Politique
« Le web, un gage de survie pour les médias »
16.12.2022
Pourquoi le numérique représente-t-il une opportunité pour les citoyens africains et celle-ci est-elle propre au continent ?
Le numérique permet l’accès à une information qui est parfois inaccessible pour plusieurs raisons. Il nous offre aussi la possibilité de renvoyer une information interdite à la population. Il permet la survie des médias dans des contextes hostiles, et, enfin, leur permet de continuer leur travail même en cas de censure. Pour rappel, au Burundi, en mai 2015, lors du coup d’État manqué contre l’ancien président Nkurunziza, les locaux des principaux médias indépendants furent incendiés et une centaine de journalistes ont dû fuir. C’était la grande débandade, les journalistes se sont éparpillés à travers les pays voisins (Rwanda, Ouganda), certains sont allés en Europe, au Canada, etc. Mais c’est à l’étranger que la puissance du numérique se vérifie : hors de leur pays, des journalistes courageux ont refait des médias, des radios en ligne. Très concrètement, grâce à WhatsApp, il est quasiment impossible de les contraindre au silence. Quelque part, à elle seule, cette application a permis de sauver, de démocratiser l’information car elle est utilisable partout : même au fin fond d’un village africain, vous trouverez toujours quelqu’un qui a un petit téléphone et qui peut télécharger un journal parlé, une vidéo. C’est d’ailleurs grâce à WhatsApp, et au web en général, que des crimes terribles sortent du silence. Le numérique, c’est aussi un processus qui va dans les deux sens : l’information arrive aux gens et ceux-ci peuvent transmettre de l’information. Avec, bien sûr, le revers de la médaille qui est l’intoxication, la multiplication et la diffusion des fake news.
Constatez-vous des difficultés liées à cet accès ? Si oui, sont-elles économiques, politiques, sociales ?
Cela dépend du pays. Au Tchad, par exemple, un pays que je connais bien, les connexions sont relativement chères, alors qu’au Nigeria voisin, elles restent assez accessibles. Cela dépend donc de la politique de chaque pays, et je crois que cela peut être un bon indice du degré de développement, d’ouverture, mais aussi de tolérance démocratique d’un État : souvent, dans les pays plus démocratiques et plus ouverts, le web l’est en général aussi. Malgré tout, les gens qui ont peu de moyens sont toujours prêts à acheter des mégaoctets à se partager pour écouter le journal sur un smartphone. Vous savez, quand on a déjà goûté à la liberté, c’est comme une petite drogue. Aujourd’hui, il est devenu très difficile de museler les gens et la presse.
L’Afrique, c’est aussi une culture de l’oralité. Quel est l’impact du web en la matière ?
Le web permet de sauver la parole, de sauver des histoires. Avant, la transmission était directe. Les parents racontaient à leurs enfants l’histoire de la famille et du pays. Aujourd’hui, avec l’éparpillement des gens et les exils, c’est grâce au numérique que l’on peut refaire l’histoire et que l’on peut retrouver et conserver nos traditions. C’est un aspect que l’on oublie très souvent parce que les veillées autour du feu sont devenues plus rares…
Pensez-vous que le web permet de faire avancer les débats démocratiques en Afrique, notamment en ce qui concerne le rôle des journalistes ?
Notre métier a des règles. Le journaliste doit être présent, vérifier les informations, sur place. Enquêter. On disait que j’étais un bon éditorialiste, toutes les semaines je réagissais avec un bon éditorial à l’information la plus importante de la semaine, mais j’ai arrêté parce que quand tu te trouves en exil, tu perds cette capacité de vivre au rythme quotidien de ton pays, de « sentir ton pays ». Je fais aujourd’hui plus dans l’analyse, la réflexion…
On n’a plus ce contact avec le terrain. Et c’est triste. L’autre revers de la médaille de ce journalisme « à distance », même s’il permet de continuer à pratiquer, c’est que si on ne fait pas très attention, on peut se faire manipuler facilement. On est loin. C’est pour ça que le travail sur le terrain est très important. Peut-être qu’il faut aussi développer davantage le factchecking, avec des collègues sur place, comme nous l’avons fait à Iwacu en développant un projet de datajournalisme. Toutefois, cette forme de journalisme a aussi ses limites, il ne peut pas s’épanouir sans un minimum de liberté. Ainsi, on n’a pas pu continuer à diffuser les chiffres du covid-19 par exemple. Curieusement, les statistiques ne bougeaient pas… car il y avait des ordres formels du ministère de la Santé. Seuls les chiffres du ministère faisaient autorité. Publier d’autres chiffres, c’était prendre un grand risque, se retrouver accusé de « ternir l’image du pays ». Pour le covid-19, il fallait s’en tenir à la position officielle : le Burundi était un pays « protégé de la pandémie par Dieu ». Une autre position signifiait se trouver « au service des colons ». C’est le refrain officiel, les journalistes indépendants sont forcément au service du colon, de l’Occident. On nous reproche de survivre avec des soutiens de bailleurs de fonds. Or, pour tenir dans un pays où il n’y a pas de publicité et où la vente des journaux est quasi nulle, les soutiens sont indispensables.
Ce n’est d’ailleurs pas le propre de l’Afrique. La presse est aussi subsidiée en Europe. Mais chez nous, ce soutien est considéré comme une preuve de collusion entre les « forces du mal » (les colons) et notre média.
Le numérique est donc une chance…
Oui, absolument ! Dans un pays qui ne compte qu’une seule librairie, religieuse de surcroit, le numérique c’est aussi l’ouverture. L’accès à la bibliothèque universelle, aux formations gratuites en ligne, aux possibilités de bourses d’études. C’est là où un journaliste curieux ira lire et écouter des médias occidentaux. Au Burundi, avec l’exil de quasiment toute une génération qui avait une certaine expérience, il reste une nouvelle génération « moins rebelle » qui a tendance à pratiquer un journalisme « aseptisé », porté vers le divertissement, la mode, le sport. En évitant les sujets qui « fâchent ». Je ne leur jette pas la pierre. Je continue à espérer que petit à petit avec le dégel (timide) que l’on observe, ils vont reconquérir la liberté confisquée, faire mieux que nous. Le numérique permet à un journalisme moins toléré au pays de survivre, parce que moins sujet aux pressions.
Dans les régimes les plus forts, le web est-il fréquemment censuré ou placé sous surveillance ?
Par les temps qui courent, le web, c’est un peu un gage de survie pour les médias. Pour la petite histoire, le jour des dernières élections présidentielles au Burundi, aucun média du pays n’avait accès à Internet. Après les élections, les autres médias sont redevenus accessibles, sauf Iwacu. Toutefois, ce n’est pas une particularité burundaise. Cela se passe au Congo, dans plusieurs pays africains et ce n’est d’ailleurs pas non plus une particularité africaine. Toutes les dictatures sont sur la même longueur d’onde. L’un des aspects intéressants du numérique, c’est la résistance. On ne peut pas censurer un fichier informatique ou un livre disponible sur Amazon.
Le journal que vous avez fondé rencontre une très forte audience en ligne. Comment l’expliquez-vous ?
Parce que les Burundais, la diaspora, et de nombreux lecteurs, savent y trouver une information libre. C’est un exemple récent, criant, qui montre la force du numérique. C’est le site le plus visité sur le Burundi. Pourtant, Iwacu est inaccessible au pays, même depuis octobre 2017. Les Burundais peuvent y accéder grâce à un site miroir développé par RSF, dans le cadre de son programme Collateral Freedom, qui permet de contourner la censure. Ce sont des dizaines de milliers de lecteurs chaque mois. C’est un exemple : dans les régimes non démocratiques, le web est la bête noire car il permet de déjouer la censure. Nous continuons à exister et pourtant, à Iwacu, on a tout vécu. Un collègue a disparu en juillet 2016, son corps n’a jamais été retrouvé. J’ai dû partir en exil, et Iwacu est resté debout. Quatre collègues ont été emprisonnés pendant deux ans et la rédaction a toujours continué son travail, dans un climat hostile. On peut multiplier les exemples sur ce harcèlement. Mais ce n’est pas le seul lot d’Iwacu, ce calvaire est vécu dans d’autres pays africains.
Sans le numérique, pensez-vous que vous auriez pu lancer votre maison d’édition sur le Burundi ?
Non. En tant qu’écrivain et directeur d’une maison d’édition, sans le numérique, ces livres n’existeraient pas. La circulation des livres est très difficile. Par ailleurs, certains titres auraient du mal à rentrer au pays. Aujourd’hui, un livre peut être physique, mais aussi un simple fichier, numérique, dématérialisé. Un tel fichier se joue des frontières, des autorisations, de la censure. Le numérique permet aussi les possibilités offertes par l’impression à la demande : avant, pour pouvoir rentabiliser un livre, il fallait en imprimer des milliers d’exemplaires que l’on n’était pas sûrs d’écouler. Nous, on fait ce que l’on appelle une littérature de niche, c’est-à-dire que ces livres s’adressent à une communauté, des Burundais, des amis du Burundi, des chercheurs, des ONG. Maintenant, l’impression se passe à la demande. Le numérique, pour les livres et les médias, est vraiment un gage de survie dans les conditions hostiles…
Propos recueillis par Laurence Dierickx et Thibault Scohier.
(Image de la vignette et dans l’article sous CC BY 2.0 ; photographie d’un toolkit pour journalistes mobiles, prise par Erik Hersman en octobre 2008.)