Politique
Les équations du pouvoir
30.05.2023
Cet article a paru dans le n°122 de Politique (mai 2023).
Phrase étonnante, car elle fut prononcée par Albert Camus en 1957, au beau milieu des Trente Glorieuses, quand une prospérité exceptionnelle s’accompagna d’un optimisme technologique débordant. En Europe, dans ces années-là, la société d’abondance semblait à portée de main. Soudés autour du pacte social de la Libération, travail et capital s’employaient à « refaire le monde » la main dans la main.
Anachronique à l’époque, ce propos du prix Nobel de littérature n’a jamais été aussi actuel. Les luttes des mouvements sociaux n’ont désormais plus pour objectif d’engranger de nouvelles avancées, mais d’éviter de nouvelles reculades. Peut-on encore décemment chanter « Du passé faisons table rase » quand la liquidation du passé qui s’opère sous nos yeux nous mène à la catastrophe planétaire ?
« Empêcher que le monde ne se défasse » : n’est-ce pas le cœur de l’engagement écologiste qui est petit à petit en train de remplacer le vieux logiciel productiviste de la gauche ? Longtemps, celui-ci constitua l’unique moteur du mouvement ouvrier : l’emploi, les salaires et le pouvoir d’achat, et vive la croissance pour financer le tout. Mais, désormais, l’adversaire capitaliste n’est plus seulement celui qui refuse de partager équitablement les fruits d’une croissance hypothétique, mais celui qui, pour préserver son taux de profit, est en train de saccager sans retour l’autre ressource disponible à côté du travail humain : la nature.
Rester au balcon ?
Ce retournement a des conséquences sur les stratégies politiques de la gauche. Celle-ci a toujours eu du mal à se positionner de la manière la plus utile dans la lancinante question du pouvoir : faut-il y aller pour avoir prise sur le cours des choses au risque de devoir avaler quelques couleuvres, ou faut-il plutôt « rester au balcon » pour garder les mains propres ?
Aller au pouvoir chaque fois que c’est arithmétiquement possible est bien désormais la ligne de conduite tant du PS que d’Ecolo. D’où la coalition Vivaldi, avec son lot de compromis boiteux. Un des derniers en date concerna plus particulièrement les Verts : ceux-ci se sont réjouis de l’accord qui a sanctionné la longue saga des demandeurs d’asile abandonnés à la rue par les autorités fédérales au mépris de leurs obligations légales. Un accord jugé décevant par toutes les associations du secteur mais que les militants écologistes étaient invités à défendre en public, argumentaire à l’appui, pour sauver l’honneur de leur parti face à une société civile très mobilisée qui ne cachait pas sa colère.
Trahison ? Ce n’est pas mon point de vue. Quand les mobilisations sociales sont faibles, comme c’est le cas aujourd’hui dans tous les domaines, quand « la rue » ne fait pas le poids face à des forces qui sont hors de portée, quand presque toutes les batailles sont menées pour éviter des reculs, avec des résultats mitigés, la composition des gouvernements n’est pas une question secondaire. N’oublions pas d’où nous venons : sous la législature précédente, la « Suédoise » associait exclusivement des partis – principalement la N-VA et le MR – totalement acquis à la primauté des intérêts capitalistes qu’il s’agissait de favoriser selon l’image si poétique du « ruissellement » chère à Emmanuel Macron.
La Vivaldi, c’est autre chose. Elle reflète assez fidèlement les rapports de forces dans la société et donc ne satisfait finalement personne, tandis que la Suédoise, pour sa part, satisfaisait complètement un des camps sociaux. Du côté des associations les plus militantes, on est bien conscient de la différence entre les deux et, malgré les déceptions, on n’a aucune envie de revenir en arrière.
Trois scénarios
Combien de temps cet équilibre fragile tiendra-t-il encore ? On verra plus clair après les élections de juin 2024. Mais d’ores et déjà, plusieurs scénarios sont en compétition. On ne peut totalement exclure celui de l’alliance N-VA/Vlaams Belang qui ferait exploser la Belgique à partir du Parlement flamand, quoique les dirigeants de la N-VA – y compris Theo Francken – ne penchent pas pour le moment de ce côté-là. Si la Vivaldi reste finalement majoritaire, elle pourra se reconstituer. Mais ce sera un choix par défaut car deux autres pistes seront inévitablement envisagées auparavant.
Toutes deux impliqueront la N-VA, qui restera le pivot du champ politique flamand. La première serait la reconstitution de la Suédoise. Ce sera l’objectif du MR. Difficulté : le MR de Georges-Louis Bouchez est radicalement unitariste. Pour séduire un parti confédéraliste, il devra s’engager à atteindre ses objectifs pragmatiques – le démantèlement de l’État social – en mettant l’État central au service de cet objectif. De très loin, cette hypothèse est la pire qu’on puisse imaginer. C’est pourquoi, quelle que soit la déception qu’on peut nourrir à l’égard du PS et d’Ecolo, il ne faut pas se tromper d’adversaire. La défaite du MR sera la première priorité politique du prochain scrutin.
La deuxième piste fut déjà testée juste avant de passer à la Vivaldi. Le PS passerait un accord avec la N-VA en échangeant des avancées confédéralistes contre le refinancement d’une Région wallonne exsangue. Cette formule satisferait le vieux courant régionaliste encore puissant en Wallonie pour qui la Belgique n’apporte plus aucune plus-value depuis longtemps. Bruxelles serait inévitablement sacrifiée dans ce schéma. Mais Paul Magnette, qui l’avait un temps envisagée, ne l’évoque plus jamais. En cause : la pression que le PTB, encore plus unitariste que le MR, exerce désormais sur toutes les composantes du mouvement social, en premier lieu sur les deux grandes organisations syndicales à l’intérieur desquelles ses militants pèsent de tout leur poids.
De ces trois scénarios, celui d’une reconduction de la Vivaldi est sans doute le moins désastreux. Mais il ne ferait que reporter le vrai désastre de quelques années et on ne peut évidemment pas s’en accommoder. Plus que jamais, on a besoin à gauche de constituer un espace politique commun en intégrant sa force montante, à savoir le PTB, dans le jeu. Il ne s’agit pas de gommer les désaccords importants qui séparent les trois familles politiques classées à gauche, mais de rompre ce cordon sanitaire de fait qui stérilise désormais plus de 15 % de l’électorat et rend inévitables les alliances contre nature.
Cette aspiration unitaire est naïve ? C’est ce qu’on nous dira sans doute du côté des partis concernés, bien engoncés dans leurs exclusives réciproques. Mais si cette démarche n’est pas de nature à bousculer l’équation fédérale, elle pourrait au moins faire bouger quelques lignes dans les régions et les communes. Et, qui sait, par ricochet…
(Image de la vignette et dans l’article sous CC-BY-SA 2.0 ; photo de Paul Magnette, alors ministre des transports publics, prise en avril 2012 par et pour l’UNCTAD.)