Politique
Le retour de la bête
16.03.2020
(Editorial du n°111 de Politique, mars 2020 >>> Lire au format PDF)
La « bête immonde » qu’évoquait Brecht, c’est évidemment le nazisme. En 1941, il ne s’était pas encore révélé totalement, puisque l’extermination des Juifs d’Europe ne fut décidée qu’au printemps 1942. Pour Brecht, son ascension était « résistible » : elle n’était pas inéluctable.
À la Libération, cette phrase de Brecht hanta les pays qui avaient connu l’occupation allemande. On l’associa à une injonction mémorielle : « Plus jamais ça ! ». Plus jamais la guerre. Plus jamais le fascisme. Plus jamais le racisme. Rapidement, notre continent allait être divisé par un « rideau de fer », mais, de notre côté, celui du « monde libre » comme on disait à l’époque, on allait bâtir une Europe fraternelle qui abolirait tous les nationalismes. Le point d’orgue de cette aspiration à tourner à jamais la page eut lieu le 7 décembre 1970 lors d’une visite en Pologne de Willy Brandt, premier chancelier socialiste de la République fédérale allemande. Ce jour-là, il s’agenouilla devant le monument commémorant la liquidation par la Wehrmacht du ghetto de Varsovie en 1943. Les vieux démons étaient bien terrassés.
Ce qui rendait crédibles les promesses d’une Europe sans racisme et sans fascisme, c’était la prospérité sans précédent qui répandait alors ses bienfaits. On avait confiance dans l’avenir, même si on préférait ne pas savoir que cette prospérité était largement alimentée par le pillage des pays du Sud. Les compromis sociaux se passaient à l’intérieur de nos propres sociétés et tout le monde en sortait gagnant.
Le racisme avait-il disparu ? Les Juifs constituaient alors la seule minorité bien identifiée sur notre continent et la culpabilité européenne à leur égard refoulait toute forme d’antisémitisme trop démonstratif. Les Marocains et les Turcs, importés par trains entiers, n’arrivèrent que dans la seconde moitié des années 1960. Pendant quelques dizaines d’années encore, ils se firent tout petits, confinés dans des positions subalternes sans revendiquer des droits de citoyens.
Et le fascisme ? Sans doute, de petits groupes de nostalgiques de l’Ordre nouveau s’étaient maintenus partout. Ils étaient très reconnaissables, notamment en Flandre où ils se mobilisaient pour l’amnistie des anciens collaborateurs, défilaient dans les rues en tenue paramilitaire et cultivaient la nostalgie des casques à pointe. On se rassurait : jamais les jeunes Flamands, enfants de Woodstock, d’Elvis et ouverts sur le monde, ne marcheraient dans de telles combines archaïques.
À partir des années 1980, cette image d’Épinal commença à se craqueler. Et aujourd’hui, au XXIe siècle, tout recommence. L’Europe est submergée par une vague de populisme identitaire qui force, ici et là, les portes du pouvoir et qu’on ne sait plus comment endiguer. On a d’abord essayé de l’ignorer. Ensuite de l’isoler. On essaie aujourd’hui de l’apprivoiser…
En référence à Brecht, nous avons choisi de titrer le dossier de ce numéro consacré à la Flandre La résistible ascension de l’extrême droite. Le dernier succès électoral du Vlaams Belang fut pour beaucoup un coup de tonnerre : on n’avait rien vu venir. En récupérant la plus grande partie de l’électorat du VB, la N-VA avait fait, pensait-on, œuvre de salubrité démocratique. Car, au départ, il n’y avait pas grand monde pour contester au parti de Bart De Wever sa qualité de parti démocratique. Nationaliste, conservateur, mais pas d’extrême droite. Le 26 mai 2019, ce scénario de recyclage avouait son échec. Pire : le VB progressait nettement plus que la N-VA ne reculait. Ce qui signifie deux choses : il a aussi pris des voix aux autres partis et il a su séduire les jeunes qui votaient pour la première fois. Ces jeunes qui, autrefois, votaient systématiquement plus à gauche que leurs parents…
D’autres digues sautent, et des plus dramatiques. Il n’y a pas si longtemps, l’Europe fut confrontée à une vague de terrorisme d’inspiration islamiste. Terrorisme antisémite ciblé comme au musée juif de Bruxelles, à l’hypercasher de la porte de Vincennes ou à l’école juive de Toulouse, terrorisme aveugle comme au Bataclan, au métro Maelbeek ou à l’aéroport de Bruxelles-national. L’horreur, mais importée : on se rassurait en pensant que les terroristes n’étaient pas vraiment « des nôtres », qu’ils étaient manipulés par l’extérieur, même s’ils avaient grandi dans nos quartiers.
Aujourd’hui, changement de séquence : d’Auckland à Pittsburgh, de Halle en Allemagne à Bayonne en France, les cibles sont indifféremment juives ou musulmanes. Et, cette fois-ci, on ne peut plus se voiler la face : les criminels sont bien les héritiers directs de la vieille idéologie de la suprématie blanche, celle qui avait encore pignon sur rue dans l’Afrique du Sud d’avant Nelson Mandela ou dans l’Alabama d’avant Martin Luther King. Comme si le surmoi des sociétés européennes, tel qu’il s’était consolidé il y a 75 ans après la révélation des horreurs nazies, était désormais incapable d’empêcher le retour d’un refoulé profond qui risque de tout submerger.
Mais qu’est-ce qui nous arrive ? L’idée d’un progrès humain qui nous éloignerait lentement mais sûrement de la barbarie était-elle un leurre ? Le darwinisme social, qui veut que le plus fort l’emporte toujours, est-il la loi ultime des êtres humains ?
On ne s’y résout pas et on veut croire que cette ascension de l’extrême droite est bien « résistible« . Que les forces de la coopération seront finalement plus fortes que celles de la prédation. Mais cela demandera une mobilisation générale qui sorte des sentiers battus.
Du côté de l’éducation, il ne suffira pas d’inculquer les droits humains à la seringue dans des cours de citoyenneté ex cathedra ou d’organiser des voyages à Auschwitz. Pour enraciner la conscience de notre commune humanité, il s’agira, au-delà du slogan, de mettre en œuvre un « vivre ensemble » qui soit surtout un « faire ensemble » et un « ressentir ensemble ». Du côté du discours politique, il ne suffira pas de dérouler une rhétorique démocratique creuse. Mettons le doigt sur la plaie : c’est le néolibéralisme qui fait reculer la conscience d’une société égalitaire, solidaire et interdépendante. Il isole les individus face au marché et distille l’illusion que chacun s’en sortira mieux en étant plus compétitif que son voisin/concurrent. Les grands démocrates autoproclamés qui détricotent l’État social font le lit du fascisme qui vient.
Par un étonnant pied de nez à l’histoire, l’espoir a pris aujourd’hui le visage d’un homme de 78 ans d’origine juive polonaise qui mène campagne outre Atlantique. Que son combat et son enthousiasme puissent nous inspirer ici et maintenant.
2 mars 2020