mobilité
Le tabou des voitures de société
29.12.2022
Fin novembre 2003, Didier Reynders, alors ministre des Finances, déclarait : « J’affirme n’avoir aucun projet de modification de la situation des voitures de sociétés[1. « Voiture de société » est entendue au sens de « voiture salaire », c’est-à-dire un véhicule que l’employeur met à disposition de l’employé pour les déplacements personnels, professionnels et/ou privés de celui-ci, lequel peut en faire usage sans demander l’autorisation de son employeur. On emploiera indifféremment les deux termes dans la suite de l’article.]. Le gouvernement a décidé, voici longtemps déjà, de ne rien changer[2. B. F., « Voitures de société : soufflez ! », DH Les Sports, 27 novembre 2003.] ». Le 5 février 2004, le ministre signait une circulaire qui confirmait le calcul de l’avantage de toute nature (ATN) associé à la voiture de société sur la base d’un forfait kilométrique pour le nombre de kilomètres privés (c’est-à-dire ceux relatifs aux déplacements domicile-lieu de travail et ceux relatifs aux déplacements strictement privés). Le forfait était égal à 5 000 ou 7 500 km/an selon que la distance domicile-lieu de travail était inférieure ou supérieure à 25 km[3. P. Van Campenhout, « Voitures de société : Reynders confirme », La Libre Eco, 12 février 2004.]. Or, une personne parcourant journellement deux fois 25 km 200 jours par an pour se rendre à et revenir de son lieu de travail aura roulé, à la fin de l’année, 10 000 km pour ses seuls déplacements domicile-lieu de travail. La volonté politique de soutenir le système des voitures de société était claire et assumée. Elle ne s’est guère démentie depuis…
Des « avantages » multiples
La sous-estimation de l’ATN (sur lequel est prélevé un précompte professionnel) est l’une des deux dispositions (para)fiscales principales du système des voitures de société. L’autre concerne les cotisations à l’Office national de sécurité sociale (ONSS). L’employé qui bénéficie de la voiture paie moins d’impôts sur un ATN sous-évalué que s’il recevait, en salaire, une somme équivalente à l’avantage réel que représente la voiture. De ce fait, l’employeur peut lui verser un salaire plus faible pour lui garantir un même revenu que dans l’hypothèse où l’entièreté de la rémunération serait versée en salaire.
Lorsqu’il octroie une voiture de société en guise de substitut salarial, l’employeur ne verse à l’ONSS qu’une « cotisation de solidarité » nettement plus faible (environ quatre à cinq fois moins) que la cotisation sociale normalement due sur les salaires (32 % du salaire brut dans le secteur privé). Quant aux employés, ils ne versent aucune cotisation sociale sur ce salaire « alternatif » alors que 13,07 % du salaire brut sont normalement prélevés pour le financement de l’ONSS.
Par ailleurs, une série de frais associés aux voitures de société (achat, leasing, assurances, entretien, carburant…) sont (partiellement) fiscalement déductibles dans le chef de l’employeur. En 2011, Inter-Environnement Wallonie (IEW) estimait à 3,5 milliards d’euros le déficit annuel en matière de contribution au bien public (sécurité sociale et budget de l’État) induit par le système des voitures salaires en tenant compte des effets cumulés du versement de « cotisations de solidarité » par les employeurs en lieu et place de cotisations ONSS (1 milliard d’euros de déficit), de l’absence de cotisations ONSS employés (0,74 milliard) et du mode de calcul de l’avantage de toute nature (1,8 milliard)[4. P. Courbe, Voitures de société – Oser la réforme !, Inter-Environnement Wallonie, 2011. (En ligne.)]. L’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a quant à elle chiffré l’effet ATN à 1,995 milliard d’euros pour l’année 2012, ce qui confirme les estimations d’IEW. Celles-ci ont par ailleurs été reprises par la Commission européenne dans son Rapport 2016 pour la Belgique[5.Commission européenne, Rapport 2016 pour la Belgique contenant un bilan approfondi sur la prévention et la correction des déséquilibres macroéconomiques, 2016, p. 67. (En ligne.)].
Des incidences multiples
Outre ses conséquences sur les budgets de l’État et de l’ONSS, le système des voitures salaires influe également sur le système de mobilité, renforçant ses dérives et ses incidences indésirables. Il a pour effets directs d’augmenter (1) la taille du parc automobile belge, (2) le nombre de voitures lourdes et puissantes et (3) le nombre de kilomètres roulés en voiture. Sur ce dernier point, la gratuité du carburant octroyée à la plupart des personnes qui bénéficient d’une voiture de société incite celles-ci à en user – voire en abuser. Le principal effet indirect du système des voitures salaires est d’entretenir l’image de la voiture comme marqueur de réussite sociale et donc de faire vivre, au sein de la population, le désir de posséder une voiture – et la plus « prestigieuse » possible. Les voitures de société participent ainsi à renforcer le système de mobilité actuel alors que se multiplient, ces dernières années, les appels à en sortir d’urgence par la voie de l’ASI[6. Voir par exemple International Transport Forum, A New Paradigm for Urban Mobility, 2015.]. La stratégie ASI (pour avoid-shift-improve, « éviter-transférer-améliorer ») recommande de se déplacer moins (et de posséder moins de véhicules), autrement (en utilisant les modes actifs et les transports en commun) et mieux (avec des véhicules moins incidents tout au long de leur cycle de vie).
Ayant objectivement intérêt à ce que la place de la voiture dans nos sociétés ne soit pas remise en question, le secteur de l’automobile (constructeurs et sociétés de leasing en tête) constitue l’un des plus fervents partisans des voitures salaires. D’autant que celles-ci boostent le marché automobile en Belgique. En 2019, on y immatriculait 47,6 voitures neuves par 1000 habitants et par an contre 43,3 en Allemagne, 32,9 en France et 25,5 aux Pays-Bas.
Prudents, pas téméraires, rarement courageux
Employeurs, employés et secteur automobile : cela fait beaucoup de bénéficiaires – et de bénéficiaires sachant défendre leurs intérêts. Ce qui, sans doute, explique en grande partie la robustesse de ce système. Il est admis qu’en politique « il faut savoir choisir ses combats ». En Belgique, le démantèlement du système des voitures de société n’est pas un combat très prisé… En ce domaine, la prudence reste de mise – et le suffixe « ette » de rigueur pour les réformes portées par les plus courageux, lesquels évitent soigneusement toute témérité comme en atteste un petit historique des 15 dernières années.
En 2009, au terme d’une analyse fouillée, le Conseil supérieur des finances, concluait que « tant les considérations de politique fiscale que les considérations environnementales requièrent la suppression du régime fiscal de faveur des voitures de société[7. Conseil supérieur des finances, section « fiscalité et parafiscalité », La politique fiscale et l’environnement, 2009.] ». En janvier 2010, le calcul de l’ATN fut modifié : si le principe du forfait kilométrique fut maintenu, le facteur multiplicatif qui lui était appliqué (soit l’avantage exprimé en euro par km) devint fonction des émissions de CO2 plutôt que de la puissance fiscale (proportionnelle à la cylindrée). À titre d’exemple, l’avantage au km d’une BMW série 3-316d passa de 0,3406 euro/km à 0,2714 euro/km… Il était difficile d’ignorer plus farouchement l’avis du Conseil supérieur des finances. Au premier janvier 2012 entra en vigueur une « vraie » réforme du système visant ouvertement à le rendre moins attractif. Exit le forfait kilométrique : l’ATN devint fonction de la valeur catalogue de la voiture multipliée par un pourcentage fonction des émissions de CO2 et multipliée par 6/7. Parallèlement, une modification des coûts déductibles dans le chef des employeurs fut introduite. On estime que cette réforme diminua d’environ 200 millions d’euros le déficit de contribution au bien public induit par les voitures de société[8. P. Courbe, op.cit., p. 68.]. Mais le système des voitures salaires n’en fut guère ébranlé.
En juin 2013, dans le cadre du Semestre européen, le Conseil européen recommandait notamment à la Belgique de s’attacher à « élaborer des propositions concrètes et définies dans le temps pour déplacer la charge fiscale du travail vers des assiettes fiscales ayant un effet de distorsion moins important sur la croissance, notamment en étudiant le potentiel de la fiscalité environnementale, par exemple en ce qui concerne le diesel, les combustibles de chauffage et l’utilisation privée des voitures de société[9. Conseil européen, Recommandation du Conseil du 9 juillet 2013 concernant le programme national de réforme de la Belgique pour 2013 et portant avis du Conseil sur le programme de stabilité de la Belgique pour la période 2012-2016.] ». Fin novembre 2014, Dave Sinardet, politologue à la VUB et à l’Université Saint-Louis, publiait dans la presse flamande et francophone une carte blanche intitulée « Ces si chères voitures de société »[10. Accessible en ligne sur le site web de La Libre Belgique.] qui fit grand bruit, particulièrement au Nord du pays. Il y plaidait pour une suppression du régime fiscal de faveur dont elles jouissent et pour un allègement parallèle de la fiscalité sur le travail. Seul le président de la NV-A adopta une posture sans ambiguïté[11. Voir P. Courbe, « Bart De Wever : voitures de société et “salaires corrects” », IEW, 4 décembre 2014. (En ligne.)]. Monsieur De Wever déclarait le 2 décembre 2014 à L’Écho : « Je suis très clair : la porte est tout à fait fermée à ce qu’on touche à la taxation des voitures de société […] Je vais tout de suite tuer cette idée dans l’œuf. Cela ne se fera pas avec la N-VA dans un gouvernement. » Cela ne se fit pas non plus une fois que la NV-A en fut sortie… En octobre 2018, les parlements bruxellois, fédéral, flamand et wallon adoptaient une résolution « COP24 » commune[12. Chambre des représentants de Belgique, Résolution sur la politique climatique de la Belgique – Préparation de la COP 24, 25 octobre 2018.].
Dans la section consacrée à la mobilité, les parlementaires soulignaient l’importance de réduire le nombre des voitures de société, rejoignant en cela les recommandations de la société civile réitérées dans le mémorandum publié par la coalition climat en mars 2019, coalition qui regroupe 72 organismes représentatifs de la société civile belge.
De l’allocation au budget mobilité
C’est en 2018 également que le gouvernement fédéral élabora son projet d’allocation de mobilité mieux connu sous l’appellation de cash for cars. Lorsque certaines conditions étaient rencontrées, ce dispositif donnait la possibilité, aux employeurs et employés qui s’entendaient sur la question, de remplacer la voiture de société par du salaire bénéficiant des mêmes mesures de défiscalisation. Dans les commentaires des articles du projet de loi, le gouvernement insistait sur le fait que « la conversion de la voiture de société en une allocation de mobilité a pour unique but d’inciter les travailleurs (et les employeurs) à diminuer l’utilisation de la voiture dans la circulation ». Dans son examen du projet de loi, le Conseil d’État estimait que « l’exposé accompagnant le projet ne contient pas d’éléments fondant et accréditant l’existence d’un lien démontrable entre la mesure en projet et l’objectif qu’elle vise[13.Conseil d’État, section de législation. Avis 61.016/1 du 21 mars 2017.] ». Les faits lui donnèrent raison : une dépêche mise en ligne par Belga le 23 mai 2019 annonçait que « un an après son lancement, seuls 142 travailleurs ont opté pour ce système sur les 24.000 entreprises accompagnées par le fournisseur de services en ressources humaines SD Worx. […] Chez Acerta, concurrent de SD Worx, un travailleur sur 1.000 a échangé sa voiture contre du cash ». La mesure fut annulée par la Cour constitutionnelle en janvier 2020 suite au recours en annulation introduit par la CSC, la FGTB et Inter-Environnement Bruxelles qui dénonçaient notamment une dérive vers une défiscalisation des salaires associée à une discrimination entre les travailleurs.
À ne pas confondre avec l’allocation de mobilité, le budget mobilité entra en vigueur le premier mars 2019. Initialement proposé par les partenaires sociaux, le budget mobilité offre aux travailleurs la possibilité de répartir le budget qui leur est octroyé sous forme de voiture de société entre trois « piliers » : (1) une voiture de société « respectueuse de l’environnement », (2) des moyens de transport durables et des frais de logement et (3) un solde versé sous forme de salaire. Le succès de la mesure, qui est supérieure à celui du cash for cars, demeure très modeste : parmi les personnes ayant droit à une voiture de société, seules 2 sur 100 environ optent pour le budget mobilité[14. Voir C. Langenaeken, « Le budget mobilité gagne en popularité », Acerta, 21 avril 2022. (En ligne.)], c’est-à-dire pour la possibilité d’utiliser des moyens de transport plus durables…
Une couche vert sur le tabou
Le 10 novembre 2021, la Chambre adoptait le projet de loi porté par Vincent Van Peteghem, ministre des Finances, visant à concrétiser cette disposition de l’accord de gouvernement : « Tous les nouveaux véhicules de société devront être neutres en carbone d’ici 2026. » L’approche choisie : renforcer l’attractivité des voitures électriques à batteries en modifiant progressivement les règles de déductibilité fiscale des voitures salaires.
Or l’attractivité du système des voitures de société réside également dans le calcul des cotisations ONSS dues par l’employeur (lesquelles sont minimales pour les voitures électriques) dans le calcul de l’avantage de toute nature (ATN) et dans le système annexe des cartes carburant (ou demain « carte énergie » pour la recharge des véhicules électriques). Ces dispositions demeurent inchangées…
Si l’on peut se réjouir d’une mesure qui devrait accélérer la sortie des carburants fossiles en Belgique, ce qui est indispensable d’un point de vue climatique, on doit aussi s’inquiéter d’un projet de loi qui néglige deux problèmes fondamentaux : le maintien du système des voitures salaires, d’une part, et la dérive du marché automobile vers des véhicules toujours plus lourds et plus puissants, d’autre part : la réforme ne fait aucune distinction entre, à titre illustratif, une Porsche Taycan Turbo S et une Citroen C-Zero…
Pour sortir de l’amertume
Avant de se lancer dans une réforme, il est bon de s’interroger sur les choix politiques et éthiques que l’on entend privilégier, notamment en termes de contribution au budget de l’État et d’utilisation dudit budget. Cette approche systémique n’est guère fréquente dans les débats relatifs aux voitures salaires.
Les réformes(-ettes) des dernières années se sont limitées, quelles que soient les volontés politiques à l’œuvre, à des modifications « à la marge » sans jamais remettre le système en question, sans interroger les paradigmes qui en sont à la base. Ces adaptations qui complexifient le système ont pour conséquence de le scléroser. Dès lors, aujourd’hui plus qu’hier, alors que la nécessité de transformer le système de mobilité se fait de plus en plus pressante, il semble politiquement impossible d’en sortir. Trop complexe, trop délicat, trop dangereux politiquement parlant. Comme le soulignait Dave Sinardet fin 2014 : « C’est un cas exemplaire de l’enlisement des hommes politiques dans un système dont ils ont l’impression – ou dont ils prétendent – d’avoir perdu le contrôle. Souvent, c’est réellement le cas parce que nous vivons dans un contexte européanisé et globalisé. Mais, dans le cas des voitures de société, c’est précisément ce cadre international qui nous enjoint de changer notre fusil d’épaule. Et c’est le monde politique national qui, consciemment ou non, organise sa propre impuissance[15. D. Sinardet, « Perte de contrôle sur les voitures de société », La Libre Belgique, 11 décembre 2014. (En ligne.)]. »
Pour sortir de cette impuissance – et de l’amertume qu’elle engendre – la seule voie semble résider dans le parler vrai. La réponse aux enjeux des bouleversements climatiques, de l’effondrement de la biodiversité, de l’accroissement des inégalités sociales, du refinancement de l’État… ne consiste pas en la contemplation apeurée des tabous que nous nous sommes érigés. Mais dans une modification en profondeur de notre manière de produire, de consommer et de vivre ensemble. Il est indispensable de le
dire et le redire sans détour.