Politique
Les alters africains, réformistes ?
16.02.2006
La tenue, au Mali, d’une des sessions décentralisées du Forum social mondial, contraste avec la participation, jusqu’alors réduite, des Africains aux autres forums. Le continent est pourtant victime, autant que les autres, des effets pervers de la mondialisation économique. Mais peut-être est-il moins porté sur l’analyse politique globalisante?
«L’Afrique sera aussi le tombeau du capitalisme», s’exclame Bouba Diop, président du Consortium des ONG d’Appui au Développement, à Dakar. Certes, tous les activistes du continent n’ont pas une position aussi tranchée «mais l’organisation du Forum social mondial en Afrique va donner une dynamique nouvelle et internationale à nos mouvements sociaux», estime le Nigérien Ousmane Abdourahamane. Cette dynamique, le mouvement altermondialiste en Afrique en a besoin; car jusqu’à présent, en nombre en tout cas, une minorité de pays africains étaient représentés aux forums, et leurs délégations y sont généralement moins nombreuses: 25 personnes originaires du continent au premier FSM en 2001, 400 (sur 150~000 participants) quatre ans plus tard, toujours à Porto Alegre. Beaucoup de délégués africains dépendent, pour leur participation, d’un financement par des ONG du Nord. La question n’est pas uniquement pratique ; elle induit aussi une dépendance et une sélection dans le choix des participants ; ont la chance d’en être ceux qui sont dans les bons carnets d’adresses des ONG du Nord. Même lorsque l’activité se déroule en Afrique. C’est le cas d’organisations malgaches, par exemple, qui peinent à rassembler les deniers pour se rendre au FSM de Bamako, alors que la plupart ont reçu leurs invitations. Encore faut-il savoir ce que font les participants. «Nous avons eu de la chance: nous avons pu participer à des activités. D’autres délégués africains étaient tenus de rester au stand de l’ONG qui les avait fait venir, comme pour montrer qu’ils étaient là», raconte Sylvestre Kambaza, de l’ONG congolaise Prefed, au retour du 5e Forum social mondial, en 2005. S’il s’enthousiasme sur le grand nombre de participants et sur la «capacité d’organisation impressionnante», il n’oublie pas que nombre de délégués d’Afrique étaient là parce que des ONG européennes avaient décidé de leur payer le voyage. Son compatriote Danny Singoma a lui aussi remarqué que dans ce Forum où l’on parle de pauvreté, «les pauvres n’étaient là que parce qu’ils étaient assistés».
Peu de mobilisation
Cette sélection par les aides du Nord renvoie dès lors à son tour à la question de la représentativité des organisations africaines présentes, et en fin de compte à celle de l’implication du continent dans la mouvance altermondialiste. Dans cette Afrique marginalisée, le souci de beaucoup est de monter dans le train, pas d’en changer la destination. C’est vrai pour les élites politiques, celles-là même qui croient dans le Nepad, partenariat porté par le G8 et quelques élites africaines. Le président sénégalais Abdoulaye Wade, par exemple, s’est désolidarisé des altermondialistes pour ne pas risquer de rater le train de la mondialisation qu’il considère comme une chance pour son pays; alors que nombre d’organisations sénégalaises ont une attitude inverse. Mais c’est aussi vrai pour l’opinion, pour qui l’altermondialisme reste un thème peu mobilisateur, même au Mali, où Jubilé 2000, l’antenne locale de la campagne mondiale pour l’annulation de la dette, organise depuis plusieurs années le Forum des peuples. Au cours de cette rencontre, des participants venus de plusieurs pays africains, intellectuels et paysans mettent en commun leurs expériences et leurs idées en vue de dégager des solutions pour le développement de l’Afrique. «Nous avons du mal à mobiliser les foules pour une cause qui est pourtant la leur», explique Samba Ibrahim Tembély, secrétaire permanent de Jubilé 2000/Mali, pour qui c’est dû à la pauvreté. «C’est difficile de mobiliser des gens qui sont préoccupés par le pain quotidien. Surtout quand ils ne perçoivent pas l’acuité du problème. Le citoyen lambda comprend difficilement l’influence de la dette sur sa vie quotidienne.» Même constat de Demba Dembélé au Sénégal: «La majeure partie de la population africaine est analphabète, ce qui fait que nos campagnes et critiques à l’endroit de des institutions internationales et leurs politiques ne touchent pas beaucoup de cibles». Tout cela, sans guère d’alliés. Les gouvernements, même ceux qui critiquent l’ordre international, voient les altermondialistes comme des adversaires plus que des partenaires. Le mouvement est peu connu du grand public. Les rares personnes qui suivent ses activités ont des avis partagés. Pour Mamadou Talata, informaticien, l’action des altermondialistes ne pèse pas sur les décideurs. «C’est une poignée de personnes. Le combat est noble mais je ne pense pas que leurs actions puissent changer quoi que ce soit.» Sekou Tounkara, journaliste, est plus sévère. Pour lui, les altermondialistes africains ne font que du mimétisme. «C’est un phénomène de mode chez les Blancs. Des Africains en profitent pour créer des organisations sur le continent afin de capter les fonds mobilisés en Occident pour soutenir le mouvement.» Pour délicate qu’elle est, la question doit aussi être posée de ce que les altermondialistes africains veulent, en termes de projet. Sans aucun doute, l’Afrique connaît des organisations alters sans équivoque, et des intellectuels radicaux, comme Samir Amin par exemple. Mais la contestation globale du système capitaliste y est moins nette, moins politisée qu’en Amérique latine et en Asie. Ce n’est pas nouveau. Dans d’autres domaines, l’Afrique s’est déjà montrée beaucoup plus réformiste que les autres continents du Sud. Au moment où l’Amérique latine et (dans une moindre mesure) l’Asie étaient inspirées par la théologie de la libération, très politisée, l’Afrique a traduit ce mouvement en revendications culturelles, importantes, certes, mais d’une autre nature. Quelques individus mis à part, l’activisme altermondialiste africain semble avoir du mal à entrer dans une analyse critique structurelle et globale, surtout dans le domaine économique, plus souvent perçu comme un donné intangible. Peut-être est-ce dû au fait que les notions de «gauche» et de «droite», ou encore de «progressisme» ou de «conservatisme» sont peu présentes dans les débats politiques en Afrique.
«Plus de désordre?»
Deux autres attitudes caractérisent souvent les représentants africains (en dehors, encore une fois, de quelques intellectuels) aux rencontres altermondialistes mondiales: le souci du concret et une certaine humilité. La recherche d’effets concrets semble primer sur la volonté de dénoncer, comme si l’objectif immédiat consiste à «changer la vie des gens» plutôt que «changer le système», ce qui peut faire peur. Ainsi, un homme du terrain comme Charles Ky, de la Fédération des groupements des producteurs du Nayala, au Burkina Faso, s’inquiétait, après le Forum 2005: «Porto Alegre renforce l’idée qu’un autre monde est possible, mais cela ne va-t-il pas nous apporter encore plus de désordre?» Les Africains que nous avons interrogés au premier FSM, en 2001, expliquaient, avec des mots divers, «être venus pour apprendre», alors que tant d’autres participants donnaient l’impression de déjà tout savoir. Quatre ans plus tard, au retour de Porto Alegre, trois délégués congolais reconnaissaient aussi, en premier lieu, «avoir beaucoup appris», mais aussi «avoir du mal à apprécier ce que nous avons pu apporter». Dans ce forum propice aux grandes déclarations, «nous avons parlé de choses concrètes, précise Édouard Mokemo, de l’ONG Buaco. Nous avons montré que l’Afrique existe encore». «Nous avons affirmé que ce sont les résultats d‘une action qui comptent, pas la publicité», ajoutait Danny Singoma. Serait-ce, là aussi, un symptôme de ce discours occidental (Amérique latine comprise) trop fréquent et, à force, intégré par nombre d’Africains, et selon lequel leurs savoirs ne tiennent pas la route ? Quant à savoir en quoi cela peut changer la vie quotidienne des villageois, agriculteurs, vendeuses de rues… les réponses sont moins précises. Avec, malgré tout, quelques éléments concrets bons à prendre: «J’ai beaucoup appris dans un atelier sur les relations directes producteurs-consommateurs», raconte l’un; «Nous devons creuser l’idée d’acheter dans nos pays l’aide alimentaire au lieu de l’importer», ajoute un autre. Du concret, donc, même à propos d’un mécanisme global comme l’endettement; les activistes africains, qui se prononcent évidemment pour son annulation, ajoutent, comme Samba Ibrahim Tembély: «Il ne s’agit plus pour nous de dénoncer simplement les solutions concoctées par les fonctionnaires de la Banque mondiale et du Fonds monétaire international. Si nous sommes contre les Programmes d’ajustement structurel, nous devons proposer des alternatives». Osera-t-on parler de réformisme, face au discours révolutionnaire de nombre d’altermondialistes ? Ou de différences entre les attitudes des penseurs et celles des gens du terrain, qui viennent des organisations paysannes, coopératives, d’économie populaire… qui composent tous les jours avec les contraintes concrètes pesant sur leurs membres ? Au moment où ces lignes sont écrites, le Forum social mondial de Bamako reste à venir. Impossible de dire s’il sera un événement africain, y compris dans ses caractéristiques, ou un Forum en Afrique. Après tout, l’expérience de décentralisation en Inde en 2004 a permis, pour la première fois, aux pauvres d’être réellement participants, et pas seulement objets de débats. Pour Taoufik ben Abdallah, responsable d’Enda Tiers Monde (Sénégal), en tout cas, «L’enjeu, c’est de construire une citoyenneté africaine unie dans sa diversité, capable de changer les rapports de forces politiques, et donc d’achever enfin la décolonisation. Le FSM ne sera pas un forum sur l’Afrique pour aider l’Afrique. Il s’agit de l’Afrique qui s’ouvre au monde, qui devient partie prenante dans la recherche commune d’un autre monde». Mais encore?