Culture • Société
Le stand-up, « politique low cost » ?
19.09.2023
Produite par le Centre vidéo de Bruxelles (CVB), la série Hors Jeu sort du lot autant par sa démarche que par son sujet et son contenu, et nous montre tout ce que l’humour peut recéler de politique.
Mia est une jeune étudiante bruxelloise en droit, à l’ULB. Mais ce qu’elle aime vraiment, ce qui la met en joie, c’est le stand-up. Elle fréquente des petites salles, tente sa chance et a le plaisir d’être invitée par le manageur-humoriste d’une grande scène. Seulement voilà, l’opportunité de sa vie tombe en même temps qu’un examen. Pas grave, lui répond le gérant : c’est pour ça que les certificats de complaisance existent… Les deux premiers épisodes d’Hors Jeu explorent à la fois la passion de Mia, les conséquences de sa petite fraude et surtout celle des intentions cachées du manageur. En à peine deux fois 17 minutes, la série brosse le portrait, tendre et forcément très drôle, d’une jeunesse bruxelloise écartelée entre les attentes familiales, le devoir-réussir, les discriminations et en particulier le racisme qui est au centre de l’intrigue.
Produite par le Centre vidéo de Bruxelles (CVB), avec lequel Politique est engagée depuis une bonne année dans le cycle Vu et Revue, la série est réalisée par les jeunes qu’elle représente : Sonia Bekam, Fatima-Zara Bouaziz, Maria Cala, Nora Ez-Zahri, Argan Oliveira, Justine Theizen, Lémy Veyt et Naïma B. Reyale. Cette démarche doit être saluée ; si le CVB accompagne régulièrement la production de documentaires citoyens et collaboratifs (nous en avons déjà parlé plusieurs fois), appliquer cette formule à la fiction est un gros défi. Réussi ? Absolument !
Écriture, accessibilité et humour
Hors Jeu ne démérite absolument pas et peut être comparé sans honte à de nombreuses fictions courtes professionnelles. Elle s’inscrit clairement dans une nouvelle tendance, portée notamment par les web-séries, où les épisodes courts évoquant la vie des « jeunes » (disons des 16-35 ans) trouvent naturellement leur place. Derrière une mise en scène efficace et très fluide, se cache souvent un discours critique sur le présent, la vie et ses galères. Hors Jeu, c’est exactement ça.
Sa réalisation joue, qui plus est, à casser le quatrième mur. L’équipe de tournage est parfois présente et forme un gag à elle toute seule. Ce côté métafictionnel, où le récit et la réalité se confondent, encourage la spectatrice (dans cet article le féminin fait office d’indéfini) à penser qu’elle regarde non une fiction, mais un reportage sur une personne bien réelle. Bien sûr le procédé à quelques limites, en particulier à cause du format très court des épisodes : les situations se résolvent trop rapidement, la séance disciplinaire de l’ULB en particulier, si solennelle, passe comme un coup de vent… Mais c’est peu cher payé, puisque la réalisation est au diapason de la principale arme de la série : l’humour !
Les différentes scènes de stand-up constituent de petits climax, des sommets où la tension, la gêne et le rire se mélangent joyeusement. Mia rayonne sous l’œil de la caméra, qui rend bien l’aura qui l’entoure quand elle « blague ». Une fois sur les planches, les signes de stress disparaissent et elle déploie un charisme manifeste. Le stand-up est d’ailleurs présenté comme un exercice d’éloquence dont le sens évolue : d’abord pour s’amuser et faire rire les autres ; puis pour défendre une cause et rire aux dépens du « pouvoir » ; enfin pour expliquer une erreur et être sa propre avocate. La série démontre, par la bande, que l’engagement humoristique de Mia n’est pas seulement un hobby, mais une réalisation qui lui servira dans le futur et dans son métier, d’autant plus si elle devient bien avocate.
Stand-up et politique
Lors d’une séance, l’une des personnages gravitant autour de Mia, son amie et soutien, se décrit comme étant tout au fond de l’échelle sociale : elle est femme, noire et porte le voile. Elle ajoute que c’est pour ça qu’elle fait du stand-up, c’est sa « politique low cost ». Rire devient un moyen d’expression, non seulement pour pouvoir se présenter et se définir, mais surtout pour combattre le stigmate. On pourrait dire : pour lui tordre le cou joyeusement. Différentes scènes de Hors Jeu montrent cet humour corrosif et libérateur. Brel chantait : « Quand on a que l’amour »… et quand on a que l’humour ?
Car c’est bien la question que pose la série : pour des jeunes, souvent issues de milieux populaires ou qui sont discriminées à cause de leur genre, de leur couleur de peau ou de leur religion, quels sont les moyens politiques par lesquels elles peuvent s’exprimer ? Les médias, même si certains essayent de s’ouvrir, restent très majoritairement figés dans des représentations archétypales : masculines, blanches, âgées. Les partis ne font plus rêver et sont en Belgique très en retard pour ce qui est de parler aux jeunes et sur les réseaux sociaux. Alors, il reste l’humour (et sans doute encore quelques voies comme la chanson, les initiatives associatives…).
Et il y a, pour l’humour lui-même, une hiérarchie et une satire officielle : celle qu’on retrouve à la radio et à la télévision, et qui rebondit, le plus souvent, sur l’actualité politique et sociale. Il peut arriver qu’elle rencontre les problématiques intéressant les jeunes femmes que nous évoquions, mais elle est rarement produite par elles. En dessous, existe tout un réseau de petites salles, de groupes et de ligues, vivant entre l’amateur et le professionnel, dont on voit une ébauche dans Hors Jeu. Les réseaux sociaux permettent à Mia de conquérir un espace, celui d’humour d’élite, qui lui resterait sinon fermé. Sans parler du fait que les sujets évoqués – le racisme, le voile, la blanchité – provoqueraient à n’en pas douter scandales et peuvent nous laisser dubitatifs sur l’existence du « style de Mia » dans l’espace médiatique belge francophone.
Change-t-on le monde avec l’humour ? Hors Jeu répond oui et c’est rafraichissant ! En effet, ce qu’on pourrait qualifier de naïveté n’est-il pas d’abord le moteur d’un espoir d’agir et d’un mouvement qui manque tellement dans l’air d’aujourd’hui ? Mia « dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas » et révèle les hypocrisies du manageur et plus généralement de ce qui ressemble bien à une caste dominante. Tous les gérants de scène sont des hommes et quand elle révèle la bassesse de l’un, tous les autres font corps. Un bel exemple de solidarité masculine auquel doit faire face Mia. Sa démarche n’est pas différente de celles de nombreuses polémistes qui autrefois écrivaient et décryptaient les mensonges de la société bourgeoise, parfois avec une violence sans commune mesure avec ce qu’on connaît aujourd’hui. De la satire sociale d’un Mirbeau au stand-up, le chemin est long et sinueux, mais pas si insensé.
L’expression des concernées
Politique, la série l’est aussi parce qu’elle parle d’une réalité qui précisément n’est pas au centre des représentations culturelles dominantes. Elle évoque une jeunesse qui n’est pas satisfaite par l’idée de grimper la pyramide sociale grâce aux études et pour laquelle une carrière d’avocat ne fait pas une vie. Et, plus important encore, cette réalité est racontée par cette jeunesse elle-même. Elle est rare, très rare, l’expression des concernées qui peuvent se décrire elles-mêmes, mettre leurs doutes et leurs désirs sur le devant de la scène, avec leurs mots.
De ce point de vue, Hors Jeu est un ovni : une œuvre où des femmes racisées s’expriment sur leur place dans la société, sur les discriminations multiples qu’elles subissent. Alors que les polémiques politiciennes et aveugles sur le voile continuent de surgir régulièrement, on entend une femme voilée parler de sa condition, de ses choix, bref ce qu’on devrait pouvoir lire et écouter dans les médias en lieu et place des avis de pseudo-experts et du concert des paniques réactionnaires. L’humour joue dans ce discours le rôle de force motrice, il donne à une parole marginale l’élan de se mettre en orbite.
On ne peut qu’espérer de futurs épisodes de la série, et qu’elle aura droit surtout à ce qu’elle mérite : la diffusion la plus large possible. C’est en particulier la démarche qui est à sa source qui doit être généralisée, pour que d’autres productions suivent son exemple et laissent les rênes aux concernées pour se raconter, faire bouger les lignes et, cerise sur le gâteau, nous faire rire. L’important est peut‑être moins de savoir avec qui on rit, que de savoir qui doit encore gagner la légitimité de nous faire rire.
Une projection sera organisée en présence des équipes de réalisation ce lundi 25 septembre à 19h, au cinéma Aventure, en partenariat avec Politique, Lezarts Urbains, CODE ROUGE, et ArtiStory. Plus d’infos.