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Les mouvements sociaux dans « le monde d’après »

Les mouvements progressistes vont-ils réussir aujourd’hui là où ils ont échoué il y a dix ans, à la suite de la crise financière ? La manière dont l’humanité sortira de la pandémie du coronavirus dépendra de la science et de la recherche pour trouver un vaccin. Elle sera également le résultat d’une lutte sur les significations sociales, politiques et géopolitiques de la pandémie et sur les visions du monde qui en découlent.

Ouvrir de nouveaux horizons du possible a toujours constitué un rôle important des mouvements sociaux. Lorsque les acteurs dominants imposent l’idée qu’« il n’y a pas d’alternative », comme le disait Margareth Thatcher, les mouvements sociaux les interpellent en affirmant qu’« un autre monde est possible », pour reprendre le slogan du Forum social mondial. Ils introduisent des débats dans un ordre « qui va de soi », contribuant par là à renforcer la capacité d’une société à se transformer, à « se produire » plus consciemment, comme dirait le sociologue Alain Touraine.

Ce rôle des mouvements sociaux est plus important encore en temps de crise. Les crises brisent les routines et le business as usual. Elles sont l’occasion de réflexions individuelles et collectives sur nos valeurs et nos objectifs. La pandémie questionne les dogmes économiques qui régissent le monde depuis des décennies. Les gouvernements font du retour à la normale l’objectif d’une « unité nationale » qui rassemble les hommes politiques, les entreprises, les travailleurs et l’ensemble de la population dans une lutte commune contre le coronavirus. Les militants et organisations progressistes insistent, pour leur part, sur le fait que ce qui est présenté comme « normal » fait partie du problème, qu’il ne s’agit pas de la seule sortie de crise possible. Comme l’exprime la militante indienne Arundhati Roy, « rien ne pourrait être pire qu’un retour à la normale[1. Arundhati Roy, “The Pandemic Is a Portal”, Yes Magazine, 17 avril 2020.] ».

Changement en vue ?

Après des années d’austérité dans les services publics, les États semblent dépenser sans compter pour pallier les effets de la pandémie et limiter la crise économique et sociale. En France ou en Espagne, le gouvernement plaide pour une relocalisation de la production des « biens essentiels ». Les champions des coupes budgétaires dans les hôpitaux publics participent désormais aux applaudissements quotidiens pour soutenir les infirmières et les médecins. Angela Merkel, Emmanuel Macron et Boris Johnson ont tous déclaré qu’ils considéraient l’État-providence et les hôpitaux publics comme des éléments essentiels de l’identité nationale de leur pays.

Jusque début mars, le gouvernement français poursuivait ses plans d’austérité dans les hôpitaux publics et refusait de répondre aux revendications des infirmières et des médecins qui ont mené l’une des plus longues grèves du secteur. Deux semaines plus tard, Emanuel Macron les considérait comme des héros. L’État français a augmenté le budget des hôpitaux pendant la crise, le président a juré qu’il y aurait des changements majeurs dans les politiques publiques, que « le jour d’après, ce ne sera pas un retour au jour d’avant[2.www.elysee.fr/emmanuel-macron, 16 mars 2020.] ». Jusque-là fervent défenseur du libre-échange, il parle désormais de « souveraineté économique », accorde des prêts massifs aux « entreprises nationales » et envisage même des nationalisations dans des secteurs clés. La pandémie serait-elle en passe de réaliser ce que l’une des plus longues mobilisations générales des syndicats de l’histoire française, entre novembre 2019 et mars 2020, n’a pas obtenu – mettre un frein à la réforme des retraites ?

Ce changement de position et de discours résonne avec les déclarations d’un autre président néolibéral français lors de la crise financière mondiale de 2008. Le 23 octobre 2008, Nicolas Sarkozy déclarait que « l’idéologie de la dictature des marchés et de l’impuissance publique est morte avec la crise financière[3.www.elysee.fr/nicolas-sarkozy, 23 octobre 2018.] ». Les altermondialistes ne le disaient pas mieux. Lors du Forum social européen 2008, ils célébraient le fait que « la crise [financière] nous a donné raison. Maintenant, les gouvernements devront prendre en compte nos propositions et mettre fin aux politiques néolibérales. »

Mais nous savons ce qu’il en est advenu. Dans les années qui ont suivi la crise financière, le récit dominant a fait peser le poids de la crise économique sur les États-providence européens plutôt que sur la finance, ouvrant la voie à des politiques d’austérité qui ont aggravé la crise sociale et les inégalités, et contribué aux succès de la droite populiste et xénophobe.

Trois leçons de la crise financière de 2008

Trois leçons peuvent être tirées de l’expérience de la crise financière mondiale en ce qui concerne le changement social.

Premièrement, quelle que soit son ampleur, ce n’est pas la crise elle-même qui engendre un changement politique et social déterminé. Le changement dépend de la capacité des acteurs sociaux à mettre en évidence les problèmes générés par la situation historique, à lui donner un sens et à promouvoir des visions politiques et une rationalité économique alternatives[4.Voir G. Pleyers, Alter-Globalization. Becoming Actors in the Global Age, Cambridge, Polity, 2010 (chapitre 10). ]. Par leur rôle de sensibilisation du public et formulation de propositions alternatives, les mouvements peuvent peser sur les choix politiques et sociaux à la sortie d’une crise. Il n’y a aujourd’hui pas une manière prédéterminée de sortir de la pandémie de covid-19. Les répercussions de la crise sur la société, l’économie et la politique dépendront de ce qu’en feront les acteurs sociaux, politiques et économiques.

Deuxièmement, les bons arguments et les faits ne suffisent pas pour façonner une nouvelle rationalité économique et politique du monde qui sortira de la crise. Le sociologue des sciences Raymond Boudon a montré que la « vérité » des théories économiques tient plus à leur capacité à forger un consensus provisoire qu’à leur validité scientifique intrinsèque, toujours très discutable[5. R. Boudon, L’idéologie ou l’origine des idées reçues, Paris, Le Seuil, 1999.]. Ainsi, la pandémie de coronavirus et les crises qui en découlent sont à la fois une série de faits que nul ne peut nier et une réalité sociale qui est réinterprétée de manière très différente par les acteurs sociaux. Chaque courant l’englobe dans un récit plus large, dans une interprétation de la crise qui renforce ses convictions antérieures et sa vision du monde. La foi du philosophe Jürgen Habermas en un espace public délibératif et une démocratie argumentative s’estompe dans le monde des réseaux sociaux, des espaces publics fragmentés, des fake news et des dirigeants populistes. Les faits et les sciences ne sont plus des références partagées, mais sujets à réinterprétation par les idéologies et les dirigeants populistes qui se méfient de la science.

En conséquence, et c’est la troisième leçon, la bataille sur le sens de la crise est cruciale. Les acteurs qui contribueront à façonner le récit dominant sur cette crise auront un grand impact sur le monde après la pandémie. C’est sur la base de ce récit que seront promues de nouvelles politiques en matière de santé publique, mais aussi en matière économique, sociale et démocratique. Comme le rappelait le chercheur militant Arturo Escobar, « il est crucial à ce stade que les mouvements aient des récits sur d’autres modes de vie et que ces récits soient prêts[6.M. Sagot, “Coronavirus y disputas por lo público y lo común en América Latina”, Séminaire en ligne organisé par Clasco, Alas et ISA, 9 avril 2020.] ».

Chaque secteur des mouvements populaires ou progressistes propose une perspective qui insère la pandémie dans un récit autour de ses thématiques et revendications. Certains montrent l’expérience de la pandémie du point de vue des inégalités urbaines, d’autres développent une perspective intersectionnelle, en insistant sur le poids des tâches supportées par les femmes, et en particulier les femmes de couleur[7.A. Hirsch, “After coronavirus, black and brown people must be at the heart of Britain’s story”, 7 mai 2020.], que ce soit dans les familles, les supermarchés ou les hôpitaux publics. Les intellectuels progressistes lient la pandémie aux ravages du capitalisme et à la crise écologique. Les mouvements populaires latino-américains interprètent la crise dans le métarécit qui s’est construit dans la convergence des mouvements indigènes, féministes, écologiques et de justice sociale au cours de la dernière décennie : « la crise révèle les profondes crises sociales, politiques et écologiques auxquelles nous sommes confrontés. Derrière la crise sanitaire, il y a une crise de civilisation.[8. M. Sagot, op. cit.] »

Mouvements et contre-mouvements

Les mouvements progressistes ne sont pas seuls dans cette bataille pour imposer le sens de la crise liée à la pandémie. Ils sont confrontés à deux types de « contre-mouvements » : les élites capitalistes et les mouvements réactionnaires[9. K. Polanyi, La grande transformation, Paris, Gallimard, 2009 (1944).].

La période qui a suivi la crise financière mondiale a démontré la capacité des défenseurs du capitalisme mondial à imposer leur récit de la crise. En quelques années, ils sont parvenus à faire passer la responsabilité de la crise des excès de la finance aux dettes des États-providence, ouvrant la voie à une décennie de politiques d’austérité. Aujourd’hui, les acteurs qui semblent le plus à même de tirer parti des opportunités ouvertes par la crise et l’effondrement des dogmes économiques sont probablement du même côté. Dans de nombreux pays, les programmes de relance ont permis de canaliser des sommes considérables d’argent public vers les grandes entreprises. Aux États-Unis, le premier plan de lutte contre le coronavirus leur a octroyé 500 milliards de dollars, soit cinq fois plus que les hôpitaux publics. Alors que les militants estiment que la crise doit être l’occasion de promouvoir un modèle économique plus écologique, les compagnies pétrolières ont reçu leur part du gâteau et les gouvernements donnent la priorité aux plans de sauvetage des compagnies aériennes. Dans une logique capitaliste, les pays et les entreprises voient également la crise comme une opportunité de gagner de nouveaux marchés, et ceux qui sortent rapidement de la pandémie et sont compétitifs auront des avantages significatifs dans la compétition internationale.

Les mouvements réactionnaires ont également été très actifs pendant le confinement. Les théories du complot se répandent sur les réseaux sociaux, donnant lieu à une « infodémie » sans précédent. Leurs discours ont intégré la crise dans un récit plus large de « guerre des cultures » qui rejette la responsabilité de la pandémie sur les migrants, la « société multiculturelle » et le « marxisme culturel ». Le racisme a augmenté dans toutes les régions du monde, contre les travailleurs migrants en Inde ou en Chine, contre les Américains d’origine asiatique aux États-Unis, contre les minorités et les pauvres accusés de propager la pandémie, et dans le monde entier contre les réfugiés. Le secrétaire général des Nations-Unies a mis en garde contre un « tsunami de haine et de xénophobie » déclenché par la pandémie : « Les migrants et les réfugiés ont été vilipendés comme étant la source du virus et se sont vu refuser l’accès aux traitements médicaux. Pendant ce temps, les journalistes, les lanceurs d’alerte, les professionnels de la santé, les travailleurs humanitaires et les défenseurs des droits de l’homme sont attaqués parce qu’ils font leur travail[10.www.un.org.]. »

Les mouvements sociaux ne sont pas les seuls acteurs qui cherchent à forger le sens de la crise actuelle. Les États-nations se présentent comme les principaux acteurs face à cette pandémie. Les gouvernements investissent massivement la bataille sur le sens de la crise pour défendre leur gestion de la pandémie et imposer leur récit. Le Parti communiste chinois surveille de près son image de gouvernement efficace dans le contrôle de la pandémie et ceux qui osent contester ce récit ou critiquer la gestion de Xi Jinping sont arrêtés. En Hongrie, les « mesures d’urgence » contre le coronavirus ont encore restreint la liberté d’expression. À Brasilia et à Washington, les présidents populistes défendent une vision du monde qui semble capable de réinterpréter n’importe quel aspect sur la pandémie, même après avoir échoué à agir pour l’arrêter.

Les États autoritaires menés par des dirigeants populistes n’ont pas l’exclusive de ce jeu de pouvoir pour façonner le récit. Le gouvernement français est particulièrement attentif au discours public sur sa gestion de la crise. La police est intervenue à plusieurs reprises pour intimider les citoyens qui accrochaient des banderoles critiquant la gestion de la crise par le président. De nombreux gouvernements ont cherché à cacher leur incapacité à gérer la pandémie dans sa phase initiale, en rejetant la responsabilité de la propagation du virus sur les citoyens qui n’ont pas respecté les règles de confinement. En termes de biopolitique et de contrôle social, les régimes démocratiques ont parfois adopté des mesures qui remettent en cause l’État de droit. Les politiques mises en œuvre pendant la pandémie pourraient ouvrir la voie à une nouvelle ère plus autoritaire, avec une biopolitique fondée sur les nouvelles technologies et l’intelligence artificielle, et avec un contrôle accru des citoyens par la police. Les mouvements sociaux sont-ils prêts à y faire face ?