Politique
L’économie est politique
12.06.2006
Et ne relève pas de la nature, ou pire, de la science, comme beaucoup voudraient le faire croire. L’économie dépend avant tout des hommes et des orientations que ceux-ci lui donnent, selon telle ou telle «idéologie».
Comme toutes les grandes activités humaines, l’économie fait l’objet d’un discours qui se veut rationnel et de portée scientifique. Cette démarche intellectuelle est tout à fait justifiée en tant que telle. Mais qu’en est-il de la qualité des savoirs qu’elle a produits ? Au départ, le terme «économie» désigne fondamentalement un ensemble de pratiques : celle de la gestion, de l’allocation, de la répartition des ressources, que celles-ci soient considérées comme limitées ou «inépuisables». Tout discours scientifique sur l’activité économique doit donc prendre en compte les cadres de pensée, les options retenues, en bref, l’idéologie qui motive les acteurs économiques. En principe, une véritable science économique se devrait d’être une réflexion critique et objective sur ces pratiques ainsi que sur les arguments avancés par les praticiens pour les justifier. En particulier, la science économique ne peut apporter de réponse absolue à la question de la «bonne» ou «juste» répartition des ressources, celle-ci relevant d’un choix de priorités, de valeurs, c’est-à-dire en fin de compte d’une finalité politique. Invoquer une théorie scientifique de l’économie pour justifier entièrement une préférence pour tel ou tel modèle économique se révèle donc caduc, car cela revient à renier sa nature fondamentalement politique et se draper des habits d’une objectivité indépassable. La nature n’a pas d’économie. Elle ne gère pas ses ressources, ne les distribue pas entre des acteurs aux motivations et intérêts indépendants. La nature est un ensemble qui n’isole pas des agents individuels, elle est un équilibre dynamique dans lequel la question du pouvoir ne se pose pas. Le lion ne sait pas qu’il règne sur la savane et ne calcule pas ses stocks d’antilopes. Seul l’être humain doté d’une conscience de sa position et de ses actes s’est arrogé le droit de décréter que la nature est constituée de ressources exploitables, en oubliant au passage qu’il ne forme en définitive qu’une minorité, certes remuante, dans le règne naturel. L’économie est une discipline que l’humain impose à la nature, et est donc loin d’une science naturelle. À la rigueur, on pourrait tout juste la considérer comme une technologie…
Idéologie péremptoire
Seulement voilà, les discours économiques dominants oeuvrent actuellement à convaincre nos contemporains que certains concepts issus de la pensée économique mériteraient d’approcher en valeur et en universalité les régularités qui se dégagent de l’observation de la nature, comme les lois de la physique ou de la biologie. Ce processus fonctionne d’autant mieux qu’il est sorti des cénacles d’initiés pour investir les médias grand public, ce qui lui offre au passage de fort intéressantes possibilités de simplifications et d’approximations qui ont dès lors peu de chance d’être discutées ou contestées. Ce discours dominant est le néolibéralisme, dont les concepts-clés sont le marché et la libre concurrence. Ce néolibéralisme dont on prétend qu’il est «naturel», par opposition aux socialisme et communisme qui ont échoué «car ils étaient des idéologies». Et l’on entend dès lors «qu’il n’y a pas d’alternative», puisque le marché a démontré – terme scientifique usurpé – qu’il était le meilleur système d’allocation des ressources. Le «meilleur» système est alors devenu le seul possible, par la grâce de l’onction des experts médiatiques. Car l’expert est le nouveau clerc de notre société, mais un clerc souvent coopté suivant son utilité pragmatique. En matière d’économie, les experts ont donc raison et le peuple a tort. L’idéologie devient mécanique céleste indiscutable, jusqu’à l’arrogance : que ce soient les éditorialistes français déboussolés au lendemain du refus électoral du Traité constitutionnel européen le 29 mai 2005 et suggérant de rééduquer le peuple, les théses sur «la fin de l’histoire» postulant le libéralisme comme le stade ultime d’évolution de l’espèce humaine, ou l’attitude obstinée de certains hauts responsables des institutions financières internationales refusant de voir que l’application forcée de leurs recettes a aggravé les conditions de vie de la majorité des habitants de la planète. Toute économie est politique. Toute politique est issue d’une idéologie. Une véritable démocratie économique ne pourra donc apparaître que si l’idéologie dominante redevient perçue comme telle par le citoyen, et non comme une vérité révélée. Alors seulement pourra reprendre le débat. La fin de l’histoire n’est qu’un fantasme de dictateur.