Politique
Le religieux : croire sans pratiquer
18.12.2007
Le religieux périclite, les églises se vident, Dieu est mort, autant d’affirmations dont certains se félicitent alors que d’autres s’en plaignent…
Pour beaucoup, l’érosion des convictions religieuses est présentée comme une banale évidence. Cependant, un tel constat se vérifie-t-il dans les faits? Les grandes figures religieuses — du Dalaï-lama à l’Abbé Pierre — constituent plus que jamais des références valorisées par les médias qui assurent leur renommée, par les dirigeants qui les reçoivent ou par les jeunes qui en font des stars. Si l’affaiblissement de la pratique religieuse régulière et organisée paraît effectivement avéré, la liaison univoque entre cette diminution et la dilution du sentiment religieux et des convictions qui l’accompagnent semble moins claire. La sociologie des religions tente de traiter ces évolutions de la croyance et de ses expressions ; les réponses qui émergent s’enracinent dans l’idée de sécularisation.
Expérience individuelle
Parfois mot magique, toujours concept complexe, la sécularisation décrit les mutations du religieux dans la modernité et le monde contemporain. La première révolution est politique : l’État et le gouvernement des hommes sont radicalement séparés de l’Église (au sens large). Politique et religion deviennent des phénomènes ne participant plus du même espace, le premier investit la sphère publique, définit le bien commun, oriente les décisions collectives, alors qu’au contraire, le second s’enferme dans la sphère privée, où il constitue une liberté fondamentale, garantie par le politique, mais qui ne doit ni interférer avec les décisions collectives ni avec la direction de la société. Dans une telle société sécularisée, la liberté religieuse circonscrite à l’espace privé induit la coprésence de plusieurs religions. Ainsi, en Europe, diverses religions d’obédience chrétienne coexistent avec d’autres religions ou spiritualités exotiques. Le phénomène religieux ressortissant à la sphère privée, l’État n’impose ni croyance ni culte. La liberté religieuse propre à nos pays et à notre temps conduit à cette concurrence voire à l’émergence de spiritualités diverses. D’aucuns concluent le raisonnement en soulignant la dilution du sacré dans une forme molle de transcendance, incluant indistinctement l’idée de dieu ou de valeurs comme les droits de l’Homme, l’importance du marché voire la grandeur du sport. Par ce biais, l’individualisme, central dans la modernité, trouve sa place dans le religieux. La personne humaine devient l’horizon indépassable de la société. Tout regroupement d’individus dans un ensemble plus englobant et, nécessairement, plus contraignant, est inacceptable. Ce contexte interdit aux institutions religieuses d’imposer des normes de croyance ou de comportement, les individus les élisant au gré de leur cheminement. De même, les formes traditionnelles de morale ne prennent sens que parce qu’elles sont choisies et admises par chaque individu dans sa singularité. Paradoxalement, les religions, profondément en rupture avec le monde moderne, y survivent mieux; celles qui ont perdu du terrain sont celles qui ont cherché à s’aligner sur les valeurs de la modernité. Plus le mouvement religieux constitue un refuge contre la modernité et les difficultés individuelles qu’elle induit, plus il prospère. La prolifération — certes relative — des sectes ou la prospérité des fondamentalismes s’inscrivent dans cette perspective.
La pratique aux oubliettes
Il paraît clair, même dans la situation belge, que continuer à affirmer une disparition du religieux manque de discernement. Indiscutablement les pratiques institutionnelles traditionnelles périclitent en Europe (mais en Europe seulement) ; toutefois, cette diminution est loin d’être une disparition des convictions religieuses. La sociologue britannique Grace Davie insiste sur le fait que l’on n’assiste en Europe non à moins de religieux mais à du religieux autrement. Une des figures centrales de ces nouvelles formes de croyance sont celles que Davie décrit comme étant du believing without belonging: cette croyance individuelle qui n’est liée à aucune appartenance institutionnelle rend admirablement compte des situations belge et européenne. Il devient possible d’être croyant sans être pratiquant et, même, d’être pratiquant sans se rendre dans un temple ou une église. L’hétérodoxie et le syncrétisme des convictions sont généralisés, le traficotage qui en résulte aboutit souvent à une confusion qui n’est validée que par la certitude subjective de la personne l’ayant bâtie. Nombre d’enquêtes décrivent cette situation. D’après l’enquête européenne sur les valeurs, près de 33% des individus affirment n’avoir aucune pratique religieuse. Malgré ce chiffre, dans la même enquête, 79% des Européens revendiquent une appartenance religieuse. La croyance et la pratique se posent comme disjointes : il n’est pas nécessaire de pratiquer lorsque l’on se sent proche d’un courant religieux. Cette proximité, qui s’exprime par une authenticité vécue, n’implique aucune relation organisée avec un groupe, moins encore avec une église. Si nous nous penchons sur la situation belge, le trait n’en est que plus marqué. En 1999, plus de 63% des Belges affirment une appartenance religieuse ; majoritairement catholiques (57,3%), ils sont également protestants (1,7% toutes églises confondues), musulmans (1,8%) ou juifs (0,1%), les 2,4% restant appartenant à des confessions minoritaires Une enquête plus récente (en 2005), portant sur la définition par les personnes elles-mêmes de leur appartenance religieuse donne des chiffres légèrement différents : 48,3% de catholiques, 3,7% de protestants, 5,9% de musulmans, 0,4% de juifs, 6,7% appartenant à d’autres confessions et 33,3% de non-croyants (répartis entre 17,2% d’athées et 16,1% d’agnostiques). Les chiffres changent (les questions également) sans que la tendance générale ne soit remise en cause. Pour autant, moins de 12% affichent une pratique régulière. Lorsque l’on s’intéresse, en 2005, à leur attitude face à la religion, la majorité appartient à cette catégorie définie par l’oxymoron «croyants non pratiquant» (39%). Les croyants pratiquants ne sont que 26%. Le solde se répartit entre les non-croyants attachés aux traditions religieuses (12%), les non-croyants qui ne sont pas attachés aux traditions religieuses (14%) et, très minoritaires, les non-croyants opposés à toute religion (seulement 6%).
Victoire idéologique
Au-delà de la part de pratiquants, dont la seule évidence est leur faible nombre, le fait essentiel est la réinterprétation effectuée par tous ceux qui se disent croyants de la foi à laquelle ils adhèrent. Chacun se réapproprie sa foi. Cette injonction qui nous est faite se drape dans des oripeaux de libre-arbitre ou d’esprit critique, sa généralisation dément la liberté qu’elle revendique pour souligner la nouvelle aliénation qu’elle constitue. Tant les études extensives que les recherches qualitatives soulignent cette obligation de réappropriation. Ainsi, des enquêtes anthropologiques menées en Hainaut ont montré la diversité des croyances et leurs hétérodoxies ; dans les cas où le rapport à l’institution cléricale demeure – lors de la demande de sacrements ou de cérémonies, par exemple – les requérants ne comptent pas accepter, pour l’obtenir, de passer sous les fourches caudines imposées par la logique institutionnelle. Ces situations ne sont pas exceptionnelles, elles constituent la forme locale d’une réappropriation générale des messages religieux. Il ne s’agit plus de s’inscrire dans une communauté mais d’utiliser à des fins personnelles les ressources qu’une organisation peut apporter. Cette quête de sa vérité et cette pratique à la carte s’accompagnent paradoxalement d’une complète méconnaissance religieuse. Par son immédiateté, la mondialisation offre à tous un large catalogue de spiritualités et de pratiques, pourtant derrière une vague idée générale la majorité de nos contemporains ne déploient pas une connaissance intime des contenus, même de leur propre tradition. Et cette connaissance est d’autant moins importante qu’une fois encore l’essentiel est dans la reconstruction personnelle que ces croyances subissent : la référence du croire est la personne qui croit. Ces éléments soulignent à loisir la dilution de l’institution et la place centrale acquise par l’individu. Cet individu n’est pas à lire comme le fruit d’un progrès, il est celui d’une idéologie : l’individuation. Ce qui est volontiers présenté comme une libération individuelle — la liberté des pratiques, l’effacement des institutions ou la valorisation des convictions profondes — se révèle un devoir généralisé d’individualisation. On est loin du produit d’un égoïsme individuel ou d’un épanouissement personnel, construit rationnellement et de manière critique, mais bien plus proche du résultat social d’une injonction paradoxale à la liberté, pernicieuse comme toujours par l’illusion qu’elle entretient.