mobilité
Le vélo en Wallonie et à Bruxelles vu du terrain
07.02.2023
Pour le Gracq, le développement de la pratique du vélo ne peut avoir lieu qu’en prenant des décisions politiques courageuses. Fermement ancrée sur le terrain grâce à ses groupes locaux répartis sur plus de 150 communes bruxelloises et wallonnes, l’association qui représente les cyclistes quotidiens regrette des politiques vélo aux ambitions parfois fièrement affirmées mais menées sans vision globale, sans concertation, sans moyens suffisants et souvent sans beaucoup de conviction.
À Bruxelles comme en Wallonie, les enjeux cyclistes sont partout les mêmes. Pour les distinguer, il suffit de comprendre les besoins élémentaires des personnes qui se déplacent à vélo. Que craignons-nous lorsque nous enfourchons notre vélo ? D’une part de ne pas arriver vivants ou indemnes à destination (crainte encore accentuée lors de transport d’enfants), d’autre part de nous faire voler notre moyen de déplacement (parfois le seul dont nous disposons). D’un autre côté, lorsque nous allumons le contact de notre voiture, nous craignons d’être coincés dans un embouteillage et de ne pas trouver de place de stationnement (de préférence gratuite) juste devant notre lieu de destination.
Les pouvoirs publics d’une société moderne ne doivent-ils pas garantir avant toute chose la sécurité et l’accès à la mobilité des usagers, avant de prendre en compte d’autres revendications moins essentielles, comme l’envie de pouvoir rouler vite, ou le désir de trouver du stationnement devant sa maison ? La sécurité routière et la lutte contre le vol de vélo sont deux axes d’action principaux sur lesquels les élus doivent se pencher sans œillères et avec détermination s’ils veulent construire une mobilité plus juste et plus épanouie.
Sécurité pour tous
Pour le Gracq, c’est un changement de paradigme qui doit être appliqué à la mobilité. L’association défend pour cela le principe Stop[1. « Stop » est un acronyme néerlandais : Stappen, Trappen, Openbare vervoer en Privéwagen. Il consacre une hiérarchie parmi les usagers des voies publiques : dans l’ordre, d’abord les piétons, les cyclistes, les transports en commun et puis les voitures à usage privé.], qui opère une hiérarchisation des modes de transport : chaque aspect de la mobilité doit veiller à prendre correctement en compte les piétons en premier lieu, puis les cyclistes, ensuite les transports en commun et, en dernier lieu, les voitures privées.
Comment justifier l’absence de trottoir dans certains villages wallons, lorsque ceux-ci sont traversés d’une voie de circulation à deux bandes avec une vitesse autorisée de 50 voire 70km/h ? Comment justifier de ne pas garantir la sécurité d’une maman conduisant ses enfants à vélo à l’école en lui proposant une infrastructure cyclable adaptée, lorsque deux bandes de la voirie sont occupées par des colonnes de véhicules stationnés (donc inutilisés) 95 % du temps[2. Les voitures restent garées 95 % du temps, selon une étude française du Centre d’études sur les réseaux, les transports, l’urbanisme et les constructions publiques (Certu) menée en 2013. (Les chiffres recensés en Belgique en 2018, par une étude de la Fédération des entreprises de Belgique, et au Canada en 2022 sont similaires. F. Mathieu, « Une voiture reste garée 95 % du temps et son taux d’occupation moyen est de 1,4 personne. C’est aberrant », La Libre Eco, 17 juillet 2018] ?
À Bruxelles
En termes d’attention portée à la mobilité cycliste, les trois Régions du pays avancent à différentes vitesses. Si la Flandre caracole en tête (malgré une situation qui est encore loin d’être idéale), Bruxelles a réalisé ces dernières années de nombreux progrès pour sécuriser les déplacements de ses habitants. Parmi les actions les plus médiatisées de la Région, citons les pistes cyclables sécurisées le long de la petite ceinture (ring intérieur), les « coronapistes » mises en place lors de la pandémie du coronavirus, ainsi que le passage en « Ville 30 » du territoire régional. Le 30km/h est devenu la règle et le 50km/h l’exception. Sur ce plan, même si tout n’est pas encore parfait, Bruxelles ouvre la voie d’une conception plus sûre et plus apaisée de la ville.
Cependant, si la Région adhère au principe Stop en théorie, son application sur le terrain est à géométrie variable. Même sur le réseau Vélo Plus – le réseau vélo structurant – le vélo demeure encore régulièrement la variable d’ajustement. Le cycliste se retrouve ainsi régulièrement confronté à des interruptions dans le réseau cyclable ou à des pistes trop étroites pour préserver le stationnement ou la fluidité du trafic automobile. La création de nouvelles lignes de transports publics nécessite parfois aussi des arbitrages en matière d’aménagements, rarement en faveur du vélo.
Renverser l’ancienne hiérarchisation des modes encore bien ancrée dans notre société s’avère un exercice particulièrement ardu.
En Wallonie
En 2018, un plan « Air Climat Énergie » reconnaît le vélo comme un mode de transport à stimuler et prévoit que les déplacements à vélo formeront 3 % de la part modale en Wallonie. Jugé peu volontariste par les associations cyclistes, le chiffre est revu à la hausse dans la vision Fast 2030[3.Fast : Fluidité, accessibilité, sécurité/santé, transfert modal.]. On passe d’une ambition de 3 % à 5 %. Mais comment y parvenir ?
Dans les faits, aucune mesure opérationnelle n’a permis de mettre les Wallons en selle. Les autorités se sont longtemps concentrées sur les Ravel[4. Réseau autonome des voies lentes, soit un peu moins de 1500 km de chemins verts à mobilité douce en Wallonie, et un peu à Bruxelles. (NDLR)], malgré le fait que la plupart des zones d’activités économiques, des pôles commerciaux ou résidentiels ne se situent pas à proximité de ce réseau. Le vélo reste considéré par la majorité comme une activité de loisir, pas comme un enjeu essentiel de mobilité. Aucun plan d’ensemble en termes d’infrastructure, de formation, de sensibilisation et de communication n’est mis en place. Les cyclistes attendent depuis 2014 un successeur au plan « Wallonie cyclable ». Il n’arrivera qu’en 2022, le Gracq s’en réjouit.
En 2019, les partenaires de la majorité gouvernementale wallonne présentaient une nouvelle Déclaration de politique régionale dont l’ambition était de « garantir à tous, et en particulier aux habitants des zones rurales, une accessibilité aux biens et services tout en réduisant drastiquement et simultanément le nombre d’accidents de la route […][5. Vision de la mobilité à 2030 – Politique de Mobilité régionale wallonne, Portail de la mobilité en Wallonie.] ». Le bulletin en matière de sécurité routière en Wallonie n’est effectivement pas bon : « La Wallonie, avec le chiffre de 64 décès (dans les 30 jours) de la route par 10 milliards de voyageurs.km réalisés en auto et moto, est supérieur à la moyenne européenne (54 pour EU-27) et belge (56)[6. Voir : https://bit.ly/3wazSbR]. »
Sécuriser les trajets des Wallons aurait donc dû en toute logique figurer dans les priorités d’action du gouvernement wallon. Pourtant, les recommandations des États généraux de la sécurité routière de 2020 ne sont pas suivies de beaucoup de mesures. Aucune impulsion pour généraliser le 30 km/h en agglomération, mesure pourtant simple et efficace permettant de sauver des vies, mais aussi de fluidifier le trafic. En Wallonie, chaque commune reste « libre » de décider. Rien n’est envisagé non plus pour limiter la pression automobile, frein majeur à la mise en selle. Pour relever les défis qu’elle s’est elle-même fixés, la Wallonie devra en premier lieu oser toucher à la culture de la voiture, encore fortement présente, et comprendre qu’imposer des limitations de vitesse plus strictes et les faire respecter (par la création d’infrastructures adaptées et par des contrôles réguliers) sauve des vies et n’empêche aucun automobiliste d’atteindre sa destination. Sur les axes plus rapides ou plus denses, garantir la sécurité des usagers piétons et cyclistes en leur offrant une espace séparé et sécurisé est primordial pour diminuer la mortalité sur nos routes et pour encourager l’usage du vélo sur les plus petites distances[7. Actuellement en Belgique, 17 % des trajets de moins d’un kilomètre sont encore effectués en voiture et 18 % des déplacements en voiture sont inférieurs à 5 km, selon l’enquête Monitor du SPF Mobilité et Transports présenté en 2019].
>>> Lire notre article : Le double enjeu de la mobilité en milieu rural
Mobilité pour tous
Prôner la mobilité pour tous, c’est prendre en considération l’ensemble de la population et offrir à chacun la possibilité de se déplacer. Outre le prix de départ d’une voiture, la hausse des prix de l’énergie peut constituer un frein à son acquisition. Accessible pour le prix d’un ou deux pleins d’essence et ne nécessitant que peu de frais d’entretien, le vélo est par contre un moyen de transport accessible à toutes les classes sociales. De plus en plus de familles achètent également un vélo au lieu d’une seconde voiture : un choix malin et économique, mais pas facultatif : électrique ou mécanique, il sert à aller travailler, faire ses courses, conduire ses enfants à l’école…
Lorsqu’un vélo est volé, ce n’est donc pas anodin. C’est l’accès à la mobilité d’un citoyen qui est touché. Considérer la lutte contre le vol de vélo comme un enjeu politique secondaire, c’est afficher un mépris inacceptable envers les citoyens qui, par choix ou par nécessité, utilisent un vélo pour se déplacer. La crainte du vol est d’ailleurs un frein à la pratique mentionné par 57 % des 7 000 répondants du thermomètre cycliste mené en 2017 par le Gracq[8. Voir https://bit.ly/3JG32VO.]. Un chiffre qui, au vu de l’essor du vélo électrique, plus onéreux, serait probablement plus élevé encore aujourd’hui. Autre chiffre révélateur : quand un vélo est volé, il y a une chance sur trois pour que la victime n’en rachète plus[9. E. Allaer et M. Sadutto, « #Investigation : vol de vélos, un fléau hors de contrôle », RTBF, 1er juin 2022.]. Lutter efficacement contre le vol est donc un levier essentiel au développement de la pratique du vélo. Pour cela, police et justice doivent conjuguer et renforcer leurs efforts en matière de répression, tandis que les pouvoirs publics peuvent agir sur la prévention et l’offre de stationnement sécurisé.
À Bruxelles
En 2019, la police enregistrait une hausse des plaintes pour vol de vélo de 44 % depuis cinq ans et estimait à 12 000 le nombre de vélos volés par an à Bruxelles, soit 32 vols de vélos chaque jour dont seuls 30 à 40 % sont déclarés[10. C. Biourge, « Vols de vélos en hausse à Bruxelles : quelques astuces pour en réduire le risque », RTBF, 28 janvier 2021.]. Le pourcentage de vélos retrouvés est quant à lui anecdotique[11. En 2015, seuls 5 % des vélos volés étaient rendus à leur propriétaires, selon les chiffres de la Police fédérale]. Pour aider les cyclistes à protéger leur vélo, il est donc nécessaire de développer l’offre de parking sécurisé pour le stationnement vélo « de longue durée » (au domicile ou sur le lieu de travail). En 2021, la plateforme Cycloparking proposait 3 460 places sécurisées (incluant les stations Bourse et De Brouckère), et plus de 8 000 personnes étaient encore en attente d’une place dans un box, preuve que la demande est forte[12. « Un plan bruxellois pour ajouter des milliers de places de stationnement vélo d’ici 2030 », BX1, 9 février 2021.].
Le stationnement sécurisé aux nœuds intermodaux doit lui aussi être revu à la hausse : un scénario réaliste fixe ainsi l’objectif de 1 500 emplacements sécurisés à l’horizon 2025 pour les seules gares IC bruxelloises (Central, Luxembourg, Midi, Nord, Schuman). Le Masterplan stationnement vélo approuvé en 2021 prévoit quant à lui la création d’une dizaine de milliers de nouvelles places d’ici 2030[13. Idem.].
Si les enjeux semblent compris par la majorité des acteurs bruxellois de la mobilité, force est de constater que leur concrétisation reste quant à elle plus timide, voire quelquefois déroutante. Le projet du métro Nord à Bruxelles par exemple suscite des inquiétudes : malgré les estimations du Masterplan stationnement, les sept stations de la ligne ne compteront que 865 places de vélo sécurisées contre 3 180 recommandées par le plan, et à peine 444 en offre libre (arceaux vélo) contre 2 120 recommandés. Deux des sept stations n’offriront d’ailleurs aucun stationnement sécurisé ! Cette approche du stationnement vélo, tout à fait opportuniste et court-termiste, réduit les guides de bonnes pratiques et les documents de planification à de simples catalogues de bonnes intentions.
En Wallonie
Selon le récent Baromètre cyclable du Gracq, 65 % des Wallons disposent d’une solution de plain-pied pour garer leur vélo, 22 % à l’étage, et 13 % déclarent ne pas avoir de solution du tout. Si le Règlement régional d’urbanisme bruxellois a fixé un nombre d’emplacements vélo par logement dans toute nouvelle construction d’immeuble (on attend avec impatience une nouvelle mouture revoyant ces normes à la hausse), rien de tel n’existe pour l’instant dans le Code du développement territorial wallon (CODT). Les communes peuvent bien sûr édicter des recommandations (non contraignantes) dans leurs guides d’urbanisme, mais comme la plupart ne le font pas, la politique wallonne en termes de stationnement vélo dans les immeubles est donc laissée entre les mains des citoyens qui doivent eux-mêmes éplucher chaque enquête publique pour y dénoncer les manquements. Certains groupes du Gracq à Namur, Mons ou Nivelles effectuent ainsi un travail considérable pour palier un désintérêt politique sur cette problématique.
C’est finalement de l’Europe que viendra une petite exigence en la matière, grâce à la pression des associations cyclistes. Une nouvelle version de la directive sur la performance énergétique des bâtiments entrera en vigueur en 2024-25 et inclura la mobilité de ses résidents dans les paramètres de calcul de performance énergétique. Un minimum de deux emplacements vélo par logement seront donc exigés dans les bâtiments résidentiels neufs et rénovés comptant plus de trois places de stationnement voiture. La Wallonie sera finalement contrainte par des règles européennes, à défaut d’être capable de prendre elle-même à bras le corps l’imposition du stationnement vélo dans les immeubles.
Un flou pérenne
La mobilité vélo est un enjeu d’avenir et a des effets bénéfiques sur de nombreux aspects essentiels pour notre société. Si ce constat semble partagé à Bruxelles comme en Wallonie, les mentalités demeurent encore coincées par certaines croyances. « Ma voiture, ma liberté » est un slogan qui occulte le fait que le développement sans fin de la voiture a créé des problèmes qui nous concernent tous (santé publique, qualité de l’air, sécurité routière, gaz à effet de serre, etc.). Cette prétendue liberté entraîne en outre une confusion tenace entre le droit à la mobilité dont le citoyen devrait bénéficier et d’autres exigences allant au détriment de ce droit à la mobilité pour tous, comme celui de pouvoir rouler vite (au risque de tuer quelqu’un), ou de stationner partout et en toutes circonstances un véhicule de 8 à 10 m2 (occupant ainsi un espace public limité censé être la propriété de tous, et pas de chacun).
Lorsque cette confusion-là aura disparue et lorsque la sécurité de tous et l’accès à la mobilité pour tous seront considérés comme prioritaires, nos choix politiques seront plus faciles à défendre et leurs mises en place offriront aux citoyens des rues plus apaisées et plus sûres.
(Image en vignette et dans l’article sous CC BY-NC 2.0 ; photographie d’une balade à vélo du Gracq à Mons, prise par inès s., en juin 2014.)