Nouvelles technologies
L’école prise d’assaut
20.01.2023
Cet article a paru dans le n°120 de Politique (septembre 2022). Une première version a par ailleurs déjà été publiée dans le périodique TRACeS de ChanGements en février 2021.
La fermeture des écoles en 2020 pour cause de confinement sanitaire a permis à Google Classroom, la plateforme d’apprentissage de Google, de tripler en un an son nombre d’utilisateurs dans le monde. À la mi-mars 2020, Teams, l’application de communication de Microsoft, qui fonctionne comme un réseau social d’entreprises, a gagné 12 millions d’utilisateurs supplémentaires en sept jours. Elle comptait 250 millions d’utilisateurs actifs dans le monde en 2021. Teams, dans sa version pensée pour l’enseignement, est aussi la solution qui a été la plus adoptée par les écoles de la Fédération Wallonie-Bruxelles pendant le confinement.
Google, Microsoft (qui possède Skype), Pearson, Century Tech, Zoom, Youtube, Oak Academy, Quizlet, ClassDojo[1. Ensemble de compagnies privées travaillant d’une manière ou d’une autre dans le secteur éducatif. (NLDR)]… Des occasions s’ouvrent pour les investisseurs dans les EdTech (nouvelles technologies de l’éducation) et dans les produits et services technologiques associés. Les sociétés d’éducation en ligne sont bien placées pour sortir gagnantes de la pandémie : leur capitalisation flambe sur les marchés et de nouveaux instruments financiers sont créés pour y diriger l’investissement. Il est à première vue difficile de se passer des Gafam quand, pressé par le temps ou sans compétences particulières en informatique, on cherche une solution clé sur porte. Mais quel sera le prix à payer ?
Une certaine vision de l’école
Cette place de choix gagnée par les sociétés commerciales des technologies de l’éducation à la faveur du confinement est destinée à se pérenniser après la réouverture des écoles, dans une approche hybride où elles s’inscriront petit à petit dans de nouveaux modèles de formation, de pédagogie, d’évaluation et de gestion d’écoles, accélérant toujours un peu plus la numérisation dans ce secteur. Or toute technologie porte en elle une vision du monde futur désiré par ses producteurs. En même temps qu’elles gagnent des utilisateurs et des investisseurs, ces entreprises avancent aussi leur vision du futur de l’école. Une école sous leur contrôle et surtout, qui leur rapporte.
Si nous en sommes arrivés là, c’est que les EdTech ont désormais de nombreuses occasions de parler à l’oreille des gouvernants. La Global Education Coalition de l’Unesco rassemble entre autres Facebook, Google, Microsoft, Zoom, Uber, McKinsey et l’OCDE. Le World Economic Forum (appelé aussi « Forum de Davos ») a publié en janvier 2020 son Rapport sur le futur de l’école, tandis que l’OCDE organise son propre « Davos de l’éducation » pour réunir des leadeurs politiques et du monde des affaires. Chaque année se déroule aussi à Doha le World International Summit of Education (Wise), financé par le Qatar, où l’on invite les grandes multinationales du numérique, et où se discute également le futur (high-tech) de l’école.
Les productions des EdTech sur l’école du futur[2. Lire par exemple les rapports Schools of the Future du World Economic Forum, le rapport Pearson 2025 : Transforming teaching and privatising education data, ou encore les documents du fonds d’investissement Rize ETF LERN.], c’est d’abord une affirmation répétée à l’envi : les systèmes d’éducation traditionnels sont intrinsèquement inefficaces, l’école et la classe doivent être transformées. Même si on peut partager ce constat, on peut aussi constater que les EdTech et leur lobby n’ont pas analysé les causes structurelles du problème, ni se sont penchés sur certaines de ces dimensions, ce qui ne les empêche pas de fournir directement tout un tas de solutions – des solutions qui placent leurs intérêts financiers au-dessus de ceux des élèves, des gouvernements et des professeurs.
L’éducation 4.0 selon le Forum de Davos c’est préparer au mieux les enfants pour le monde du travail du futur, améliorer la mobilité sociale, augmenter la productivité et la cohésion sociale. Pour chacun de ces objectifs, le Forum a deux types de solutions : des outils numériques et des partenariats entre l’école publique et les acteurs privés.
Les EdTech proposent de nouvelles façons d’impliquer les apprenants (les expériences immersives par exemple, ou encore la gamification, soit l’utilisation de mécanismes issus des jeux vidéo) qui les attirent et les maintiennent impliqués plus longtemps – comme sur Amazon et Facebook. Les outils numériques sont aussi vus comme la meilleure, et souvent la seule solution pour individualiser et adapter les apprentissages.
Parmi la centaine de partenaires business du Forum de Davos pour définir les écoles du futur, on trouve Google, Adecco, la fondation Lego, Bloomberg, Dassault systèmes (qui a créé en 2020 un « gestionnaire de classe virtuelle » utilisé dans les collèges français), entre autres. Les professeurs et les chercheurs en éducation, eux, sont totalement absents de leurs considérations. Ce qui permet à ces entreprises innovantes d’ignorer royalement les différents courants pédagogiques et d’opposer leurs outils numériques à un modèle unique, la poussiéreuse école du passé où les élèves sont décrits comme ultrapassifs, écoutant le prof délivrer des savoirs.
Le pied dans la porte
En plus de ces actions qui tiennent plus du lobby que de l’analyse et qui s’adressent aux décideurs politiques, les EdTech courtisent les professeurs et leurs écoles sur le terrain.
Google a offert des milliers de chromebooks aux écoles et créé dans le monde un réseau de profs « certifiés » destinés à encourager les collègues à utiliser la plateforme. Le chromebook est un ordinateur portable fonctionnant sous le système d’exploitation de Google, dont les logiciels s’installent via le Google Play Store, et qui stocke la majorité des données sur le cloud, c’est-à-dire sur les serveurs de Google. Les élèves des écoles secondaires belges sont, en ce moment, en train d’être équipés massivement en chromebooks. À noter qu’aucune discussion n’a été menée avec les enseignants sur l’opportunité de cet équipement, alors que les outils Google posent de nombreux problèmes, notamment en termes de transparence et de financement public d’outils privés dont le code est fermé (par opposition aux outils libres). Ce qui s’annonce est une expérimentation à grande échelle, sur les élèves et les enseignants, des outils d’e-learning de Google (qui intègrent des applis d’intelligence artificielle — le nouveau domaine d’investissement des géants du web). Microsoft non plus n’avait pas attendu le covid-19 pour s’attaquer au marché de l’enseignement. Le spécialiste en solutions pédagogiques de Microsoft Belgique avait entamé, il y a quatre ans déjà, un tour des écoles francophones pour « les aider au maximum dans leur transition numérique[3. Q. Noirfalisse, « Teams : la rentrée de Microsoft », Médor, n° 21, 2020.] ».
Il est intéressant de se pencher sur le business model de ces boites. Un adage le dit, « quand c’est gratuit, le produit, c’est toi. » Que tireront ces entreprises de cette position avantageuse au sein même des classes ? Une première réponse très pragmatique : créer les clients du futur. Sur les millions d’élèves habitués à travailler avec les logiciels de Google à l’école, une bonne partie est susceptible d’opter pour les services (éventuellement payants) de Google une fois entrés sur le marché de l’emploi ou dans leur vie quotidienne. L’autre intérêt de cette position centrale, et la rengaine commence à être connue, c’est le big data : la récolte de données individuelles. Pas pour envoyer des publicités ciblées, ce coup-ci, mais pour, en analysant des milliers de parcours d’apprenants et des milliers de commentaires de professeurs sur les tâches réalisées par les élèves, améliorer leurs produits. Améliorer les contenus d’apprentissage, mais surtout les méthodes, en particulier les applications utilisant l’intelligence artificielle (IA), en développant la connaissance sur le fonctionnement des cerveaux humains. Google et les autres géants du web sont passés maitres, depuis 2001, dans l’art de collecter, exploiter et aussi monnayer auprès d’autres entreprises, les données de leurs utilisateurs[4.C. Leterme, « Gratuité et numérique : des relations ambiguës », Gresea.]. Dans le cas des EdTech, l’exploitation de ces données doit servir à rendre les outils d’e-learning toujours plus efficaces – c’est-à-dire plus à même de remplacer ce bon vieux professeur, destiné, si l’on en croit la littérature sur l’école du futur, à devenir un simple facilitateur de l’apprentissage proposé par d’autres. C’est aussi une façon pour ces entreprises et leurs actionnaires, à plus long terme, d’augmenter leur contrôle sur le secteur de l’enseignement – un mouvement du même ordre se déroule dans le secteur de la santé.
Pearson, qui est la plus grande société d’éducation du monde (elle édite des manuels scolaires et possède le Financial Times entre autres) a créé une plateforme d’enseignement, désormais intégrée à Google Classroom et projette d’y intégrer des assistants virtuels. Cette entreprise, dans sa vision de l’école du futur[5.S. Sellar & A. Hogan, “Pearson 2025 : Transforming teaching and privatising education data”, Education International Research, 2019.], défend l’idée d’une transformation radicale de la profession d’enseignant, dont les compétences devront compléter celle de l’IA. Mais elle promeut en même temps une routinisation du travail des enseignants dans les écoles privées à bas prix d’Asie, d’Afrique et d’Inde dans le but, selon certains[6.A. Hogan, “Pearson’s vision for ‘next generation’ learning : Disrupting teaching and profiting from student data”.], de les remplacer plus facilement par des plateformes comme la sienne.
Zapper le professeur et le collectif ?
Le discours peut porter auprès des pouvoirs publics, car il promet de réduire les coûts. L’IA ne remplacera pas les profs, mais il y aura sans doute une lutte à mener pour convaincre certains décideurs que l’école et le professeur remplissent d’autres fonctions sociales que celle de permettre aux apprenants de progresser dans des matières sélectionnées à l’avance. Apprendre se fait aussi grâce à l’attention que l’enseignant porte à l’élève, et grâce au collectif, aux échanges entre camarades qui font évoluer les représentations[7.F. Budo et le Collectif Tenter Plus, « L’espace-temps collectif indissociable », TRACeS de changements, n° 249, 2021.]. L’entraide, la solidarité, la coopération peuvent s’apprendre dans l’action à l’école, plus difficilement seul devant un écran.
Cette perte de la dimension collective, sociale, de l’apprentissage, se fait aussi sentir à travers la fracture numérique. Pas seulement au sens strict de l’accès au matériel informatique et aux logiciels ; il y a d’autres facteurs d’inégalités. Matériels d’une part : selon l’environnement familial, l’élève aura un espace de travail à lui là où d’autres devront partager cet espace avec les autres membres de la famille, et avec les autres usages de l’outil et de l’espace. Mais cette fracture est aussi culturelle : comme pour le rapport à l’écrit, le rapport à l’outil informatique dans les familles aisées se rapproche plus de ce qui est attendu par l’école[8. Voir Ibid. et P. Brotcorne et G. Valenduc, « Les compétences numériques et les inégalités dans les usages d’internet. Comment réduire les inégalités ? », Les cahiers du numérique, 2009.]. Conséquence, comme l’indique Philippe Meirieu et ainsi que les professeurs et parents qui ont fait l’expérience de l’école à distance en 2020 et en 2021 l’ont bien senti : « En fait, le numérique ne résout des problèmes que pour ceux qui n’ont pas de problèmes, c’est-à-dire ceux qui ont déjà envie d’apprendre, qui sont déjà autonomes et qui ont un environnement familial favorable.[9. P. Meirieu, « Arrêtons de totemiser le numérique ! », Politis, n° 1601, 2020.] »
Ce qu’il nous en coûtera
Quoi qu’il en soit, les EdTech n’ont pas et n’auront pas à court terme de quoi remplacer les professeurs ; d’une certaine façon, ces sociétés vendent du rêve et le savent. Mais en attendant, elles vendent aussi des produits et des services, et restent à l’affût de toutes les façons possibles de mettre la main sur la manne financière que représente, à leurs yeux, l’éducation. Par ailleurs, certains logiciels sont très intrusifs, ce qui est utile à la fois pour l’efficacité du suivi par la plateforme et pour la récolte de données précises[10.Ainsi ClassDojo, accusé de créer une surveillance et une compétition permanentes entre enfants et d’utiliser des techniques de conditionnement béhavioriste, éduquant à l’obéissance. B. Williamson, “Decoding ClassDojo”, 2016. Lire aussi le tout récent rapport de Human Rights Watch sur la violation des droits des enfants via l’apprentissage en ligne.]. Les utilisateurs, eux, sont rarement informés de ce qu’ils partagent et de l’utilisation qui est faite de leurs données. Des failles de sécurité ou des manquements au RGPD ont été pointées, par exemple pour Zoom, Google et Teams. Plus grave, ces analyses ne sont pas publiques, et le monde de la recherche en éducation n’y a pas accès.
Peut-être plus inquiétant encore que de disparaître en tant que profession humaine, il y a aussi le risque de perdre encore plus la main sur les contenus enseignés, les plateformes d’apprentissage étant destinées, à terme, à fournir à la fois les plans des parcours d’apprentissage et leurs contenus (sous forme de vidéos notamment). Les EdTech ont aussi une façon inquiétante de supposer que tous ont besoin d’apprendre la même chose : grâce à la standardisation et à l’accès de tous aux outils, indique un journaliste financier enthousiaste[11. B. Vedrenne-Cloquet, “What is EdTech and why is it such a big opportunity?”.], on peut apprendre la même chose partout, et même les étudiants des pays en voie de développement pourraient avoir accès aux institutions d’éducation des pays développés. On voit le projet : l’école des gagnants du capitalisme globalisé qui s’impose aux perdants. Un projet qui, obsédé par la productivité au service de quelques-uns, ignore complètement les questions de luttes sociales et d’émancipation, et le rôle que l’école peut y jouer.
Public money, public code[12. C’est le nom d’une campagne de la Free Software Foundation Europe.]
Les outils proposés par les Gafam sont d’une efficacité redoutable et ont permis à de nombreux enseignants de continuer à enseigner à distance, ou à tout le moins de maintenir un lien entre élèves et écoles durant le confinement. Mais ces solutions commerciales ne sont pas les seules. En réalité, bon nombre d’outils très performants ont été développés par le monde du logiciel libre (l’OS (operating system) de Google est, par exemple, basé sur Linux), repris ensuite par les sociétés commerciales qui tentent d’étouffer ensuite la concurrence (y compris la concurrence libre). Cette stratégie a un nom : Embrace – Extend – Extinguish.
Ce qui rend à première vue les solutions commerciales incontournables, c’est la puissance de leurs serveurs et leur accès à la bande passante, qui permet à des millions d’utilisateurs d’utiliser des outils en ligne simultanément, et les investissements financiers qui permettent de les améliorer en permanence. Ce n’est en réalité qu’une question de moyens ! Actuellement, les outils libres sont développés et maintenus par de petites associations qui ne peuvent pas concurrencer les serveurs de Microsoft ou de Google[13. M. Kerinec, « Pendant le confinement, l’école en ligne n’est pas la panacée », 2020.]. Les subventions publiques ne devraient servir qu’à développer des outils libres, sur lesquels la collectivité garde la main. Dans cette optique, les dépenses de l’école publique devraient aller vers le développement de ces outils, plutôt que de nourrir un flux financier constant du public vers le privé.
(Image de la vignette et dans l’article sous CC-BY-SA 2.0 ; cours à l’école Polytechnique, photographie prise en mars 2019 par J. Barande.)