant) sont fleuris. Un brin de jasmin dans le canon d’un fusil baptisera la révolution. Ces images-là ont été captées sur le vif par des reporters. Elles étaient évidentes. Comme la réplique de celle qui 36 ans plus tôt était prise sur la place du Rossio à Lisbonne pour représenter la révolution des oeillets. Celle-là aussi a fait le tour du monde. Depuis lors la « fleur au fusil » incarne la libération et la fin des dictatures. Curieuse destinée des images qui peuvent aussi changer de sens au fil du temps. Faut-il rappeler qu’originellement la « fleur au fusil » figure la tragique naïveté des soldats de la guerre 14-18 qui partaient vers la mort dans la joie et la certitude de la victoire. Le plus souvent, en particulier dans les régimes dictatoriaux, l’image doit d’abord surgir au milieu d’un univers totalement contrôlé. « La révolution tunisienne a surgi d’un angle mort », a écrit la psychanalyste Fethi Benslama dans un très beau texte « Soudain l’immolationé » Libération, 1er février 2011. « Il faut penser ce “soudain” qui désigne dans la langue “ce qui vient sans être vu” et qui, en un court laps de temps, renverse massivement la soumission, du moins apparente, en insoumission flagrante et généralisée. Ce déclenchement porte un nom désormais, celui de l’immolation de Bouazizi », écrit Fethi Benslama. Bouazizi, dont l’image sortie « de l’angle mort » sera omniprésente dans les manifestations qui ébranleront jusqu’à sa fin le régime de Ben Ali. Une image faite de flammes acres et qui incarnera avec plus de vérité une lutte pour la liberté dont les sacrifices n’avaient pas la douceur du jasmin.