Politique
Les métallos ont raison de se méfier
01.02.2010
Dans son « Point » de décembre dernier, consacré au capitalisme vert, Henri Goldman écrit que « la prise de conscience écologique semble parfaitement soluble dans le capitalisme ». En l’occurrence, un capitalisme qui va prendre en charge l’utilisation des financements publics destinés à aider la Terre à se conformer à l’interdit qui lui a été solennellement signifié à Copenhague : elle ne peut se réchauffer de plus de 2 degrés.
Mais Goldman cite aussi un texte des métallos de la FGTB en tant que témoignage de ce que les organisations syndicales sont, elles, « peu à l’aise » avec l’écologie. Et elles ont, me semblet-il, bien raison. Il n’est pas totalement interdit de penser que la débâcle climatique pourrait être ainsi évitée. Mais, qu’elle le soit ou non, ce qu’il est fou d’espérer est que le capitalisme « vert » s’y prenne sur un mode qui ne creuse pas de manière sauvage des inégalités sociales déjà vertigineuses. Si l’histoire récente s’est chargée d’une leçon, c’est bien, semble-t-il, celle de la vacuité des rêves sociaux-démocrates, d’un capitalisme « civilisé », à qui on pourrait se fier. Or c’est à lui que nous devrions nous en remettre, et cela alors que le rapport de force sera d’autant plus défavorable que, au nom de l’urgence, résonneront un peu partout des appels à l’union sacrée contre « ce qui nous menace tous ». Ceux qui résistent ne seront plus des « inertes », qui ne comprennent pas, mais des traîtres. Mais « que proposez-vous de faire ? », demanderont ceux qui présentent comme « nos responsables ». Et de fait, ils ne voient pas comment faire autre chose qu’espérer, car, avec l’OMC, les États se sont privés de tout moyen d’action qui pourrait être interprété comme entrave à la liberté du commerce. On parle beaucoup de l’avenir sombre des pays pauvres, qui seront les premiers frappés par le dérèglement climatique. Mais nos responsables se gardent bien de se demander si les accords forçant l’ouverture des marchés de ces pays les aideront à « se développer dans le respect de l’environnement ». Ils ne mettent pas en question la mise sous brevet généralisée, seule à même, paraît-il, d’assurer une dynamique inventive, un argument accepté comme vérité d’évidence – sans plus de preuve que cette autre vérité d’il y a vingt ans, selon laquelle une entreprise privée est mieux gérée qu’une entreprise publique (depuis, on a vu). « On n’arrête pas les horloges ! », avait protesté Pascal Lamy, en 1998, lorsque l’Accord multilatéral d’investissement (AMI) se trouva « recalé » pour cause d’indignation publique parfaitement « incongrue ». Et ce n’est certes pas une « crise écologique » qui peut contraindre à enfreindre l’ordre des choses. Que du contraire : un capitalisme libéré de ce qui freine sa créativité n’est-il pas précisément ce dont nous avons besoin pour répondre à cette crise ? Le capitalisme, « vert » ou non, signifie d’abord que tout doit continuer comme avant, et que tout ce qui peut être proposé, hors les manifestations de culpabilité-responsabilisation individuelles, se heurtera à une impuissance déterminée.
Des accords contraignants ?
Les questions que pose « la planète » ne sont pas environnementales, elles sont politiques, et elles posent en particulier le problème politique de ce que les États se sont solennellement engagés à laisser faire au capitalisme. Et cela, même lorsqu’ils parlent d’« accords contraignants », comme celui qui n’a pu être conclu à Copenhague. La contrainte, c’est avant tout celle derrière laquelle chaque État pourra se protéger lorsque le capitalisme lui fera faire ce qu’on ose à peine imaginer aujourd’hui. Et c’est aussi le moyen d’assurer qu’aucun pays ne « triche », c’est-à-dire ne donne un avantage indu à ses entreprises. Celles-ci aiment la sécurité, elles n’investiront que si elles sont certaines que les États, contraints, fixeront les règles du jeu pour la nouvelle compétition.
Une compétition dont on nous dira que les modèles économiques sont formels, les pays pauvres et les pauvres de chez nous devraient eux aussi bénéficier. In fine… Les métallos de la FGTB ont donc bien raison de se méfier. Lorsque le capitalisme vert sera en place, de nouvelles alternatives infernales – si vous refusez ceci, vous aurez cela qui est pire – de nouveaux « il faut bien, nous n’avons pas le choix » viendront s’ajouter à ceux qui ne nous sont déjà que trop familiers – s’ajouter et non se substituer puisque la lutte pour la compétitivité doit continuer. Et pourtant… Pourtant, il ne suffit pas d’avoir raison, l’histoire des trente dernières années suffit à le montrer. Et aujourd’hui, cela suffit d’autant moins qu’il s’agit tout aussi bien de résister à une redoutable tentation, celle de passer de la thèse selon laquelle la menace climatique va être pain bénit pour le capitalisme, à un refus de prendre en considération ce qui n’est « pas notre faute, mais la faute au capitalisme ». Le pire serait « c’est de la blague, un complot, une invention pour nous affaiblir encore un peu plus, et faire la relance (verte) sur notre dos ». Le raisonnement idéaliste selon lequel ce qui renforce nos ennemis est une invention de nos ennemis mène au négationnisme.
Luttes inédites
J’évoquerai ici une expérience connexe. Lors d’un exposé, à Liège, j’ai souligné l’intérêt de ce très surprenant prix Nobel d’économie attribué à Elinor Oström, qui a cherché à savoir, à partir d’exemples concrets, dans quelles conditions des collectifs pouvaient être capables de gérer intelligemment l’utilisation de « communs », de ressources susceptibles d’épuisement. Son travail a donné un démenti à la thèse faisant autorité chez les économistes, selon laquelle seules une réglementation imposée ou (de préférence) une privatisation pouvaient permettre une « gestion rationnelle » évitant la surexploitation. Un responsable syndical m’expliqua que Oström attaquait ainsi l’idée de service public. Et certes, elle pourrait devenir, à son corps défendant, la figure tutélaire d’un nouveau modèle dont il y a toute raison de se méfier. Mais en tirer argument pour en faire d’ores et déjà une ennemie, alors que son travail s’inscrit dans la résistance aux « nouvelles enclosures », à la privatisation et à la mise sous brevet de ce qui restait « commun », c’est s’enfermer dans un « pas bouger, pas penser » qui fait l’affaire de…, devinez qui ? Et c’est tourner le dos à ce qui me semble être en train de prendre de l’ampleur : une multiplicité connectée d’initiatives « autonomes » ou «communistes », qui activent des formes de lutte inédites « grève des chômeurs », (en France) tout en cherchant à échapper, par la coopération et la débrouille, au désespoir ou au cynisme. Comment ce responsable syndical y échappe-t- il ? Fait-il mieux que les chercheurs et enseignants qui acceptent les nécessités de la grande compétition sur le marché des universités alors même qu’ils en savent le caractère absurde et destructeur ? Il ne suffit pas d’avoir raison à propos du capitalisme vert, il s’agit de devenir capables de résister aux alternatives infernales qui se préparent, d’abord au nom de l’emploi, qui demande la croissance, ensuite, lorsque le moment sera venu, au nom de la dure nécessité comptable. Nous ne sommes pas aujourd’hui capables de résister, il faut d’abord le reconnaître, afin de donner toute son urgence à ce que Gilles Deleuze définissait comme la différence entre la gauche et la droite : la gauche a besoin que les gens pensent – c’est-à-dire apprennent à se réapproprier (reclaim, disent les activistes américains) la capacité collective de ne pas subir. Un tel apprentissage est un processus, qui pourrait commencer, par exemple, avec ce poison moralisateur qu’est l’opposition du « bon » chômeur, qui veut un travail, et des « profiteurs », car les politiques « actives » de l’emploi ont pour premier sens de désigner ce qui, 2 degrés ou pas, doit continuer comme avant. Si demain les métallos de la FGTB faisaient grève pour qu’on foute la paix aux chômeurs, une petite inconnue se dessinerait dans un futur qui semble sans avenir. « Le capitalisme endoctrine, détruit et tue. » Kastanieallee, Berlin nib!