Politique
Les faux-semblants de la libre circulation
12.06.2006
Il n’y a pas un mais… des plombiers polonais ! Différencés selon leur statut de travailleurs salariés ou indépendants. Si on ferme (toujours) la porte aux premiers, les seconds exercent librement en Belgique depuis 2004. Un exemple, parmi d’autres, qui prouve l’hypocrisie de la réglementation actuelle, comme les problèmes inhérents à notre propre monde du travail.
«Faut-il vraiment avoir peur du plombier polonais ?». Depuis le 1er mai 2004 et l’élargissement de l’Union européenne à dix nouveaux États membres Estonie, Hongrie, Lettonie, Pologne, Lituanie, Slovaquie, Slovénie, République tchèque, Malte et Chypre , la question a été posée mille fois et on y a répondu. Lors de cet élargissement, les 15 anciens États membres se sont réservé la possibilité d’appliquer pendant deux ans – à compter du premier mai 2004 – des mesures destinées à réguler l’accès des ressortissants de huit de ces nouveaux États à leur marché de l’emploi (ni Malte ni Chypre ne sont concernées). Ils ont prévu également la possibilité de maintenir ces mesures jusqu’à la fin de la cinquième année suivant cette date, donc jusqu’au 30 avril 2009 inclus. Enfin, ils peuvent prolonger cette période de deux ans encore en cas de (menace de) perturbation grave du marché de l’emploi, moyennant avis motivé et circonstancié. En réalité, le plombier polonais n’est qu’un arbre qui cache – mal – une forêt de situations très différentes. Et si l’objectif poursuivi par ces mesures transitoires est de protéger le marché de l’emploi belge contre les éventuelles perturbations liées à l’élargissement, et notamment de garantir la pérennité de standards sociaux élevés, il n’est pas certain que les mesures choisies aient l’effet désiré. Selon que vous êtes indépendant ou salarié… Travailler et s’établir comme indépendant ou comme salarié dans un autre État membre que celui dont on a la nationalité relève de la libre circulation des personnes. Les mesures prévues par les 15 «anciens» États membres afin de protéger leur marché de l’emploi contre les perturbations liées à l’élargissement consistent à poser des limitations de cette libre circulation des travailleurs. La notion de «libre circulation des travailleurs» a connu des modifications substantielles depuis son introduction dans le Traité instituant la Communauté européenne, en vue de réaliser un marché intérieur. Il s’agissait au départ d’une libre circulation des personnes privées en leur qualité d’agent économique. Cette notion d’abord économique s’est étendue et a englobé peu à peu la notion de citoyenneté de l’Union. Le droit de séjour a été octroyé progressivement à de nouvelles catégories : rentiers, étudiants, chômeurs et demandeurs d’emploi. Les membres des familles des personnes qui peuvent bénéficier d’un droit de séjour en raison de leur qualité d’ancien, de futur ou de travailleur actuel, obtiennent également ce droit de séjour. Les limites posées à la libre circulation des travailleurs ressortissants des nouveaux États membres ne concernent que celle des travailleurs salariés. Il n’a pas été envisagé de poser des restrictions à la libre circulation des indépendants. Ainsi le plombier polonais indépendant a librement accès au marché du travail belge depuis l’élargissement de l’Union européenne du 1er mai 2004. Une fois muni de sa carte professionnelle en application de l’Arrêté royal du 9 juin 1999 sur l’autorisation d’occupation de main d’oeuvre étrangère, il a le droit de séjourner sur le territoire belge, de s’y établir et de s’y faire rejoindre par sa femme et ses enfants. Celle-ci aura également accès au marché de l’emploi. Dans tous ces cas, les règles du régime belge de la sécurité sociale des indépendants sont applicables dans leur intégralité. Les statistiques de l’Institut national d’assurances sociales pour travailleurs indépendants (Inasti) mettent en avant deux tendances. Depuis l’avènement de la libre circulation des services pour les indépendants dans le cadre des accords Peco Ces accords entrent dans le cadre général de la stratégie pré-adhésion de préparation au marché unique. Ils sont entrés en vigueur entre 1994 (pour la Pologne) et 1999 (pour la Lettonie, l’Estonie et la Lituanie) , le nombre d’indépendants d’Europe centrale et de l’Est a augmenté graduellement. Ainsi entre 1998 et 2004, le nombre d’indépendants en provenance des huit nouveaux États membres a augmenté systématiquement chaque année : de 878 indépendants en 1998 à 4 547 en 2004. La majorité de ces indépendants vient de Pologne. C’est en 2004 qu’on a constaté la plus grosse augmentation. Aujourd’hui, les indépendants polonais sont l’un des principaux groupes d’indépendants étrangers. Selon l’Inspection sociale, beaucoup de nouveaux entrepreneurs polonais seraient employés sous un statut de faux indépendants. Cette technique n’est pas spécifique au secteur de la construction ni à l’emploi des ressortissants des nouveaux États membres : c’est un problème structurel au sein de l’économie belge, qui touche tant la main d’œuvre hautement que la main d’œuvre peu qualifiée. Par contre, le plombier polonais salarié lui, est aujourd’hui encore interdit d’accès au marché du travail des 15 «anciens» États membres. Ou plus précisément, il est toujours considéré, et ce jusqu’à la levée des mesures transitoires, comme un «banal» ressortissant de pays tiers. Pour pouvoir venir travailler en Belgique comme salarié, et éventuellement s’y établir (des restrictions quant à l’accès au marché du travail sont également imposées aux membres de la famille de ces travailleurs, indépendamment de leur nationalité), il doit obtenir un permis de travail. L’octroi à l’employeur d’une autorisation d’occupation entraîne automatiquement l’octroi au travailleur concerné du permis de travail B, qui est limité à l’occupation chez un seul employeur et est valable 12 mois maximum. L’autorisation d’occupation n’est quant à elle accordée que lorsqu’il n’est pas possible de trouver dans un délai raisonnable parmi les travailleurs présents sur le marché du travail un travailleur qui soit apte à occuper de façon satisfaisante l’emploi envisagé, que ce soit ou non au moyen d’une formation professionnelle adéquate. C’est donc à cet examen interne du marché du travail, imposé à tous les ressortissants de pays tiers, que restent assujettis les candidats travailleurs salariés des huit nouveaux États membres. Le permis de travail A est quant à lui valable pour toutes les professions salariées et a une durée illimitée. Il est accordé au ressortissant étranger qui justifie, sur une période maximale de dix ans de séjour légal et ininterrompu précédant immédiatement la demande, de quatre années de travail couvertes par un permis de travail B. À certaines conditions, ce délai de quatre années peut être réduit à deux ou trois années. C’est par exemple le cas pour les travailleurs hongrois, tchèques, slovaques, slovènes, lettons, lituaniens, estoniens ou polonais (trois ans pour les personnes seules, deux ans pour les travailleurs qui vivent ici avec leur famille). Il faut pourtant encore signaler que ceux des travailleurs ressortissants des huit nouveaux États membres qui séjournaient depuis plus d’un an en Belgique le 1er janvier 2004 et qui y étaient autorisés à travailler, peuvent continuer à travailler en Belgique pour leur employeur. Et si cet employeur en fait la demande, l’autorisation d’occupation et le permis de travail B leur seront octroyés sans examen interne du marché du travail. Ces travailleurs peuvent donc échanger leur certificat d’inscription au registre des étrangers contre une carte de séjour de ressortissant d’un État membre de l’Union depuis le 1er mai 2004. Enfin, les travailleurs qui ont la double nationalité de l’un des quinze anciens États membres et de l’un des huit nouveaux peuvent revendiquer le droit à la libre circulation des travailleurs ; c’est par exemple le cas de nombreux Polonais, qui ont aussi la nationalité allemande. Pour ceux-là c’est simple : tous ceux d’entre eux qui voulaient venir travailler ici sont déjà là depuis longtemps. Prestataire de services et travailleurs détachés De manière générale, au cours de la construction européenne, aucune entrave n’a été posée à la libre circulation des services. Pas plus d’ailleurs qu’on n’a envisagé de restreindre les deux autres libertés fondamentales qui caractérisent le marché unique européen, à savoir la libre circulation des capitaux et des biens. C’est la directive 96/71/CE du 16 décembre 1996 qui organise la mise en œuvre concrète de cette circulation des services. Il s’agit de la technique du détachement de travailleurs. Ainsi, un nombre croissant d’entreprises «détache» des travailleurs dans le cadre d’une prestation de services transnationale, afin d’accomplir une tâche précise sur le territoire d’un autre État membre, pour une durée limitée. Ces travailleurs «détachés» n’exercent pas leur, ils réalisent une prestation de service pour laquelle ils sont dispensés de l’obligation d’obtenir un permis de travail, il en va de même pour tous les prestataires de services. Les deux principales caractéristiques de ces plombiers polonais-là se définissent en termes de droit de séjour et d’application de la sécurité sociale. D’une part, le travailleur détaché n’ouvre aucun droit de séjour – ni pour lui ni pour sa famille – au départ de son travail. D’autre part, seules les règles du droit pénal social belge, à savoir celles qui concernent le salaire et les conditions de travail, s’appliquent à eux et à leur employeur. Ainsi, le patron du travailleur détaché payera ses cotisations de sécurité sociales au taux fixé par la législation du pays où il a installé le siège social de son entreprise mais il paiera le salaire de son travailleur au barème prévu par le droit social belge. En clair, le patron belge qui établit sa société de transport en Roumanie peut envoyer son chauffeur ukrainien travailler en Belgique, pour un salaire fixé selon les barèmes belges et moyennant paiement en Belgique de cotisations sociales déterminées par le droit social roumain. Le respect des règles de la sécurité sociale du pays d’origine du travailleur doit pouvoir être attestée à tout moment, y compris sur le lieu de travail. C’est également dans le cadre du détachement que s’effectue la mise à disposition de travailleurs par le biais des agences d’intérim, moyennant accréditation de l’agence en Belgique si l’agence est étrangère et obtention d’un permis de travail ou d’une autorisation d’occupation pour le travailleur concerné. L’intérim est un système auquel il est fait souvent recours, d’autant que depuis peu, les employeurs belges peuvent également embaucher des travailleurs saisonniers par le biais de ces agences. L’embauche de travailleurs saisonniers est fixée depuis 1994 dans une réglementation spécifique qui prévoit une cotisation réduite à l’ONSS. Cette mesure favorable se justifie par le fait que le travail saisonnier fait partie de ces fonctions dites «critiques», c’est-à-dire pour lesquelles le manque de travailleurs est officiellement établi. Toutefois, les employeurs qui sollicitent une autorisation d’occupation en faveur d’un ressortissant d’un nouvel État membre de l’UE et ce pour des professions mentionnées sur la liste des professions connaissant une pénurie de main d’œuvre (architecte, infirmier, maçon polyvalent, traducteur…) peuvent bénéficier d’une procédure plus rapide à partir du 1er juin 2006. Les plombiers polonais… et tous les autres ! Ne perdons pas de vue que retraités, étudiants, bénéficiaires du regroupement familial pour ceux qui sont membres de la famille d’un travailleur établi (qui travaillait déjà depuis un an à la date de l’élargissement…) et tous ceux qui ont obtenu un permis de travail B ou A sont bien présents sur le territoire et sur le marché du travail belge, sous l’application de l’ensemble des règles de la sécurité sociale belge. Il faut également rappeler que contrairement à la plupart de ses voisins européens, la Belgique a émis une réserve au protocole dit «Aznar», en conséquence de quoi, elle examine au même titre que toutes les autres, les demandes d’asile introduites par des ressortissants européens Un important projet gouvernemental de réforme de la procédure d’asile envisage cependant des délais accélérés pour le traitement de ces demandes ainsi qu’un recours non suspensif en cas de décision négative. Si nombre de demandes d’asile introduites en Belgique par des ressortissants des Peco est en augmentation constante depuis dix ans, il ne représente pour 2005 que 6,2% du total à savoir 903 demandes, dont 773 introduites par des ressortissants slovaques, 93 par des ressortissants tchèques et 90 par des ressortissants hongrois. Le taux de reconnaissance est extrêmement faible puisque depuis dix ans également, seules dix décisions ont été prises pour octroyer la qualité de réfugié à trois Slovaques, trois Tchèques, deux Lituaniens, un Letton et un Slovène. Pourtant, les discriminations massives subies par la population rom dans la plupart des pays d’Europe centrale et orientale sont constatées et condamnées par de nombreuses institutions internationales. Migration pendulaire Mais revenons un instant sur notre fameux plombier polonais. Les flux migratoires en provenance de Pologne, qu’il s’agisse d’immigrés légaux ou clandestins, frappent par leur caractère éphémère et les allers-retours qui les caractérisent. C’est un projet migratoire à court terme que développent les ressortissants polonais, axé dans une large mesure sur l’acquisition de revenus, éventuellement complémentaires. Ce type de projet migratoire est rendu possible par un facteur géographique (proximité de la Pologne) et environnemental (la plupart des migrants, issus de régions rurales, vivent mal le caractère aliénant et stressant de la vie dans une grande ville et aspirent à retrouver leur environnement natal, souvent d’ailleurs idéalisé). Un récent et dense réseau d’activités commerciales légales et illégales axé sur les migrants polonais favorise également le développement ce type de projet migratoire. Il faut peut-être rappeler que l’immigration de travail en provenance d’Europe centrale et orientale vers l’Ouest a de profondes racines historiques. Ainsi depuis la Première Guerre mondiale, plusieurs vagues d’immigration de travail ont eu lieu à maintes reprises, parfois spontanées, parfois organisées mais toujours pour une courte période. Cette immigration s’est maintenue malgré la guerre froide et l’arrêt officiel de l’immigration. Aujourd’hui, la migration en provenance des nouveaux États membres est attirée dans une large mesure par les secteurs de notre économie qui sont confrontés à une pénurie de main d’œuvre ou qui sont sujets à des changements structurels (ex : secteur de l’agriculture, de l’horticulture, de la construction ou de la viande). En ce sens, elle se manifeste clairement comme un phénomène suscité par la demande. Qu’ils soient légaux ou clandestins, ces flux migratoires ne sont ni spontanés ni désorganisés. Ainsi, les déséquilibres éventuels entre l’offre et la demande sont compensés, dans le cas de la migration légale, par les intermédiaires institutionnels ; dans le cas de l’immigration clandestine, le marché du travail donne lui même un signal ou ce sont les réseaux informels qui jouent le rôle de régulateur. Dans un environnement où l’accès au marché du travail est limité, et combiné à une pression migratoire réelle et à une demande croissante de travail, il est inévitable que des circuits de sous-traitance informelle se développent. Et dans certains cas, la migration illégale et l’emploi illégal de ressortissants des nouveaux États membres peuvent glisser vers une mise au travail dans des conditions contraires à la dignité humaine ou vers des formes de travail forcé. Règlementation hypocrite Depuis le 1er mai 2006, la Belgique peut à tout moment renoncer aux mesures limitant la libre circulation des travailleurs en provenance des nouveaux États membres. On pourra alors seulement parler d’un véritable marché intérieur européen caractérisé par la libre circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes, ce qui n’est pas le cas aujourd’hui. Pourtant, il faut bien constater une prolifération de statuts professionnels qui bénéficient déjà d’un libre accès au marché du travail et parfois même d’un libre établissement sur le territoire. Seuls les travailleurs salariés, dont l’activité est entièrement assujettie aux normes sociales belges, en sont exclus. Cette disparité rend la situation sur le terrain à la fois complexe et confuse, d’autant que la mesure d’exclusion est aisément contournée et que de nombreux travailleurs sont actifs en Belgique sous l’autorité d’entrepreneurs établis en toute légalité. La concurrence parfois rude entre prestataires de service, agences d’intérim, entrepreneurs et indépendants se joue dans une large mesure sur le dos de travailleurs qui devraient avoir un libre accès au marché du travail en tant que citoyens de l’Union européenne. S’ils devenaient eux-mêmes les acteurs directs de leur trajet migratoire, il leur serait mieux possible de résister à la pression générale exercée vers le bas, sur les conditions de travail.