Retour aux articles →

Les Gilets Jaunes et la gauche universitaire

jaune
jaune
Depuis la mi-novembre, le mouvement de Gilets Jaunes déferle sur la France, s’étendant rapidement en Belgique. Vérité abondamment répétée, il aura fallu être aveugle pour ne pas voir que l’augmentation des taxes sur le carburant n’a été qu’une étincelle révélant une colère bien plus large et profonde.

Très loin de se focaliser sur des accises particulières, les revendications entendues ci ou là faisaient état d’un même sentiment. Un sentiment selon lequel les décisions sont prises par des minorités sur lesquelles personne n’a l’impression d’avoir d’influence, que ces décisions favorisent systématiquement quelques-un·es, au dépend d’une vaste majorité et de l’intérêt général.
La transition écologique, dernier masque derrière lequel se cache cette nouvelle mesure anti-sociale, n’est aucunement devenue l’ennemi du mouvement des GJ. Elle est devenue la preuve de l’hypocrisie absolue des différents gouvernements, qui prétendent agir contre le réchauffement climatique lorsque ceux-ci s’engagent à des efforts minimaux au niveau international, voire à mener des politiques objectivement contre-productives sur le plan national comme avec le définancement avancé des transports publics ferroviaires.

Le mouvement a été particulièrement bruyant au niveau fiscal, dénonçant l’injustice qui consiste à faire peser sur la classe moyenne le coût des politiques de cadeaux fiscaux aux plus fortuné·es du pays et à leurs entreprises (en passant du CICE à la quais-suppression de l’ISF). Malgré les désirs lyriquement formulés de la droite, derrière ce mouvement ne se cache pas une haine de l’impôt comme concept, mais du remplacement pur et simple de ce dernier comme outil de redistribution des richesses et de financement de politiques publiques favorisant l’intérêt général, à une modalité supplémentaire de creusement des inégalités.

Un malaise et des désirs

Même les plus éminent·es représentant·es de la réflexion politico-médiatique ont fini par admettre que cette révolte était avant tout populaire et profondément ancrée dans la justice sociale et le désir de démocratie. «Vous parlez comme un gilet jaune !» s’inquiétait L. Salamé dans «l’Émission politique» ce 22 novembre en interrogeant Nicolas Hulot, alors que L. Ruquier dans son émission ONPC questionnait le Secrétaire général du Parti socialiste Olivier Faure : «C’est une révolte de gauche ?». Dans l’émission de la RTBF «À votre avis», tout le monde comprenait bien que le cadre du débat ne se situait plus sur telle ou telle taxe de carburants, mais sur un malaise profond et des désirs de société à l’opposé de ce qui est proposé aujourd’hui.

La réponse de ce qu’on pourrait englober dans «la gauche» a témoigné d’un certain désarçonnement. Le mouvement, naissant d’on ne sait où, semblait au début sympathique aux yeux des médias, ce qui paradoxalement entraîne une certaine méfiance chez beaucoup de militant·es vétéran·tes.

Il a été rapidement souligné l’aspect étrange de la mise en lumière du succès d’une manifestation quand elle rassemblait 300.000 personnes, alors que de nombreux rassemblements syndicaux étaient qualifiés d’échecs quand ils n’atteignaient «que» le demi-million. Par ailleurs, certains actes de violences ont même plutôt été épargnés aux premiers jours du mouvement. S’il y avait eu deux morts, des dizaines de policier·es blessé·es et des centaines de vitrines détruites par une manifestation de la jeunesse d’origine immigrée contre la discrimination dont elle est victime quotidiennement, le discours médiatique aurait assurément été différent. Les semaines qui ont suivi, en particulier après les manifestations parisiennes des GJ, les différents médias ont repris leur rôle de gardiens du statu quo sociétal et de la sclérose de la pensée, en pleurant à grandes larmes pour quelques graffitis et quelques voitures renversées, sans pour autant pousser l’exercice jusqu’à publier les images de policiers en civil infiltrés chez les «casseurs» qui circulent abondamment depuis lors.

[>>Sur les Gilets jaunes, lire aussi « Gilets jaunes et pouvoir d’achat » (la chronique électorale d’Henri Goldman, 11 décembre 2018)]

Enfin, nombreux ont été celles et ceux à s’interroger face aux différents débordements de violence ou de certaines déclarations, comme lorsqu’un barrage de GJ s’est vanté d’avoir permis l’arrestation de migrant·es, artificiellement amplifiés par un curieux mariage entre l’extrême-droite et une certaine «gauche» bien-pensante, toutes deux soucieuses d’assimiler cet énorme mouvement à quelques aspects xénophobes ponctuels.

Ces premières hésitations, cette frilosité initiale, particulièrement dans ce qu’on pourrait grossièrement résumer à la «gauche universitaire», est compréhensible. La tâche toutefois de celles et ceux qui en réalité savent partager l’essentiel de la colère des GJ, est d’aller plus loin. Il est impératif de réaliser que quelque chose d’une telle ampleur se nourrit avant tout de personnes qui ne se mobilisent souvent que pour la première fois, habitant des zones péri-urbaines largement mises à l’écart des luttes politiques. Il est le fruit de la frustration d’une partie du peuple, qui n’a jamais cru ou ne croit plus aux formes classiques de contestation que sont les syndicats ou les partis politiques. Un peuple dans son hétérogénéité radicale, qui mène aussi à des actes fantastiques, comme la haie d’honneur à la manifestation contre les violences faites aux femmes à Montpellier, le soutien à la grève des employé·es d’Amazon ou la réunion avec les organisations de cheminot·es à Paris.

Naturellement, une telle spontanéité, semblant sortir de terre à nos yeux de militant·es habitué·es à autre chose, peut faire peur. Le danger permanent de l’extrême-droite, dont le président français E. Macron essaie tant bien que mal de se peindre comme le rempart, inquiète quant à sa capacité à récupérer une telle colère.

Un mur d’incompréhension…

Formellement tout du moins, ces réticences ou hésitations ont été balayées. En France, pratiquement toute l’opposition s’est rangée derrière les GJ, en formulant chacun selon son point de vue les raisons et objectifs d’un tel mouvement. Toutefois, la droite et l’extrême-droite ont dû se voir particulièrement contrariées lorsque la délégation de GJ devant rencontrer le gouvernement a publié ses revendications, soulignant la nécessité d’un accueil digne aux migrant·es, d’une taxation plus importante des plus fortuné·es du pays, d’une lutte opiniâtre contre l’évasion fiscale, et un investissement massif dans les services publics.

En Belgique, le PTB par la voix de R. Hedebouw les déclare «magnifiques», lorsque, plus réservée, Z. Khattabi dit, au nom d’Ecolo, ne pas «soutenir la revendication de baisser la taxe carbone» mais bien dans «la dénonciation d’une fiscalité inéquitable […]. La justice sociale et la justice environnementale sont indissociables». Du côté des organisations syndicales, la CNE a montré son ouverture par un billet de son Secrétaire général F. Van Keirsbilck, alors que la Secrétaire générale de la CSC, M.-H. Ska, a appelé à «sortir de l’arrogance, et répondre aux angoisses réelles des gens». L’adhésion s’est également déclinée dans les sphères de militant·es moins classiques, comme lorsque le message porté lors d’une action de désobéissance civile au Parlement en vue de la Marche (du 2 décembre) Claim the Climate a dit s’adresser aux «Gilets jaunes et vestes vertes ou rouges» ou par la déclaration de soutien de Tout Autre Chose.
En définitive, le magnifique texte d’Édouard Louis conclut bien la question : «Ce mouvement doit continuer, parce qu’il incarne quelque chose de juste, d’urgent, de profondément radical, parce que des visages et des voix qui sont d’habitude astreints à l’invisibilité sont enfin visibles et audibles».

L’affaire est donc entendue : il faut soutenir ce mouvement. Mais est-ce réellement suffisant ? La question se résume-t-elle à se rendre à leurs rassemblements et à les défendre dans les milieux médiatiques, universitaires ou militants qui n’y sont pas forcément prédisposés ? La formulation de la question souligne déjà le paradoxe, il s’agit de «les» soutenir, de «leurs» rassemblements.
Beaucoup a été écrit sur le concept presque usé de «convergence des luttes». Mais il n’est pas question ici de converger vers un quelconque mot d’ordre commun ou une revendication consensuelle. Ce mouvement, et en particulier les réactions de «eux» (les Gilets Jaunes) et «nous» (la gauche militante universitaire), démontre à quel point un fossé existe entre ces couches de la population. Un fossé empli de méfiance, d’incompréhension, voire de mépris. Symptôme supplémentaire de cet abyssal problème, nous sommes nombreux à y répondre uniquement en «expliquant» à celles et ceux de notre milieu socio-culturel (on pourrait tout aussi bien dire politique ou économique) pourquoi ce mouvement mérite notre soutien. Ainsi donc le mépris est de notre côté, et dès que nous serons capables de nous en défaire, le problème sera résolu.

Un aveuglement persistant consiste à ne pas comprendre qu’en réalité, cette méfiance et ce mépris sont présents des deux côtés. Le nôtre (entendons bien sûr, celui dominant dans notre milieu) est bien sûr le plus visible. Il dispose d’éditorialistes ou de pseudo-intellectuel·les qui en font preuve publiquement presque quotidiennement. Mais à chaque force répond une force égale de sens opposé. L’incapacité à s’entendre, à s’écouter, à se comprendre se manifeste à chaque instant dès lors que l’on s’en rend compte.
Un échange sur le plateau de France Télévisions illustre cela parfaitement. T. Piketty, un des invités du débat, démontait avec brio l’hypocrisie de la politique macronienne. Un allié a priori fantastique pour les GJ ! Malgré cela, une représentante des GJ finit par couper la parole à tout le monde en se plaignant d’un débat hors-sol, qui évoque «des chiffres et des milliards», mais rien de concret. Rien qui ne la touche, rien qui ne la concerne. Derrière les mots que nous pensons bien choisis, les chiffres incontestables ou les tournures de phrase piquantes, se révèlent en réalité deux mondes différents. Force est de constater que nous ne parlons pas la même langue, que bien souvent nous passons, aux yeux de ceux et celles que nous voulons soutenir, pour des universitaires bavard·es et hors-sol. Le mépris, la méfiance, même asymétriquement mis en lumière dans l’espace public, existent hélas des deux côtés.

… et de mépris à abattre !

Pour résoudre cela, des éditos enflammés soutenant le mouvement populaire ou même la participation aux manifestations ne suffisent pas. Un objectif commun (même aussi superficiellement radical que de demander la démission d’un gouvernement) ne va pas abattre ces murs. Il ne va pas faire s’estimer celles et ceux parqué·es dans leurs milieux respectifs, avec leurs journaux, leurs vocabulaires, leurs références, leurs valeurs. Il est fréquemment question de déconstruire des préjugés en matière de genre, etc. Un travail au moins aussi considérable s’annonce à nous, si toutefois il y a une volonté d’aller au-delà des postures de soutien lointain.

La tâche ne se limite pas à améliorer l’image du mouvement des GJ dans nos cénacles, mais également à s’interroger sur comment la perception des couches populaires que nous voulons si sincèrement défendre est pourtant si fréquemment négative et presque hostile à notre égard. Nous ne deviendrons pas leurs allié·es en nous déclarant comme tel·les, mais en le démontrant, en le méritant. Nous devons gagner une confiance et une amitié dont nous n’avons jusqu’alors été que trop rarement dignes. D’une certaine façon, le blocage se révèle presque plus psychologique que politique.

Le défi n’est pas de faire converger deux groupes, mais de radicalement décloisonner des univers différents, qui ne se comprennent jamais ou presque, et dont l’unité effective est pourtant la condition suprême de toute victoire réelle.

 

NB : Cet article a été finalisé le 10 décembre, avant donc les annonces d’Emmanuel Macron et avant l’acte V à Paris et les divers événements du week-end à Bruxelles.