Politique
Le multiculturalisme menace-t-il le féminisme ?
01.02.2010
Susan Okin est une penseuse féministe de première importance. Son ouvrage Justice, genre et famille[1.Champs Essais, Flammarion, 2008 (1989 pour la version anglaise).] renouvelle la réflexion sur l’idée de justice, en y introduisant le point aveugle pour la plupart des penseurs, à savoir les inégalités au sein de la famille, présentée trop souvent comme un bloc. Aussi, lorsqu’elle publie un article intitulé «Is multiculturalism bad for women»[2.Traduction parue dans la revue Raison publique, «Femmes et multiculturalisme : quelle reconnaissance pour quelle justice ?», octobre 2008.], elle n’est pas soupçonnée d’instrumentaliser le féminisme pour des arrière-pensées plus ou moins avouables.
Elle y pose en effet une question qu’on ne peut balayer d’un revers de la main : «Que faire lorsque les revendications de cultures ou religions minoritaires entrent en conflit avec les normes de l’égalité des genres ?», tout en prenant soin de préciser que cette égalité «est au moins formellement adoptée par les États libéraux (même s’ils continuent à la violer en pratique)».
Cultures patriarcales
Tout comme la notion de «famille» apparaît souvent comme un bloc, où les tensions et rapports de pouvoir internes sont négligés, les analystes des «autres cultures» ont trop souvent tendance à les présenter comme des ensembles, en prenant davantage en compte les inégalités entre les cultures que celles qui traversent chacune d’elles (y compris d’ailleurs la nôtre).
Susan Okin estime que «nous avons accepté trop facilement de considérer aussi bien le féminisme que le multiculturalisme comme de bonnes choses, aisément conciliables», ce «nous» visant «en particulier ceux que nous considérons comme politiquement progressistes et opposés à toutes les formes d’oppression». Mais que se passe-t-il lorsque ces deux notions entrent en contradiction, lorsque le respect des autres cultures porte le risque d’une oppression de certains de ses membres ? Cette question concerne plus particulièrement les femmes.
L’analyse d’Okin a deux mérites rares : d’une part, de ne pas stigmatiser une culture particulière, ce bouc émissaire qu’est trop souvent l’Islam. Elle relève par exemple une pratique qui touche notamment l’Amérique latine, à savoir la disculpation de l’auteur d’un viol s’il épouse sa victime. Elle cite même une loi péruvienne qui disculpe tous les auteurs d’un viol collectif si l’un d’eux propose d’épouser la victime ! D’autre part, de ne pas idéaliser la réalité de nos pays occidentaux, de ne pas occulter des oppressions bien de chez nous : le culte de la beauté et de la minceur, les différences salariales, les violences faites aux femmes, le poids du travail domestique non payé… Cependant, elle constate que si «pratiquement toutes les cultures du monde ont un passé clairement patriarcal, certaines s’en sont plus éloigné que d’autres». Et que ces acquis-là, même partiels et toujours réversibles, sont d’autant plus précieux à défendre.
Or, ajoute-t-elle, la plupart des cultures qui réclament des droits collectifs pour leurs membres sont plus patriarcales que les cultures qui les entourent… ou en tout cas, c’est là qu’elles ont le plus de chances de les obtenir. Certes, certaines revendications sont «sexuellement neutres», mais il y a toutes les autres, celles qui concernent «des femmes ou des filles qui se plaignent d’avoir vu leurs droits individuels limités ou violés par les pratiques de leurs groupes culturels».
Elle dénonce, par exemple, tous ces cas où «le témoignage d’experts sur le contexte culturel de l’accusé a conduit à l’annulation ou la diminution de l’accusation, à des évaluations culturellement situées de l’intention criminelle ou à des peines sensiblement allégées». On peut penser à des procès d’excision ou encore de crimes dits «d’honneur», où la défense tente de mettre en avant le contexte culturel comme circonstance atténuante.[3.Le comble ayant été atteint lorsqu’un tribunal allemand a refusé le divorce à une femme battue sous prétexte que le Coran ne condamnait pas les mauvais traitements entre époux. Jugement cassé par la suite.] On tient compte du contexte de l’accusé en oubliant complètement la victime.
Sous l’influence des féministes, les cultures occidentales ont fait de grands efforts pour éviter ou limiter les excuses aux violences faites aux femmes. Okin craint qu’un certain relativisme culturel empêche d’étendre cette condamnation aux femmes venues de cultures minoritaires, au nom de spécificités inacceptables : «Lorsqu’une femme issue d’une culture plus patriarcale vient dans un État occidental, pourquoi devrait-elle être moins bien protégée contre la violence masculine que les autres femmes ?», au risque de déboucher sur des «sous-cultures d’oppression» au sein de la société dominante.
Oppression informelle
Il ne s’agit pas de faire un mauvais procès d’intention aux partisans du multiculturalisme, qui prennent en général bien soin de préciser qu’on ne peut tolérer des droits collectifs qui impliqueraient une discrimination vis-à-vis de certaines sous-catégories. Mais cette préoccupation s’applique rarement à l’espace privé. «Presque aucune culture ne pourrait passer le test : pas de discrimination privée» (la nôtre non plus d’ailleurs…). Or la subordination des femmes est souvent informelle et de l’ordre de l’espace privé.
Les partisans du multiculturalisme ont à cœur de préserver les cultures minoritaires, menacées d’extinction si l’on exige de leurs membres une assimilation complète à la culture dominante. Mais les femmes, suggère Okin, n’ont aucun intérêt à préserver des cultures fondées sur leur discrimination, mais au contraire à les voir évoluer vers davantage d’égalité. Celle, fût-elle imparfaite, dont bénéficient les femmes de la culture dominante.
Si elle n’oublie pas de s’intéresser aussi aux discriminations raciales, il y a tout de même un facteur qu’Okin semble sous-estimer sinon ignorer : les rapports sociaux et pas seulement culturels. Les membres de ces cultures qui revendiquent des droits ne sont pas seulement «minoritaires» en nombre, mais aussi souvent défavorisés du point de vue social. La mise en avant d’une argumentation purement culturelle, c’est tout bénéfice pour les classes dominantes, comme le souligne dans le même numéro Sophie Heine[4.S. Heine, «La dimension communautarienne du républicanisme français», Raison publique, octobre 2008.] : «Aborder la question de l’intégration en des termes presque exclusivement culturels peut comporter certains avantages pour les élites dirigeantes : d’une part, éluder les inégalités socio-économiques et politiques (…), d’autre part, monter les couches autochtones défavorisées contre les populations issues de l’immigration, en les présentant, notamment sur le marché du travail, comme des rivaux illégitimes parce qu’étrangers. Ce qui permet de détourner le mécontentement social des défavorisés vers les étrangers, de la même classe sociale, plutôt que vers les classes dominantes».
Quand elles se révoltent, les femmes des «cultures minoritaires» ont sans doute d’autres priorités, d’autres voies vers l’émancipation. On peut citer ainsi le témoignage d’Amina Wadud, paru dans l’ouvrage collectif Existe-t-il un féminisme musulman ?[5.L’Harmattan, 2007.]. Cette Afro-américaine convertie à l’islam et professeure d’études islamiques aux États-Unis revendique son féminisme et sa foi en des termes qui pourraient – et elle en est consciente – hérisser plus d ‘une féministe de chez nous : «Les femmes appartenant à des groupes opprimés sont attirées par l’islam en partie parce qu’il leur offre ce qu’elles n’ont jamais pu connaître : l’honneur et le respect des hommes et la protection de la femme élevée sur un piédestal (…). Certes, les femmes privilégiés et autonomes ont mené des luttes pour se libérer de ce piédestal et des entraves à leur autonomie et leur créativité, mais l’expérience de cette minorité privilégiée ne reflète pas la situation de la majorité des femmes qui luttent contre la pauvreté et l’exclusion». À celles-là de définir les buts et les moyens de leur émancipation.