Politique
Le plan Marshall est-il durable ?
11.03.2011
Au sens strict, le plan Marshall « vert » ne recouvre pas les critères du développement durable. Mais il va tout de même dans la bonne direction. Le modèle suivi fait encore trop la part belle à la logique du marché et reste trop peu démocratique.
Dans le contexte de crise de l’économie mondiale et d’austérité programmée, une politique de développement régional tournée vers l’avenir, anticipant audacieusement les changements nécessaires à une transition durable socialement acceptable, est plus que jamais nécessaire Cet article s’inspire largement du Cahier Rise n°5, « Wallons-nous ? Repères et points d’attention pour une juste transition en Wallonie », coordonné par Thierry Demuysere, ainsi que d’un article de Muriel Ruol paru dans Syndicaliste (n°724, septembre 2010). S’inscrivant dans la logique d’un nécessaire redéploiement industriel, le plan Marshall 2.vert reprend à son compte l’ambition affichée par la Déclaration de politique régionale de positionner la Wallonie « comme un fer de lance du développement durable au niveau européen et mondial » Déclaration de politique régionale 2009-2014, p. 36. Y parvient-il ou ne constitue-t-il au mieux que l’embryon d’une stratégie de développement durable encore à construire ? La réponse à cette question appelle plus d’une nuance. Cet article commence par évoquer les avancées du plan Marshall dans sa version « verte » avant d’évaluer si ces nouveautés suffisent à constituer une « stratégie de développement durable ». Comme l’indique son « extension », le plan Marshall 2.vert (2009-2014) inclut une dimension « verte » qui était absente du premier plan Marshall (2005-2009). Trois nouveautés différencient la version « 2.vert » du plan précédent : la création d’un sixième pôle de compétitivité consacré aux nouvelles technologies environnementales ; la mise en place des alliances emploi-environnement, et enfin, l’introduction d’une dynamique transversale de développement durable. Parmi les six axes du plan Marshall, les actions et mesures dans le domaine environnemental et énergétique concernent donc principalement l’axe II (où apparaît un nouveau pôle de compétitivité dédié aux filières vertes) et l’axe V dédié aux « alliances emploi-environnement », sans oublier le souci transversal de « promouvoir le développement durable de façon transversale dans toutes les politiques publiques ».
Les avancées « vertes »
Saluons tout d’abord l’introduction d’un sixième pôle de compétitivité dédié aux technologies environnementales, en priorité : la chimie durable et les matériaux durables (dont les matériaux de construction durable). On ne peut que se réjouir de ce qu’un pôle entier soit dédié à ces technologies porteuses d’avenir (et d’emplois), même si les moyens dégagés (388 millions d’euros sur les cinq années de la législature) apparaissent bien faibles par rapport à l’ampleur des défis à relever. L’introduction de ce sixième pôle a l’avantage de se tourner de manière prospective vers les secteurs de l’avenir, alors que la politique de « clustering » Mise en réseau de « grappes » d’entreprises (Ndlr) de la Région wallonne s’était jusqu’ici principalement concentrée dans sur les activités et secteurs qui constituent actuellement les points forts de l’économie wallonne. L’idée était de soutenir le déploiement d’activités et de secteurs susceptibles d’atteindre une taille critique suffisante à l’échelle européenne. Certes, cette stratégie montre une certaine efficacité économique pour le moment. Mais il est sans doute temps de l’assouplir et de la rendre davantage prospective (et proactive), en évitant de figer la liste des pôles stratégiques soutenus pour l’adapter, au contraire, aux nouveaux défis que posent l’évolution technologique et les contraintes économiques et environnementales.
Si elle veut devenir le « fer de lance du développement durable au niveau européen et mondial » Déclaration de politique régionale 2009-2014, p. 36 , la Wallonie ne doit pas craindre de se montrer proactive et se positionner en leader sur des niches et des créneaux encore à saisir. Des opportunités s’ouvrent ainsi et des niches que la Région wallonne pourrait avantageusement occuper dans le domaine de l’offre de biens et services environnementaux, en particulier en ce qui concerne l’offre en éco-technologies. Le concept d’écologie industrielle, basé sur un fonctionnement en boucle des flux de matières et d’énergie, constitue un autre exemple de domaine offrant de belles opportunités pour toute région du monde qui voudra le développer, puis l’exporter. Pourquoi la Région wallonne ne prendrait-elle pas pied stratégiquement sur ces marchés de l’avenir ? Il est urgent d’agir et de consolider nos positions sur ces nouveaux marchés, car déjà la Chine et les pays émergents y devancent certains pays européens. Soulignons enfin que l’accent mis sur les « filières vertes » au travers d’un pôle entièrement dédié aux technologies environnementales ne doit pas exempter les autres pôles de toute responsabilité en termes de développement durable.
Alliance emploi-environnement
L’exemple de l’Allemagne montre qu’une alliance emploi-environnement bien conçue et bien réalisée peut potentiellement engendrer un effet multiplicateur important, tant sur le plan économique et social que sur le plan environnemental. L’idée est d’envisager le défi que représentent les contraintes environnementales comme une opportunité économique et sociale, grâce notamment à la création de nouvelles filières porteuses d’emplois. Sur la période 2009-2014, 873 millions d’euros (dont 600 millions d’euros de financement alternatif) devraient être affectés aux alliances emploi-environnement, dont la première se concentre sur le secteur de la construction, avec comme cible prioritaire la rénovation et l’amélioration énergétique d’un parc wallon de logements réputé vétuste et mal isolé. L’amélioration substantielle de l’isolation du parc wallon de logements représente certainement une mesure structurelle pertinente, qui ouvre de nouvelles opportunités dans le secteur de la construction, tout en permettant de préserver le pouvoir d’achat des ménages grâce à la réduction de leur facture énergétique. On ne peut que saluer cette initiative du gouvernement wallon, tout en attirant l’attention sur la nécessité d’allier efficacité énergétique et équité sociale. Le phénomène de « précarité énergétique » s’étend et touche en effet des franges de plus en plus larges de la population. Qu’en sera-t-il des ménages les plus modestes quand le prix du baril de pétrole atteindra 100, voire 150 dollars, d’ici deux ou trois ans ? En sus de la tarification progressive et solidaire du gaz et de l’électricité promise par le gouvernement wallon, la lutte contre cette nouvelle forme de précarité doit rester une préoccupation constante et être intégrée à l’ensemble des mesures mettant en œuvre l’alliance emploi-environnement. Par ailleurs, il serait bon de mutualiser davantage les risques et de socialiser les gains énergétiques et économiques, en favorisant les initiatives et les projets collectifs (en encourageant les initiatives de quartier, par exemple). Enfin, la coordination de l’offre de formations afin de répondre aux nouveaux besoins engendrés par la construction durable, tout en préparant la reconversion des travailleurs des secteurs et des entreprises touchées par la transition vers une économie bas carbone, demeure une priorité. Commune à l’ensemble des domaines politiques, la dynamique transversale dédiée au développement durable devrait quant à elle prendre la forme de mesures telles que l’insertion de clauses environnementales, sociales et éthiques dans les marchés publics, ou encore la mise en place d’une cellule de développement durable, dont la mission consistera, à partir d’un examen, à formuler des avis, sous l’angle du développement durable, sur les mesures prises par le gouvernement. Que conclure de tout ceci ? Au travers de ses innovations, le plan Marshall 2.vert semble marquer un tournant dans l’approche du développement durable en Région wallonne. Jusqu’ici, les pouvoirs publics wallons avaient essentiellement appréhendé le développement durable sous l’angle de l’environnement Voir à ce propos le rapport de la Cour des comptes, « La stratégie et le rôle d’exemple de la Région wallonne en matière de développement durable », transmis au Parlement wallon, novembre 2010, p. 27. Tout l’intérêt et la nouveauté du plan Marshall 2.vert est d’envisager désormais le développement durable sous l’angle d’une nécessaire transition de l’économie wallonne dans son ensemble.
Est-ce vraiment du développement durable ?
Le plan Marshall constitue donc un réel progrès par rapport aux déclarations d’intention des précédentes législatures, déclarations qui furent souvent non suivies d’effets. Il témoigne en outre d’une approche plus globale du développement durable, alors que jusqu’ici ce dernier était envisagé avant tout sous l’angle de l’environnement Les paragraphes qui suivent s’inspirent du Rapport d’évaluation de la Cour des comptes, op. cit., pp. 27-29.
Peut-on, pour autant, parler de véritable stratégie de développement durable ? Non, répond clairement la Cour des comptes dans un rapport à la fois critique et constructif. Certes, le plan Marshall 2.vert inscrit délibérément la Wallonie sous l’horizon du développement durable. Mais il manque entre cet horizon prospectif et les mesures préconisées la formulation d’une stratégie de développement durable au sens strict ; laquelle constitue précisément, selon la Cour des comptes, le « chaînon manquant » entre la vision prospective et l’éventail des mesures proposées. Pour être efficaces, les mesures inventoriées dans les différents plans régionaux (plan Marshall 2.vert, déclaration de politique régionale…) devraient s’inscrire dans une stratégie commune, dotée d’objectifs opérationnels, mesurables à moyen et long terme, ainsi que d’indicateurs de suivi et d’échéances. Or une telle stratégie fait ici totalement défaut. Cette « carence » se traduit sur le terrain par un double défaut d’intégration verticale de la stratégie régionale avec celles déployées à d’autres niveaux de pouvoir et de coordination horizontale (intersectorielle) des politiques régionales. L’intégration « verticale » renvoie ici à la nécessité d’une coordination plus poussée des stratégies de développement durable des États membres au sein de l’Union européenne. Un rapport de la Commission européenne paru en juillet 2009 témoigne de la volonté européenne de renforcer toujours davantage la coordination des stratégies nationale et européenne en ce domaine. Ce renforcement implique une coopération plus forte entre les différents niveaux politiques : régionaux, nationaux et européen. Quant à l’intégration horizontale, elle renvoie à l’idée d’une intégration intersectorielle des politiques ; laquelle dépasse, nous le verrons, la simple intégration des préoccupations environnementales dans l’ensemble des politiques de la Région wallonne. L’évaluation de la Cour des comptes s’avère particulièrement éclairante. Adoptant sa distinction, nous proposons d’y ajouter quelques balises syndicales sur les conditions d’une stratégie réussie de développement durable, qui serait à la fois intégrée sur le plan vertical et coordonnée sur le plan horizontal.
Recadrer la stratégie UE 2020
Sur le plan de l’intégration verticale, il est clair que les engagements pris par la Belgique dans le cadre du Programme national de réforme (PNR) lient la Région wallonne. Celle-ci se trouve ainsi dans une situation paradoxale où, comme Région, elle acquiert de plus en plus de compétences dans l’État belge, tout en ayant les mains de plus en plus liées sur l’échiquier international. De quoi s’agit-il ? Les États membres de l’Union sont en effet appelés à présenter en avril 2011 leur Programme national de réforme (PNR) respectant les lignes directrices de la Stratégie européenne « UE 2020 » et à expliquer comment ils comptent surmonter les « freins à la croissance ». Faisant suite à la stratégie de Lisbonne, cette stratégie vise à assurer en Europe à l’horizon 2020 une croissance « intelligente », « durable » et « inclusive ». Les progrès accomplis seront mesurés à l’aune de cinq grands objectifs chiffrés : 75% de la population entre 20 et 64 ans devrait avoir un emploi ; 3% du PIB devrait être investi dans la Recherche et Développement ; les objectifs dits « 20/20/20 » Le Plan 20/20/20 de la Commission européenne (2008) invite à réduire de 20% les émissions de CO2 et à augmenter de 20% tant l’efficacité énergétique que la part des énergies renouvelables à l’horizon 2020. (Ndlr).. du paquet énergie-climat doivent être atteints ; au moins 40% des jeunes générations devraient obtenir un titre ou un diplôme et le taux d’abandon scolaire doit être ramené sous les 10% ; enfin, le nombre d’Européens menacés par la pauvreté devrait être réduit de 20 millions. Il n’est pas possible, dans les limites de cet article, de développer une argumentation démontrant comment et pourquoi de tels objectifs s’avèrent insuffisants pour réduire les inégalités et les discriminations. La stratégie pour les atteindre qu’esquissent les « lignes directrices » témoigne d’une confiance aveugle dans les forces du marché et se révèle fondamentalement déséquilibrée dans un contexte politique européen plutôt favorable à la libéralisation. Deux ou trois exemples permettront de comprendre combien il est nécessaire de mettre en place des garde-fous dans les domaines liés à l’emploi et au climat. Absente de la définition, la « qualité de l’emploi » est clairement menacée par le recours au principe de « flexicurité » dans les lignes directrices. Les objectifs « 20-20-20 » du paquet énergie-climat autorisent le report de l’effort climatique à l’extérieur de l’Europe dans des conditions souvent très inéquitables pour les populations du Sud, et dommageables pour leurs ressources alimentaires. Quant à la libéralisation du marché de l’énergie prônée par la stratégie n’a pas diminué la précarité énergétique et se révèle assez inefficace en matière d’économie d’énergie.
Il revient entre autres aux pouvoirs publics wallons la responsabilité de mettre en avant de tels garde-fous dans leur contribution régionale au PNR belge. La prise en compte des enjeux d’intégration verticale révèle ainsi une nouvelle gageure pour des pouvoirs publics wallons qui se présentent comme de futurs « fers de lance » du développement durable au niveau européen et mondial. Dans un contexte politique européen qui semble vouloir donner la priorité au marché, la défense d’une approche qui accorde une « priorité à la durabilité ».Selon les quatre scénarii exposés dans le rapport .GEO 4 du Programme des Nations unies pour l’environnement paru en 2007 : priorité au marché, priorité à la politique, priorité à la sécurité et priorité à la durabilité exige de développer une politique intégrée de réorientation stratégique de l’économie wallonne. Les pouvoirs publics se voient ainsi réhabilités dans leur rôle d’encadrement et de pilotage ; ce qui constitue un préalable nécessaire à des politiques justes, les seules à même de garantir l’intérêt général.
Pour une gouvernance concertée
Parallèlement à l’intégration verticale, la mise en place d’une stratégie de développement durable exige une coordination horizontale. Une telle coordination exige en effet des mécanismes encourageant une réelle intégration intersectorielle des politiques. Ce qui, souligne la Cour des comptes, requiert « la participation et l’appropriation unanimes de tous les membres du gouvernement » Cour des comptes, op. cit., p. 29. Le fait que la Région wallonne se soit dotée d’un ministre du développement durable, constitue incontestablement un élément très positif en ce sens. L’expérience a montré que les politiques durables les plus exemplaires étaient le fruit de politiques intégrées dépassant les clivages de compétences entre cabinets ministériels, intérêts sous-localistes et les considérations politiciennes de court terme. Par-delà cette solidarité, voire cette unanimité, gouvernementale, il nous semble que développer une stratégie cohérente de développement durable requiert de mettre en place un mode poussé de concertation afin de planifier la transition de manière démocratique sur le long terme. À cet égard, le rôle des politiques consiste non seulement à assurer la régulation et la programmation économique au niveau le plus pertinent, mais également à prendre le temps d’un dialogue social – et plus largement sociétal – pour une solution acceptable répondant à l’intérêt général. Il importe en effet que non seulement tous les membres du gouvernement s’approprient celle-ci, mais que les partenaires sociaux et, plus largement, les citoyens y soient également associés sur un mode participatif. Résumons-nous. En l’état actuel, le plan Marshall 2.vert ne constitue pas au sens strict une « stratégie de développement durable ». Tout au plus constitue-t-il l’embryon d’une future stratégie, annoncée d’ailleurs dans la déclaration de politique régionale, de réorientation vers une société bas carbone, destinée à gagner en consistance, tant du point de vue de « l’intégration verticale » que de la « coordination horizontale ». Nous avons esquissé quelques balises qui devraient encadrer selon nous le déploiement de cette stratégie de transition : – la réhabilitation des pouvoirs publics dans leur rôle d’encadrement et de pilotage pour développer un modèle basé sur la « durabilité » plutôt que sur le « marché » ; – l’importance de la concertation sociale et sociétale à moyen et à long terme ; – le souci d’une alliance constante entre efficacité énergétique et équité sociale. C’est à ce prix que nous pourrons anticiper sereinement l’avenir de nos emplois, de notre société… et de notre planète.