Politique
Le système de santé au prisme du virus
26.10.2020
Le 30 janvier, l’OMS déclare « d’urgence de santé publique de portée internationale » une épidémie causée par un coronavirus apparu quelques semaines plus tôt dans la ville chinoise de Wuhan. Ce n’est que la 6e fois dans l’histoire de l’institution onusienne qu’une épidémie est qualifiée de la sorte. Les précédents sont connus : le Zika, Ebola, la poliomyélite ou encore le virus H1N1 sont les virus ayant provoqué de pareilles alertes. Le coronavirus actuel est un cousin du SRAS (« syndrome respiratoire aigu sévère ») qui a provoqué une crise sanitaire sans précédent à Hong-Kong en 2003 mais qui, en dehors de la Chine, de Singapour et de Taïwan, a relativement peu circulé. Quoi qu’on en dise (et sans nier la nécessité d’un inventaire de l’action de l’OMS), sur un plan « administratif », le temps qui s’est écoulé entre l’identification du virus et cette déclaration est relativement court.
La déclaration de l’OMS aurait sans doute dû être le signal de départ d’une mobilisation sanitaire importante. Il n’en sera rien. Les autorités sanitaires des pays européens et de l’Amérique du Nord s’enferment alors dans une double certitude :
- Les systèmes de vigilance mis en place en 2009 – au moment de la pandémie de grippe H1N1 – et en 2004 – au moment de l’épidémie de grippe aviaire – sont encore opérationnels.
- L’exemple du SRAS montre que le risque de développement d’une épidémie à grande échelle (on parle de pandémie en cas de propagation mondiale d’une nouvelle maladie) à partir d’un coronavirus asiatique ne nécessite pas de mesures complémentaires.
Bien entendu, l’hypothèse de la big one, cette pandémie incontrôlable qui déferlerait sur le monde, est dans tous les esprits. Personne, dans ces autorités sanitaires et dans la communauté scientifique, ne songerait sérieusement à en nier la possibilité. Mais, au début du mois de février, il existe un consensus relatif pour estimer que ce ne sera pas pour cette fois.
Le confinement comme dernier recours politique
L’inquiétude est faible en Belgique. Le pays se targue, à juste titre, de disposer d’une expertise scientifique et médicale reconnue mondialement. Des institutions comme l’Institut de médecine tropicale d’Anvers, le service des maladies infectieuses de l’hôpital Saint-Pierre à Bruxelles, ou encore le laboratoire de référence de la KULeuven, font état d’un know how incontestable en matière de microbiologie des virus. À côté de cette expertise, le pays dispose d’un réseau hospitalier aussi robuste que dense, qui affiche un des taux de lits en soins intensifs par habitant parmi les plus élevés d’Europe, ainsi qu’un nombre suffisant de lits « aigus[1.Ce terme recouvre l’ensemble des lits destinés à l’hospitalisation à court ou moyen terme et aux soins, par opposition aux lits dits « de revalidation », qui sont davantage destinés à la transition entre l’hospitalisation et la reprise d’une vie « normale ».] ». Cette pensée habite à peu près tous les gouvernements occidentaux, à ce moment, et continue à les traverser jusqu’à la deuxième semaine de mars, jusqu’au moment où toutes ces certitudes s’effondrent face à la poussée de la pandémie dans toute l’Europe.
À contretemps, fin janvier, à l’hôpital de la Charité à Berlin, Christian Drosten, un virologue reconnu pour avoir isolé l’ADN du SRAS et développé son test de détection, comprend que les choses ne se passeront pas de la même manière cette fois-ci. Il met rapidement au point un test de biologie moléculaire, à partir de la séquence génétique du coronavirus qui a été communiquée le 13 janvier par la Chine. Plutôt bien introduit auprès de Jens Spahn (ministre fédéral de la Santé) et d’Angela Merkel, il les convainc de lancer rapidement une généralisation de ces tests dans la population allemande au moment où l’épidémie commence à se propager. Il met librement à disposition le protocole du test auprès de l’ensemble de la communauté scientifique, qui se heurte alors à un problème de taille : aucun pays, en dehors de l’Allemagne, ne dispose de stocks suffisants de produits de contraste pour fabriquer massivement ces tests. D’autant que le gouvernement Merkel décide rapidement de contrôler très strictement les exportations de matériel médical.
Ces tests représentent pourtant la pierre angulaire de la seule stratégie sanitaire ayant à ce jour apporté la preuve de son efficacité : tracer les cas suspects, les tester et les isoler en cas de résultats positifs. Sans ces tests, les autorités n’ont d’autre alternative que de revenir à une mesure de politique sanitaire aussi efficace qu’archaïque : la mise en quarantaine de la plus grande partie possible de la population, qui prendra ici le nom de « confinement ».
Ce sera l’option qui s’imposera au gouvernement belge. Le 12 mars, lors d’une conférence de presse mémorable – après un marathon de négociations que seul le meccano institutionnel en place à Bruxelles peut générer –, la Première ministre en affaires courantes, Sophie Wilmès, annonce un arsenal de mesures assez spectaculaires (fermeture des écoles, de l’Horeca et des commerces non essentiels, obligation de télétravailler et limitation des déplacements personnels). Pour un temps, ces mesures propulsent la Belgique parmi les premiers de la classe en Europe.
Les perspectives étaient pourtant loin d’être positives au début de cette journée. Le matin, le landerneau bruxellois ne sait pas très bien à quoi s’en tenir. Des dissensions évidentes apparaissent entre francophones et Flamands, tant au niveau du gouvernement fédéral qu’au niveau des entités fédérées. D’un côté, la ligne francophone, plutôt prudente ; de l’autre, celle d’une Flandre qui ne veut pas de mesures qui ralentiraient trop la machine économique. La Flandre a les yeux rivés sur les Pays-Bas, où Mark Rutte, le Premier néerlandais, veut opter pour une stratégie d’immunité collective. Du côté francophone, on regarde vers Paris où, traumatisé par ce qui se passe en Lombardie, le président Macron s’apprête à mettre la France en confinement. Il s’en suit une soirée surréaliste, où les caméras des chaînes de télévision resteront braquées pendant des heures sur les fauteuils vides de la salle de presse du 16 rue de la Loi, en attendant l’issue finale des négociations en cours.
Les prémisses de l’épidémie en Belgique
Lorsque la décision de confiner la Belgique est prise, le pays fait plutôt figure de « bon élève ». Il compte moins de cas (et surtout moins d’hospitalisations) par millier d’habitants que la France, l’Italie et l’Espagne au moment où ces pays prennent des décisions de restriction similaires. Et le gouvernement belge prend un attirail de mesures comparables à celles prises en Suisse, en Autriche, en Norvège ou au Danemark, autant de pays qui, en bout de course, auront été nettement moins atteints par la pandémie.
Il n’y a, le 12 mars, aucune raison de penser que la Belgique pourrait échouer là ou d’autres pays semblent avoir réussi. Alors, pourquoi autant de morts, autant de contaminations ? Pourquoi l’impression répétée d’une faillite d’un État déjà maintes fois pointé du doigt pour son inefficacité ?
Les réponses à ces questions sont nuancées, provisoires et sans doute décevantes, tant pour les adeptes de la théorie du failed State que pour ceux qui considèrent que c’est avant tout une certaine forme de fatalité qui a entraîné la Belgique dans une situation qui a pu paraître, à certains moments, incontrôlable. Car on ne peut comprendre l’évolution de la pandémie sans tenter de démêler cet enchevêtrement d’échecs et de fatalité.
La première chose à considérer, lorsqu’on analyse un phénomène sanitaire aussi complexe qu’une épidémie et son impact sur un pays, c’est d’en analyser la géographie. Même si la Belgique n’est, au départ, qu’un foyer secondaire de la pandémie, elle devient rapidement un de ses épicentres en Europe. Il y a une forme de déterminisme spatial qui, à l’instar de ce qui s’est passé dans les deux conflits mondiaux du XXe siècle, a fait de la Belgique un « oiseau pour le chat ». Sa situation centrale, mais aussi sa très grande ouverture sur l’étranger, la rend très perméable aux phénomènes épidémiques. D’ailleurs, c’est là une des raisons principales qui avaient poussé les précédents ministres de la Santé à anticiper – quitte à un peu à les surjouer – les risques potentiels de la grippe aviaire en 2006 et de la grippe H1N1 en 2009. Située à moins de 400 km des plus grands aéroports européens (Londres, Paris, Amsterdam et Francfort), elle-même dotée d’un hub aéroportuaire important, Bruxelles est un des pôles principaux de la mondialisation en Europe. Aucune autre ville européenne n’est située au cœur d’un tel nœud d’échanges internationaux ou ne concentre une communauté aussi importante d’expatriés (en dehors de Londres). Dès lors que la diffusion du coronavirus s’est opérée essentiellement via le transport aérien, il est difficile d’écarter cette grille d’analyse s’agissant de la Belgique.
D’autant que cette force de gravité concerne non seulement la capitale mais aussi l’ensemble du pays. Ce phénomène est amplifié à la fois par la densité de population de la Belgique, par des mouvements interrégionaux beaucoup plus importants que dans la plupart des pays voisins et par des déplacements transfrontaliers très nombreux et très fréquents. Une première étude menée par l’ULiège, l’ULB et la KULeuven a permis d’identifier plus de 160 souches différentes du coronavirus dans les prélèvements effectués sur les patients[2.« L’étude des génomes du coronavirus en Belgique le montre : “Il n’y a pas eu un patient zéro unique” », www.rtbf.be, 19 mai 2020.] Et elle a réduit à néant l’hypothèse d’un patient zéro qui serait arrivé du Nord de l’Italie après les vacances de Carnaval. Cette étude, qui en appelle d’autres, permet de conclure à l’existence d’une multitude de points de départ significatifs de la dissémination du virus, à l’inverse de ce qui a été observé en Italie, en France ou en Allemagne, où on a pu rapidement identifier les premiers foyers d’infection (« clusters »). Elle permet aussi de constater que la dynamique de l’épidémie en Belgique est nettement plus complexe qu’il n’y paraît et que le virus a probablement circulé bien avant le mois de mars dans tout le pays. Cette centralité oblige à distinguer clairement la Belgique d’autres pays plus « périphériques » quand on souhaite analyser l’impact de l’épidémie.
À cette dynamique spatiale s’ajoute toute une série de facteurs objectifs dont l’analyse ne fait que commencer et qui pourraient également mener à d’autres explications, comme la virulence particulière des souches présentes en Belgique et dans d’autres pays fortement touchés par le covid-19, des facteurs génétiques, ou encore des facteurs démographiques et sanitaires, comme la pyramide des âges ou la prévalence de certains facteurs de risque identifiés, comme le diabète ou l’obésité. Enfin, il ne sera pas inutile de considérer le rôle, apparemment déterminant, de la pollution de l’air dans la propagation du virus.
Faillites et réussites des réponses sanitaires
Bien entendu, l’analyse de ces facteurs objectifs n’exonère pas de tenter de comprendre pourquoi la réponse du système sanitaire belge a souvent donné l’impression de tourner au fiasco. En dehors de son aspect dramatique (notamment quant à ses conséquences sur la santé mentale), le confinement de nombreux pays a une dimension absurde et il démontre leur état d’impréparation totale face aux risques pandémiques. Cette situation résulte d’une mutation globale des systèmes de santé des pays industrialisés depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Pensant avoir vaincu, grâce à des politiques de prévention active et de vaccination, la plupart des grandes maladies infectieuses (rougeole, tuberculose, poliomyélite…), ces systèmes de santé se sont repositionnés autour des maladies non transmissibles (cancers, diabète, maladies cardio-vasculaires ou encore troubles mentaux) et ont progressivement baissé la garde face aux maladies transmissibles. L’histoire sanitaire leur donne à la fois raison et tort. Raison, parce que les défenses sanitaires de la population face aux maladies infectieuses ont fait des progrès fulgurants grâce à ces politiques, alors qu’elles se sont affaiblies face aux grandes épidémies de maladies non infectieuses, comme les cancers ou le diabète, qui ont atteint, dans le monde industrialisé, des niveaux parfois incontrôlables. Tort, car les signaux d’alerte ont été nombreux. Il y a d’abord les épidémies de grippes saisonnières,
qui montrent la vulnérabilité de certains groupes à risque, malgré une bonne réponse vaccinale. Il y a ensuite une série d’épisodes pandémiques – la fameuse grippe de Hong-Kong, qui a fait entre 1968 et 1970, sans confinement, des dégâts comparables à ceux provoqués par le covid-19, ou de nombreuses autres alertes mondiales durant ces 20 dernières années, telles que la grippe aviaire, la grippe H1N1, la SRAS ou encore le MERS[3.Middle East Respiratory Syndrom, une maladie respiratoire due à un coronavirus qui a fait son apparition en Arabie Saoudite en 2012 et proviendrait, lui aussi, de la chauve-souris (NDLR).] – qui auraient dû inciter les systèmes sanitaires à ne pas baisser leur garde.
Or c’est bien ici de garde, ou de veille sanitaire, qu’il s’agit. Aucun pays européen n’était réellement préparé à cette pandémie et ceux qui ont pu y échapper le doivent probablement autant à d’autres facteurs qu’à la qualité de leur système hospitalier (qui figure dans le ventre mou des index internationaux, comme celui du Portugal, voire dans le bas du classement, comme ceux de la Pologne ou de la Grèce).
Qu’est-ce qui permet alors d’expliquer pourquoi la Belgique semble avoir si mal géré la pandémie ?
Le premier élément concerne la structure – ou plutôt les performances – du système belge de santé. Dans la plupart des index internationaux, la Belgique figure dans le haut du classement, mais ces études internationales pointent sans cesse la prévention comme étant la principale faiblesse structurelle de notre système, et cela dans des proportions généralement sous-estimées. Dans le Healthpowerhouse Consumer Index[4.https://urlz.fr/dn21.] (qui fait référence dans ce domaine), la Belgique est classée parmi les derniers des 35 pays analysés sur ce critère. Dans l’agrégat des résultats de cet index, qui mesure cinq autres critères (droits des patients, accessibilité aux soins, résultats, qualité des services et politique du médicament), la Belgique arrive néanmoins cinquième du classement final. Cela montre l’ampleur du problème : on devine à quel point les autres critères du classement ont dû « surcompenser » la faillite globale de notre système de prévention pour avoir pu limiter la casse au terme de l’analyse.
Dès le début de l’épidémie, les hôpitaux belges ont dû anticiper, voire forcer, les décisions politiques pour s’organiser. Cette organisation a été, dans un premier temps, individuelle : tous les hôpitaux généraux du pays ont aménagé très vite de nouvelles unités de soins intensifs dédiées au covid-19. Mais cette réponse a également été collective. Si le paysage hospitalier belge a été très longtemps marqué par une concurrence féroce entre hôpitaux et réseaux, les choses ont évolué ces dernières années. Et même si de nombreux antagonismes subsistent, le secteur a adopté des méthodes de travail plus coopératives, qui ont permis, dans l’urgence, de mettre en place des chaînes de solidarité assez inédites.
Le plus frappant, dans cette phase, c’est la quasi-autonomie du secteur hospitalier. Celui-ci n’a jamais pu s’appuyer sur une gestion centralisée de la crise, qui aurait pu, si nécessaire, organiser une répartition optimale des malades. C’est là un des effets de la 6e réforme de l’État, qui a considérablement dilué la gouvernance politique du système hospitalier. Le premier effet de cette dilution a été de priver la Belgique d’une autorité de gestion centralisée des crises sanitaires. Le SPF Santé publique, qui a normalement ce rôle, a vu sa voilure considérablement réduite sous le double effet des économies budgétaires dans la fonction publique et de son démembrement progressif à la suite de la régionalisation. À cela s’est ajouté l’émergence de Sciensano comme acteur principal de la gestion de la crise, ainsi que la prolifération des comités de coordination, au sein du pouvoir fédéral comme entre celui-ci et les Régions, rendant totalement illisible la structure organisationnelle de la réponse sanitaire.
Sciensano, un acteur-clé ?
Le cas de Sciensano est un énième avatar du bricolage « à la belge ». Cet institut est censé regrouper, à terme, l’ensemble des structures fédérales de recherche et d’expertise publiques en matière de santé. Actuellement, il est le produit de la fusion de l’Institut scientifique de santé publique (ISP, regroupant l’Institut Pasteur du Brabant et l’Institut d’hygiène et d’épidémiologie) et du Cerva (Centre de recherches vétérinaires et agrochimiques). Sans la chute du gouvernement Michel, il aurait dû intégrer aussi le Centre fédéral d’expertise des soins de santé (plus connu sous son sigle néerlandophone KCE).
L’ISP était à la Belgique ce que l’Institut Pasteur est à la France ou l’Institut Robert Koch à l’Allemagne : une institution chargée à la fois de centraliser et de stimuler la recherche appliquée en matière de santé publique[5.Même si l’Institut Pasteur a revêtu entretemps la forme d’une fondation privée.]. Sciensano a repris cette mission et a adopté la forme d’un institut public à gestion autonome[6.Un statut similaire à celui des musées et autres établissements scientifiques fédéraux.]. Ses missions sont encadrées par la loi du 25 juillet 2018 qui le constitue. Elles se limitent essentiellement à des tâches de recherche et d’expertise scientifique, voire de certification de laboratoires. Dans ce cadre, Sciensano joue un rôle essentiellement préventif dans la gestion des épidémies.
C’est à partir de cette dernière mission que cette institution publique – globalement inconnue du grand public, de la presse et de la plupart des responsables politiques avant l’épidémie – va devenir l’épicentre de la gestion de crise et concentrer une grande partie des critiques adressées à l’autorité fédérale.
Il est difficile de reconstituer le processus qui a conduit Sciensano dans cette position autrement qu’en posant des hypothèses. La plus plausible tient probablement dans la faiblesse structurelle de la ministre de la Santé Maggie De Block et de son cabinet. Là où ses prédécesseurs avaient constitué des structures opérationnelles ad hoc de coordination de la réponse à l’épidémie, Maggie De Block s’est bornée à s’appuyer sur les comités existants (les fameux RAG[7.Risk Assessment Group.] et RMG[8.Risk Management Group.]). Dans un processus quasi darwinien, Sciensano s’est imposé, essentiellement grâce à sa force de frappe (700 collaborateurs dont plus de 400 scientifiques) face à la direction générale des Soins de santé du SPF Santé publique, notoirement en sous-effectifs, auquel ce rôle opérationnel aurait normalement dû échoir. Sciensano n’a laissé à cette dernière que le rôle particulièrement ingrat de coordonner, avec des moyens humains réduits, les soins primaires (médecine générale) et secondaires (hôpitaux).
Cette situation est d’autant plus paradoxale que le SPF Santé publique est l’autorité de tutelle de Sciensano. Or celui-ci est apparu rapidement, dans un récit en partie fantasmé, comme un véritable « État dans l’État », aux décisions obscures, contradictoires, et prises avec un mépris manifeste des obligations de transparence s’imposant à toute organisation publique.
Cette décomposition de la gouvernance fédérale du système de santé publique explique en partie l’impression déplorable laissée par le pouvoir politique dans la gestion de crise. Néanmoins, il serait vain de vouloir y trouver la trace d’une espèce d’« État profond » ne répondant plus aux directives des politiques. La première faillite (et sans doute la seule) est celle d’une gouvernance politique. Celle-ci paie le prix d’un double choix politique : austérité budgétaire dans les services publics fédéraux, d’une part, et d’autre part, dilution des responsabilités dans un modèle fédéral qui ne remplit plus entièrement les fonctions de régulation et d’administration dévolues à la puissance publique.
Le poids des décisions passées
Avec le temps, une certaine sédimentation des affects et une meilleure connaissance des conditions de développement de la pandémie remettront partiellement la balle au centre. Et nous obligeront sans doute à considérer les choses sous un angle plus large.
En premier lieu, si la gestion fédérale de l’approvisionnement en matériel médical (masques de protection, respirateurs, produits de contraste, anesthésiants, etc.) a pu sembler chaotique, le problème est plus global qu’il n’y paraît. Il se situe notamment dans la gestion des stocks des hôpitaux, qui est intrinsèquement liée aux mutations qu’a connues le monde de la santé durant ces 20 dernières années. Désormais gérés comme toute entreprise commerciale – avec l’application de théories managériales comme le lean[9.Méthode de management qui se concentre sur une chasse acharnée aux « gaspillages » (NDLR).] ou encore la gestion « à flux tendu » des approvisionnements en matériel –, les hôpitaux n’étaient pas mieux préparés que l’autorité fédérale, dont la responsabilité se limitait ici à la conservation de stocks stratégiques. Certes, ces stocks ont été détruits dans des conditions rocambolesques, mais leur préservation n’aurait probablement pas changé la donne de manière fondamentale.
D’une manière plus générale, la question emblématique des masques (qui a traversé tous les pays industrialisés, ou presque) a démontré par l’absurde les dérives de la marchandisation de la santé. La rupture des chaînes d’approvisionnement (essentiellement asiatiques) a induit une vulnérabilité terrible du personnel soignant face au virus. Ceci invite à repenser complètement l’écosystème de ces chaînes d’approvisionnement et à enclencher une réflexion profonde sur la démarchandisation de l’économie de la santé.
On n’évacuera pas non plus une exégèse des dégâts causés par la 6e réforme de l’État à l’organisation du système de santé. Sur le papier, celui-ci aurait dû tenir bon. Contrairement au récit médiatique et politique, la Belgique ne compte en réalité pas 9 mais bien 4 ministres de la santé (un ministre fédéral et 3 ministres régionaux), disposant de réels pouvoirs de décision dans le domaine curatif. À l’aune des autres États fédéraux, ce nombre n’a rien d’extravagant. C’est donc plutôt l’enchevêtrement des compétences dans la plupart des domaines qui est à la source d’une déperdition énorme d’énergie et d’efficacité, deux éléments indispensables en période de crise sanitaire. Que ce soit en matière de gestion des hôpitaux, des maisons de repos, de la première ligne de soins[10.Les médecins généralistes et les autres professionnels de santé.] ou encore de la santé mentale, plusieurs initiatives indispensables, soit se sont engluées, soit ont été complètement annihilées par la complexité d’un système que plus personne ne maîtrise réellement. La Conférence interministérielle de la santé publique, l’organe supposé coordonner le pouvoir fédéral et les Régions, a eu toutes les peines du monde à faire émerger un consensus dans de nombreux dossiers qui lui ont été soumis, et ce n’est qu’avec un revolver pointé sur la tempe qu’elle a pu prendre une série de décisions, souvent marquées du sceau too little too late, comme dans le cas des recommandations en matière du port du masque dans l’espace public.
Les angles morts de la santé publique
En définitive, la pandémie aura surtout révélé les angles morts de notre système de santé publique. Et si nous nous échinons à tenter de dessiner ce que sera le « monde d’après », il y a hélas fort à parier qu’il ressemblera, dans le domaine de la santé, à celui d’avant, si nous ne prenons pas la mesure des changements à y apporter.
La faillite totale de la gestion de la crise dans les maisons de repos, qui concentrent à elles seules la majorité des affections et des décès enregistrés[11.Au 19 juin 2020, la Belgique comptait 9695 décès attribués à la pandémie, dont 4852 dans les maisons de repos et les maisons de repos et de soins. Il faut toutefois noter que 73 % des personnes décédées dans ces institutions n’ont pas fait l’objet d’un test covid-19 et que ces décès-là sont donc « simplement » suspects.], était prévisible. Le fait que personne, ou presque[12.À l’exception de quelques experts du secteur, comme l’ancien président de MSF Philippe Laurent, qui sonnait le tocsin dans une « carte blanche » publiée sur le site du Vif le 13 avril : https://www.levif.be.], ne l’ait vue venir l’était tout autant. Cet échec met en cause une grande partie de la « prise en charge » des personnes âgées en Belgique. Si celle-ci apparaît statistiquement excellente (peu de pays concentrent autant de services ambulatoires ou résidentiels), elle est aussi le fait d’un abandon progressif de la gestion de la perte d’autonomie à des structures très éloignées des centres de gravité politiques et médiatiques.
S’ajoute à cela le développement d’une véritable « industrie de la dépendance », caractérisée par l’emprise de grands groupes privés (généralement français) sur l’offre de places en institutions. Un mur épais s’est ainsi érigé entre la société « autonome » et la société « dépendante ». Un mur qui supplante à certains égards la distinction entre les actifs et les inactifs. Un mur assez confortable en temps normal, qui nous permet de ne pas avoir le nez sur la dépendance (avec ce qu’elle nous renvoie de nos peurs du vieillissement), mais qui a pris ici toute sa dimension honteuse. Le degré d’impréparation de la réponse des autorités publiques face à la situation catastrophique des maisons de repos a atteint son paroxysme avec l’appel à l’aide lancé à la Défense et à Médecins sans frontières, qui sont intervenus dans les institutions pour personnes âgées au même titre que dans n’importe quelle crise humanitaire hors d’Europe…
Dans le même ordre d’idée, les institutions psychiatriques et le secteur de la santé mentale sont restés à leur place habituelle, à savoir sous les radars du monde politique et des médias. Pour autant, ce qui s’y est déroulé n’est pas moins interpellant. Les patients ont été largement confinés, dans les hôpitaux et les maisons de soins psychiatriques, sans la moindre possibilité de sortie, y compris pour ceux dont les pathologies étaient bien contrôlées. Les institutions psychiatriques ont été exclues, pendant de longues semaines, des dispositifs d’approvisionnement en matériel médical. Dans le secteur ambulatoire, l’arrêt net d’une partie des soins a provoqué un grand nombre de décompensations et/ou d’abandons de
traitement. Et dans le secteur de la psychiatrie juvénile, ce sont les parents qui ont dû prendre le relais, par suite de la fermeture de la plupart des institutions résidentielles ou des centres de jour. Complètement isolée et ignorée, la première ligne de soins psychiatriques s’est débrouillée avec les moyens du bord et s’apprête maintenant à devoir prendre en charge une nouvelle crise de la santé mentale, provoquée par les conséquences prévisibles du déconfinement et de la stagnation économique. Ce constat peut d’ailleurs être élargi à l’ensemble du secteur des personnes handicapées, victimes, plus que d’autres catégories de la population, des restrictions du confinement.
La pandémie a également révélé les failles béantes des dispositifs de santé et de sécurité au travail. Face au rouleau compresseur des organisations patronales (singulièrement Comeos, celle du commerce et de la grande distribution), la reprise ou la continuité de l’activité économique a relayé au second plan la sécurité des travailleurs. L’absence de données relatives aux contaminations en milieu professionnel (Sciensano ne recueille aucune information sur le sujet) rend impossible toute évaluation des risques. Alors que les foyers de contamination professionnels (notamment dans les abattoirs) sont le principal « résidu » de la pandémie en Europe[13.Du moins à l’heure où ces lignes sont écrites, à savoir à
la fin du mois de mai.], il est impossible de déterminer l’ampleur du problème. À l’instar du nuage radioactif de Tchernobyl au-dessus de la France, le coronavirus ne sera donc officiellement pas entré sur les lieux de travail en Belgique (en dehors, bien sûr, des institutions de soins, où il est difficile de nier qu’il a largement circulé).
Limites de la santé publique belge
Dégager des lignes de conclusions, au terme de la première phase d’une pandémie dont il est encore impossible de prédire l’évolution, relève d’une fameuse quadrature du cercle. C’est d’ailleurs le principal enseignement, sur un plan épistémologique, à tirer de ces quelques semaines. Dans un entretien au journal Le Monde donné le 10 avril, le philosophe allemand Jürgen Habermas livrait une réflexion très intéressante au sujet de la fragilité des données qui ont sous-tendu une grande partie des décisions politiques depuis la mi-mars : « D’un point de vue philosophique, je remarque que la pandémie impose aujourd’hui, dans le même temps et à tous, une poussée réflexive qui, jusqu’à présent, était l’affaire des experts : il nous faut agir dans le savoir explicite de notre non-savoir. Aujourd’hui, tous les citoyens apprennent comment leurs gouvernements doivent prendre des décisions dans la nette conscience des limites du savoir des virologues qui les conseillent. La scène où se déroule une action politique plongée dans l’incertitude aura rarement été éclairée d’une lumière aussi crue. Peut-être cette expérience pour le moins inhabituelle laissera-t-elle des traces dans la conscience publique[14.J. Habermas, « Dans cette crise, il nous faut agir dans le savoir explicite de notre non-savoir », entretien avec N. Truong, Le Monde, 10 avril 2020.] »
Cette conclusion à portée générale trouve forcément un écho dans l’analyse des réactions à la pandémie dans nos systèmes sanitaires, qui en étaient l’épicentre. Vu le manque de matériel statistique et épidémiologique – qui ne sera réellement disponible, au mieux, que dans quelques mois, ce qui nous permettra de dépasser les conclusions empiriques – il aura fallu piloter à vue et définir une réponse à une crise sanitaire dont beaucoup de ressorts restent toujours inexpliqués. Que ce soit la nécessité d’un confinement massif, le risque éventuel d’une seconde vague, le choix des indicateurs permettant de suivre l’évolution de l’épidémie ou celui des stratégies thérapeutiques, la construction des décisions et celle du savoir ont eu lieu dans la même séquence temporelle. C’est le propre de beaucoup de phénomènes sanitaires, mais l’ampleur de celui-ci aura rendu l’exercice encore plus périlleux. Même si les chiffres de mortalité doivent être nuancés, même si on ne pourra pas dresser de bilan chiffré définitif avant quelques mois voire quelques années, il est difficile d’échapper à ce constat : le virus a frappé très durement la Belgique. La virulence de la pandémie dépend certainement de facteurs objectifs qui n’ont pas joué en faveur du pays, mais il serait totalement inconséquent de l’imputer complètement à cette malchance.
Le principal enseignement de la crise du covid-19 est à tirer de « ce qui est ». Ce virus en a dit autant sur l’état actuel de notre système de santé que plusieurs années d’observations. Il nous aura révélé que nous disposons d’un très bon système de soins (auquel est adossée une assurance maladie quasiment universelle, ce qui aura évité aux patients une double pleine, sanitaire et financière), mais que les lacunes de notre système de santé publique restent énormes. Ce système s’est montré incapable de prévoir et d’amortir le choc épidémique en amont : son mécanisme de veille sanitaire est à revoir complètement. Ce système a laissé le virus atteindre des proportions presque incontrôlables dans les fractions les plus faibles et les plus précaires de la population.
Ce double constat est révélateur d’une médecine qui songe, en premier lieu, à soigner les maladies plutôt qu’à les prévenir. S’il est un chantier essentiel dans la construction de ce fameux « monde d’après », c’est bien celui de repenser le système de santé, de rééquilibrer ses fonctions préventives et curatives, de reconsidérer ses angles morts (la santé mentale, la dépendance, les inégalités socio-sanitaires) qui font peser des menaces quasi existentielles sur sa soutenabilité.
(Image de la vignette et dans le corps de texte sous CC-BY-SA 3.0 ; Ambroise Paré et l’examen d’un malade peint par James Bertrand en 1856, photo réalisée par Ji-Elle en 2011.)