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Les homos sont-iels de gauche ?

Homosexualité Antiquité
Homosexualité Antiquité
Ce texte a été publié dans le n°95 de Politique (juin 2016) dans le cadre d’un dossier intitulé « Les homosexualités sont-elles politiques ? »

Autrefois, la lutte contre le conformisme bourgeois et la morale cléricale intégrait naturellement le combat des gays et des lesbiennes dans leur aspiration à vivre selon leurs penchants. C’est terminé : quand on est homo, on peut désormais voter Le Pen au même titre que n’importe qui.

A la veille des élections présidentielles de 2012, le Centre d’étude de la vie politique française (Sciences Po, Paris) soulignait l’ancrage à gauche des « minorités sexuelles », leur rejet de la droite parlementaire et un attrait aussi important pour l’extrême droite que dans le reste de la population[1.F. Kraus, Les électorats sociologiques : Gays, bis et lesbiennes : Des minorités sexuelles ancrées à gauche, Paris, Cevipof, 2012.].
Dans une étude plus récente[2.S. Brouard, « Orientation sexuelle et action publique : Les bénéficiaires du mariage pour tous votent-ils plus à gauche ? », L’enquête électorale française : Comprendre 2017, 19, Paris, Cevipof, 2016.], la même institution relativise l’idée d’un vote communautaire spécifique aux homosexuel·les marié·es et montre que le « mariage pour tous », introduit en 2013, ne profite pas au Parti socialiste. Au contraire, lors des élections régionales de 2015, près d’un tiers des couples homosexuels interrogé a voté pour le FN et plus d’un quart pour Les Républicains, cette proportion étant encore plus marquée chez les couples d’hommes que les couples de femmes. Nous ne disposons pas de tels chiffres pour la Belgique et de nombreux experts soulignent la difficulté de calculer de telles intentions de vote.
Ces enquêtes s’inscrivent toutefois dans un débat plus vaste, également présent dans notre pays : les homosexuel·les seraient-iels passé·es à droite, voire à l’extrême droite ?
La question n’est pas neuve. Au début des années 1990, face aux premières victoires électorales du Vlaams Blok, des militant·es flamand·es se sont demandé si l’émergence de demandes relatives à la reconnaissance juridique du couple de même sexe s’inscrivait dans un mouvement de droitisation de la Flandre. Ce débat a rebondi il y a peu à la faveur de l’avancée de l’égalité des droits, de la polarisation croissante entre islam et questions LGBT et de l’adoption d’un discours gay-friendly par des partis de droite et d’extrême droite. En témoignent les remous provoqués par une participation particulièrement visible de la N-VA à la Belgian Pride en 2014 ou l’organisation d’un colloque sur l’homonationalisme par la Rainbow House de Bruxelles un an plus tard.
Ces débats ont aussi alimenté la réflexion militante et académique, marquée par une multiplication de travaux sur les rapports entre nationalisme et homosexualité, sur la normalisation et la dépolitisation des communautés homosexuelles ou sur les phénomènes d’exclusion – particulièrement raciste – au sein des mondes LGBT. En francophonie, l’essai de Didier Lestrade, Pourquoi les gays sont passés à droite, a fait des vagues[3.D. Lestrade, Pourquoi les gays sont passés à droite, Paris, Seuil, 2012.]. Dans cet ouvrage, le fondateur d’Act Up Paris critique les formes de mobilisation adoptées par une partie des militant·es LGBT, ainsi que les « nouvelles » orientations politiques supposées de la « communauté » gaie.
Ces débats invitent à poser au moins deux questions : Les homosexuel·les étaient-iels majoritairement de gauche ? Quelles sont les évolutions qui traversent ces communautés et alimentent les débats actuels ? Sans apporter une réponse exhaustive ni contester la réalité de certaines transformations, ce bref article souhaite complexifier les termes du débat tout en veillant à éviter la nostalgie d’un âge d’or des luttes sociales.

Démocratisation du coming out

Si l’ouvrage de Lestrade pose des questions importantes, il doit être lu comme la prise de parole d’une figure tutélaire qui exprime son malaise face à certaines évolutions au sein du mouvement et de la « communauté ».
Contre l’hypothèse d’un virage à droite, j’avais à l’époque proposé celle d’une démocratisation du coming out[4.D. Paternotte, « Didier Lestrade, Pourquoi les gays sont passés à droite, Paris : Seuil, 2011», Genre, Sexualité & Société, 7, 2012.]. L’idée était la suivante : l’égalité des droits et une acceptation croissante ont permis à plus de personnes de sortir du placard et de s’exprimer publiquement en tant qu’homosexuel·les.
On ne peut donc réduire le soutien de droite, tant électoral que politique, au virage de personnes précédemment situées à gauche de l’échiquier politique et il faut aussi envisager l’émergence de nouvelles prises de parole, par des personnes qui préféraient précédemment rester discrètes. En conséquence, les homosexuel·les affirmé·es ne sont plus nécessairement lié·es – comme à l’époque des luttes pour la libération sexuelle – à des mouvements alternatifs ou progressistes et la défense des droits LGBT s’insère aujourd’hui dans des agendas politiques variés.

L’hypothèse du virage à droite s’accompagne souvent de la dénonciation de deux trahisons.
D’une part, les homosexuel·les qui arrivent à gravir les échelons ne seraient pas solidaires des autres homosexuel·les. D’autre part, les succès militants et la cooptation de certains au sein des structures de pouvoir de la société entraineraient la disparition de formes de solidarité avec d’autres minorités moins privilégiées, particulièrement raciales et religieuses. Ces deux trahisons constitueraient le lit de phénomènes tels que l’homonationalisme et une islamophobie croissante.
On ne peut évidemment écarter l’idée d’une cooptation des élites LGBT et de nombreuses études sociologiques ont montré l’existence d’une « loi airain de l’oligarchie », abondamment étudiée au sein des partis de gauche, des syndicats ou des mouvements sociaux.
Il en résulterait une transformation de certaines préférences politiques, ainsi que la perte du lien avec la base. Deux nuances doivent toutefois être apportées. D’une part, il serait faux de croire que les élites homosexuelles constituent un phénomène récent ou que, quand ces élites existaient, elles étaient nécessairement dans le placard et vivaient leur homosexualité avec honte et souffrance. De nombreux historiens ont au contraire montré l’existence de cercles intimes relativement protégés et affirmés, ainsi que la récurrence d’accusations homophobes dans le répertoire des attaques contre les élites. D’autre part, si on accepte l’hypothèse d’une démocratisation du coming out, on peut imaginer que ces élites nouvellement proclamées homosexuelles appartenaient déjà aux couches privilégiées de la société et ne croyaient souvent pas à l’existence d’un groupe homosexuel, fondé sur une expérience et une identité commune traversant les différentes couches de la société. À l’inverse, leur affirmation homosexuelle récente peut les rendre plus sensibles à l’idée d’une solidarité entre homosexuel·les, dont résulteraient certains appels au « sauvetage » des demandeurs d’asile LGBT, des homosexuel·les lointain·es (de Russie, d’Iran ou d’Ouganda) ou issu·es des populations musulmanes.

Fictions communautaires et fragmentation des aspirations

L’idée de démocratisation du coming out suppose aussi la reconnaissance de la diversité politique interne du groupe social constitué par les homosexuel·les, l’abandon voire l’éclatement de la fiction d’un sujet politique unique, désigné par l’expression « les homosexuel·les ». En soulignant la diversité des expériences, cette idée suggère une diversification des aspirations.
Celle-ci impliquerait à son tour une transformation voire une fragmentation du mouvement.
La composition de ce dernier est d’ailleurs de plus en plus diverse et de nouveaux militants ont fait leur apparition. Socialisés à des moments distincts, ceux-ci sont issus de milieux sociaux, culturels, religieux ou politiques différents et n’aspirent pas nécessairement aux mêmes transformations.
Ainsi, si elle est toujours dirigée par des personnes proches de Groen, Çavaria (la fédération LGBT flamande) comprend depuis longtemps un contingent important de démocrates-chrétiens et connaît depuis quelques années l’arrivée massive de militants de la N-VA. De même, un peu partout en Europe, les partis libéraux s’emparent des droits LGBT, transformés en emblèmes du combat en faveur des droits humains.
Dans les deux cas, ces militants insèrent leur défense des droits LGBT dans des combats politiques différents et ne partagent pas les mêmes clés de lecture de la société.
Les intérêts des homosexuel·les sont donc de plus en plus diversifiés, ce dont témoigne tant la transformation de l’agenda militant que les oppositions internes sur certains sujets. L’émergence de certaines demandes inimaginables ou indésirables par le passé, comme l’ouverture du mariage civil, est incontestablement liée à des transformations internes au militantisme homosexuel, tandis que cette diversité accrue alimente de nouveaux clivages sur des questions comme l’accès à la reproduction, l’islam et la laïcité ou la liberté sexuelle.
Il faut enfin se méfier d’une lecture tronquée du passé et d’une définition du mouvement homosexuel à partir des formes spécifiques prises dans les années 1970. De nombreux historiens ont montré la complexité d’un mouvement qui est apparu bien plus tôt et a toujours été traversé par de nombreux conflits, notamment au sujet de la place des femmes. Ainsi, si on prend le mouvement homophile au sérieux, on peut tracer des continuités historiques avec les groupes contemporains et les mouvements de libération homosexuelle apparaissent comme une parenthèse historique.

Être normal ?

Le chercheur britannique Jeffrey Weeks décrit les aspirations au mariage et à l’union civile comme la découverte, par les homosexuel·les, de « l’importance d’être ordinaire »[5.J.Weeks, « Regulation, Resistance, Recognition », Sexualities, 11(6), 2008, pp. 791-792.]. Cette aspiration à la normalité a été abondamment discutée au sein des travaux sur le genre et la sexualité et invite à réfléchir aux formes de l’inclusion et au rapport à la norme. Elle pose aussi la question des conditions d’existence d’un sujet politique unifié et celle des coûts d’une telle entreprise. Face à la diversification galopante des prises de parole homosexuelles et à la fragmentation des aspirations, on peut s’interroger sur la pertinence politique de la dénonciation d’un virage à droite.
Au lieu de tenter de manière parfois désespérée de rassembler des intérêts potentiellement divergents, on peut aussi postuler qu’il serait plus opportun de faire exploser la fiction d’un sujet politique homosexuel unifié et d’explorer de nouvelles alliances.

Ce combat amorcerait une nouvelle réflexion sur la transformation des normes régissant la sexualité et permettrait d’entendre un peu plus des voix qui restent souvent inaudibles, comme celles des femmes, des bisexuel·les, des minorités ethniques et religieuses ou des personnes âgées.