Politique
Les revers de la réforme électorale
14.01.2011
Vers une démocratie médiatique ?
L’évolution, dit-il, se fait en trois temps. À la première époque, celle du parlementarisme, ce sont des individus qui se font élire sur base de leur notoriété et ils exercent leurs responsabilités en fonction de leur conscience et de leur analyse propre. Cette phase est illustrée, dans l’histoire de Belgique, par la naissance du parti libéral en 1846, composé de notables opposés à une mainmise du clergé sur la vie politique. Dans une deuxième époque arrivent les démocraties de partis, organes collectifs conçus pour représenter l’intérêt d’une classe sociale ou d’un mouvement d’opinion, agissant de manière massive tant pour les élections que dans les motions et les votes au Parlement. Le modèle du genre est le parti léniniste, animé par un centralisme démocratique. Centralisme pour l’unité d’action et démocratique pour ranimer sa base sociale. Le parti ouvrier d’Emile Vandervelde est la version belge de ce modèle d’action qui va triompher au XXe siècle : les partis agissent suivant des statuts et un programme qui sont sensés guider les dirigeants du parti. La troisième période naît à la fin du siècle dernier dans ce que Manin appelle la démocratie du public, triomphe de la religion cathodique et du sondage d’opinion, des leaders issus des systèmes de partis et qui deviennent des incarnations charismatiques s’adaptant aux fluctuations du public. Chacune de ces trois formes des systèmes représentatifs s’ajoute en quelque sorte aux précédentes et c’est ainsi qu’on peut considérer en Wallonie Elio Di Rupo comme un leader «médiatique» devant tenir compte des statuts et programmes de son parti de masse ou Didier Reynders comme leader d’un mouvement issu à la fois d’une fédération de notables anticléricaux à laquelle s’est surajouté une tentative de parti en 1962 puis une machine médiatico-sondagière agglomérant des francophones bruxellois (FDF) et des citoyens pour le changement (MCC). On peut aussi analyser Joëlle Milquet et Jean-Michel Javaux comme les expressions personnelles des quasi partis de masse qui composaient le PSC devenu CDH et Ecolo.
Des élus sous la coupe des partis
On comprend mieux alors la logique du code de la démocratie locale, traversée à la fois par un renforcement de la logique de partis et par un accroissement de la concurrence interne. Le souci de transparence a été défendu par les promoteurs du décret et il est donc inutile de revenir sur cet aspect.
L’article L1123-1. §1er du décret voté le 18 décembre et publié au Moniteur belge le 2 janvier 2006 comporte le paragraphe suivant qui modifie complètement la logique de représentation : «Le conseiller qui, en cours de législature, démissionne de son groupe politique est démissionnaire de plein droit de tous les mandats qu’il exerçait à titre dérivé en raison de sa qualité de conseiller communal.» En effet, jusque maintenant, les élus gardaient une liberté individuelle issue de la logique parlementariste et la sanction éventuelle provenait de la possibilité pour le parti de ne pas représenter un élu trop éloigné de la ligne du groupe. Le principe de fonctionnement des assemblées restait cependant basé sur la responsabilité individuelle de l’élu face à l’électeur. Si l’électeur jugeait a posteriori que l’action de l’élu était justifiée, il le sanctionnait positivement en le réélisant sous sa nouvelle étiquette. Si, au contraire, l’électeur ne suivait pas ses choix, il le sanctionnait négativement en ne lui renouvelant pas son mandat. Le mélange des deux logiques : une règle «parlementariste» et un fonctionnement «de parti» laissait une marge de liberté et de créativité aux mandataires dans leurs tentatives de répondre aux besoins de leur électorat. Le système pouvait évoluer et s’adapter grâce à ces deux logiques qui, tout en laissant de fait les partis manœuvrer, sauvegardait une liberté de l’élu. En conjuguant les deux logiques, on renforce le poids des partis ou des groupes politiques – d’ailleurs parfois constitués ad hoc pour les élections communales et sans cohérence idéologique – et on impose a priori l’obéissance des élus aux groupes et partis. Sans compter les difficultés d’interprétation qui ne manqueront pas d’apparaître. Si un conseiller communal ne démissionne pas mais est démissionné par son parti ou groupe, que fera-t-on ? Si l’élu en question estime qu’il n’a pas modifié sa ligne de conduite mais que c’est son parti qui a changé de position ou s’il conteste l’autorité – parfois informelle ou en tout cas non institutionnalisée – des dirigeants de son groupe politique, s’il prétend, lui et éventuellement plusieurs autres élus avec lui que l’autorité qui prétend le(s) démettre du groupe n’est pas légitime, qui jugera de la légitimité de ces récriminations ? Le jugement de l’électeur ne constitue-t-il pas un meilleur point de repère pour un fonctionnement démocratique ?
Bourgmestre : populaire ou compétent ?
Autre grande innovation de ce décret : la désignation du bourgmestre de plein droit comme «le conseiller de nationalité belge qui a obtenu le plus de voix de préférence sur la liste qui a obtenu le plus de voix parmi les groupes politiques qui sont parties au pacte de majorité». On comprend que peu souhaitent voir se rééditer l’épisode montois de 1988 où Elio Di Rupo, un jeune élu très populaire, a dû laisser la place de bourgmestre à un apparatchik ayant recueilli la moitié moins que lui en voix de préférence, mais fallait-il pour cela cadenasser ainsi la négociation du pacte de majorité ? Cela améliore-t-il réellement la transparence et augmente-t-il la capacité de choix des électeurs ? On connaît de nombreux cas où la négociation permet à un petit parti de faire alliance et l’appoint de majorité avec un grand groupe. En interdisant le transfert de responsabilités à ce petit groupe, on diminue la marge de négociation après les élections, entre groupes politiques. Dès que la négociation commence, on sait automatiquement qui sera bourgmestre. Or tous les populaires ne sont pas nécessairement de bons gestionnaires et encore moins nécessairement de bons gestionnaires de groupe. On va immanquablement augmenter la concurrence interne pendant la campagne électorale et accentuer la tension à l’intérieur des groupes et partis. De nouveau, on comprend bien comment cette disposition s’inscrit dans ce que Bernard Manin appelle la «démocratie du public». Ce sera celui qui disposera comme compétence de pouvoir plaire par les médias, les sondages et l’image de lui qu’il «gère» qui l’emportera sur celui qui dispose comme compétence de maîtriser le programme et les statuts du parti. De nouveau, on aurait pu laisser l’électeur juge a posteriori des choix effectués par les mandataires librement pendant leur mandat. (Bien entendu, le champion peut renoncer à son mandat de bourgmestre, perdant par-là même la possibilité de faire partie du collège communal. Dans ce cas, le second en voix de préférence est choisi et ainsi de suite.) En outre, les deux dispositions évoquées vont accentuer la pression durant la législature. Subissant un bourgmestre populaire mais qui pourrait être jugé peu compétent «politiquement», c’est-à-dire en termes de capacité de négociation, les conseillers vont en outre être contraints de subir les choix de celui-ci sous peine de perdre leur mandat et donc leur présence politique. La contrainte apparaît d’autant plus forte que le bourgmestre n’est pas, à coup sûr, le champion absolu des voix de préférence. En effet, un candidat d’une liste autre que la liste la plus importante du pacte de majorité peut obtenir plus de voix individuellement que le bourgmestre. La légitimité populaire individuelle s’imposera donc mais au sein seulement de la liste la plus importante du pacte de majorité. Heureusement, pour la gouvernabilité des communes, la présidence du collège communal n’a pas été confiée à celui qui obtient le meilleur score individuel, ce que souhaitaient les libéraux, fidèles en cela à leur genèse «parlementariste» de parti de notables.
La diversité d’expression en sursis
Outre les règles de transparence un peu mieux assurées, on retrouve donc dans ce décret la tendance à faire place à une nouvelle conception de la démocratie, toujours ancrée sur le poids des partis politiques mais accentuant le rôle des personnalités à l’intérieur de ceux-ci. Il y a donc effritement de la logique «programmatique» collective au profit des «faiseurs de voix» censés incarner la modernité et la médiatisation. Au niveau communal, c’est d’autant plus frappant qu’on observe à l’heure actuelle une baisse drastique de la diversité d’expression locale par la disparition en une génération des journaux locaux. La présence médiatique risque donc de plus en plus d’être limitée à la RTBF, à RTL ou aux télévisions locales, avec le peu de liberté d’expression et de critique de la part des journalistes que cela implique ou à la taille de la Communauté française avec un effet d’écrasement des problèmes locaux. Les géants des médias pourraient donc être trop grands pour les écrans locaux et on observerait alors une perte d’un des invariants pourtant indispensable des systèmes représentatifs : la liberté d’expression de l’opinion publique au niveau local.