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Le Moyen-Orient dans nos rues

Le jeudi 5 décembre 2001, Albert Guigui, grand rabbin de Bruxelles, était agressé par un groupe de jeune Arabes près d’une station de métro d’un quartier populaire de la capitale belge. Immédiatement, le Consistoire israélite réagissait par un communiqué pour exprimer « ses sentiments d’horreur et d’inquiétude extrême face à ce genre d’actes racistes et antisémites qui deviennent malheureusement de plus en plus fréquents ». Et il ajoutait : « Il devient évident que la campagne de haine menée par les médias de premier plan dans notre pays contre l’Etat d’Israël, la complaisance de ces mêmes médias vis-à-vis de certains milieux intégristes musulmans, qui propagent ouvertement un antisémitisme primaire (…) et la manière partisane et excessivement peu nuancée de s’exprimer qu’ont les différentes personnalités politiques belges à propos du conflit au Moyen-Orient, ne peuvent qu’encourager cette violence antisémite. » Voilà donc l’intégrisme musulman une fois de plus épinglé. Pas de doute : ce sont des jeunes Arabes qui sont les fers de lance de cette éventuelle « nouvelle judéophobie ». Ce sont eux qui maculent les synagogues de graffitis et qui lancent les cailloux dans les vitres, qui chahutent leurs profs juifs et qui molestent les rabbins. Le fait que cette petite violence urbaine cible particulièrement les Juifs interdit de banaliser ces actes en les réduisant à la simple manifestation de mal-être des banlieues L’expression est malheureuse s’agissant de Bruxelles, ville qui ignore le phénomène des banlieues à la française puisque ici, les quartiers déclassés sont au cœur de la ville, comme aux Etats-Unis mais c’est faire preuve d’une sérieuse myopie que d’imputer de tels actes à l’intégrisme. Les jeunes qui s’en rendent coupables ignorent quasiment tout de l’islam. S’ils se revendiquent musulmans avec fierté et ostentation, c’est avant tout opposer une identité forte aux multiples stigmatisations (dans la rue, à l’école, au travail…) dont ils sont les victimes et pour rendre leur honneur à leurs parents qui ont trop courbé l’échine. Mais la culture musulmane ne se réduit pas aux prêches des mosquées. Elle emprunte au Coran une vulgate simplifiée qui se mêle à la tradition orale colportée dans les familles, les rues et les cours de récréation. Dans cette culture, le Juif n’est pas une figure sympathique. Pour le comprendre, il faut distinguer ce qui relève de la religion, de la tradition séculaire et de la tradition récente. Inutile de chercher dans le texte du Coran les fondements d’une attitude théologique claire de l’islam à l’égard des juifs. Tout tient en quatre versets : O vous qui croyez ! Ne prenez point les Juifs et les chrétiens comme affiliés (V,56/51) ; O détenteur de l’Ecriture ! Que condamnez vous en nous sinon que nous croyons en Allah (…) La plupart d’entre vous êtes pervers (V,64/69) ; O détenteurs de l’Ecriture ! Vous ne serez pas dans le vrai avoir d’avoir traduit (en actes) la Tora (V,72/68) ; ceux qui croient (les musulmans), ceux qui pratique le judaisme, les Sabéens et les Chrétiens-ceux qui croient en Allah et au dernier jour et qui accomplissent une œuvre pie- nulle crainte sur eux et ils ne seront point attristés (V,73/69). On considère généralement que ces propos reflètent la déception du Prophète à l’égard des Juifs de Yathrib (Médine) qui n’avait pas réussi à rallier Tout commence vraiment avec le « Pacte d’Omar » qui codifie la condition juive en terre d’Islam (Dar el Islam) en définissant le statut de dhimmis (protégés) pour les adeptes de religions monothéistes (chrétiens, juifs et mazadéens d’Iran). En Afrique du Nord, d’où sont originaires l’immense majorité des Arabes de Belgique, les juifs étaient les seuls Dhimmis. Pendant des siècles, les Juifs du Maghreb ont vécu dans des quartiers spéciaux –les mellah- et ont dû respecter des prescriptions particulièrement humiliantes destinées à marquer la supériorité de l’islam (impôt spécial, restrictions urbanistiques, prescriptions vestimentaires,etc.). Moyennant quoi leur sécurité d’existence était assurée. Cette longue période de cohabitation connut une embellie, dans l’Andalousie, des Omeyyades, au X et XIe siècles. Un âge d’or qui s’acheva au XIIe siècle avant l’avènement de la dynastie des Almoravides, dont l’hostilité à l’égard des Juifs les poussa à fuir vers l’Espagne catholique. Cette Andalousie fait aujourd’hui office de paradis perdu et est mise régulièrement en avant pour démontrer les vertus tolérantes de l’islam, afin de contrer le stéréotypes inverse La culture populaire arabo-musulmane reste imprégnée de cette image à laquelle s’associent divers stéréotypes stigmatisants, finalement guère différents de ceux qui ont été répandus dans l’Europe chrétienne. La pénétration coloniale de l’Europe en Afrique du Nord va largement émanciper les Juifs de ce statut humiliant. Sous la pression, le sultan du Maroc adouci fortement les prescriptions discriminatoires à l’égard des Juifs. En Tunisie, le refus des autorités traditionnelles musulmanes de proclamer l’égalité des droits aboutira à l’imposition, en 1881, du protectorat français. Mais c’est surtout en Algérie que la situation des Juifs sera transformée. En 1870, le décret Crémieux leur accorde la citoyenneté française pleine et entière. Après des siècles de cohabitation en situation d’infériorité, ils se trouvent d’un seul coup assimilés aux colons, les maîtres du pays, et séparés définitivement de leurs voisins musulmans ravalés à leur tour au rang de simples sujets. Michel Abitbol, La difficile émancipation des Juifs de l’islam, in histoire universelle des Juifs, Hachette, 1992 Ainsi, les Juifs du Maghreb gagnèrent leur émancipation sous l’aile du colonisateur. Il avaient tout à craindre des mouvements nationalistes qui considéraient cette émancipation sélective comme un acte d’hostilité à l’égard de l’islam et se rapprochèrent en conséquence de la minorité coloniale européenne. Lors de l’accession de ces pays à l’indépendance, ils firent massivement leurs bagages. Entre temps, l’implantation d’un Israël européen au cœur du Moyen-Orient arabe avait achevé d’identifier les Juifs du Maghreb à un corps étranger alors qu’ils y résidaient déjà bien avant la conquête arabe et qu’ils ignoraient presque tout du sionisme. Cette histoire particulière explique en large mesure l’hostilité profonde que nourrissent les Juifs israéliens d’origine marocaine à l’égard des Arabes palestiniens. Ils croient avoir quelques comptes à régler avec eux, alors que, pour les Juifs d’Europe, ces Arabes constituèrent au départ une population tout à fait exotique Dans l’imaginaire populaire des Arabes européens, la figure du Juif combine les traits archaïques et des traits contemporains. Il est à la fois l’héritier des méprisables habitants des mellah, l’auxiliaire privilégié des chrétiens colonisateurs et celui qui martyrise leurs frères de Palestine. L’intégrisme musulman n’a rien à voir avec cette superbe collection de stéréotypes qui peuvent, si les circonstances s’y prêtent, servir de fondement à une nouvelle variante d’antisémitisme.

Un nouvel antisémitisme ?

Or, justement, les circonstances s’y prêtent. La guerre faite par Israël au peuple palestinien est présente quotidiennement dans tous les foyers avec son cortège de drames. Sur les chaînes arabophones que captent toutes les paraboles, on ne s’embrasse pas d’un vocabulaire « politiquement correct ». Les Israéliens, ce sont les Juifs, et réciproquement. Le discours de la propagande israélienne dit-il autre chose ? Les Juifs d’ici ne sont-ils pas, comme certains de leurs porte-parole l’affirment en toute circonstance, « solidaires de l’Etat d’Israël » ? Ne s’interdisent-ils pas par principe de critiquer son « gouvernement démocratiquement élu » ? Ne participent-ils pas à la campagne de disqualification d’Arafat tout en se scandalisant qu’on ose poursuivre Sharon devant un tribunal ? Enfin, n’arrosent-ils pas la presse de protestations pour chaque mot de travers, alors que le véritable scandale, c’est l’incroyable traitement de faveur dont bénéficie sur la scène diplomatique internationale de ‘Etat d’Israël qui peut se permettre de bafouer toutes les résolutions de l’ONU qui le concernent ? Pourquoi « deux poids et deux mesures » selon que l’Etat est juif ou arabe, pourquoi cette impunité désespérante dans un monde pourtant si prompt à dégainer dès qu’on touche au droit des peuples ?

11 SEPTEMBRE

Aux lendemains des attentats du 11 septembre, tous les musulmans ont senti peser sur eux le poids du reproche. Il fallait absolument que chacun s’en démarque avec ostentation, affirme que l’Islam n’avait rien à voir avec actes barbares et que Ben Laden était un criminel qui lui faisait honte. Il fallait, en prime, qu’il s’embrigade en première ligne dans la grande croisade du Bien contre le Mal s’il ne voulait pas être soupçonné de faiblesse face au terrorisme. Pour les occidentaux, il semble aller de soi que les Twin Towers de Manhattan sont le nombril du monde. Sommes-nous capables d’admettre que, pour les Arabes et les musulmans en général, la Palestine est plus importante que New-York et qu’il s’y passe aussi des choses qui devraient normalement émouvoir une « communauté internationale » étonnamment passive ? De la même façon qu’ils ont dû se justifier face à nos préjugés et à nos amalgames, est-il plus scandaleux qu’à leur tour, ils se tournent vers les Juifs et leur demandent des comptes sur les actes qui sont commis en leur nom en Palestine ? Pendant des mois, en dehors d’un courant minoritaire qui a sans doute alors sauvé l’honneur de la communauté juive de Belgique, ils n’ont entendu aucune voix autorisée s’exprimer dans le sens d’un minimum de compassion à leur égard. Certains se rangeaient sans état d’âmes derrière Sharon et laissaient à l’Ambassade d’Israël le soin d’exprimer en leur nom. D’autres, embarassés, se taisaient, soucieux de ne pas laver leur linge sale hors de la famille. Et de brillants intellectuels classés pourtant à gauche se répandirent sur la « nouvelle judéophobie » et les « dérapages médiatiques » comme si c’était là le scandale majeur. Heureusement, depuis janvier 2002, le mouvement de la paix s’est réveillé en Israël d’une longue léthargie, et il a réveillé par ricochet les pacifistes de la communauté juive de Belgique. Mais combien de mois perdus…

Un conflit à transposer

Assurément il ne faut pas « importer » ici le conflit du Moyen-Orient. Mais ne nous voilons pas la face : on ne peut éviter qu’il y soit transposé, du fait de notre implication subjective comme Juifs et Arabes et de la manière dont la société nous « pré-juge », comme elle l’a fait des musulmans après le 11 septembre. Un juif, pas plus qu’un Arabe, ne peut échapper au drame du Moyen-Orient. S’il s’identifie par principe à ceux qui sont aujourd’hui dans la position de l’oppresseur, il doit d’attendre à être confronté, d’une manière ou d’une autre, à ceux qui s’identifient aux opprimés. Il n’y aurait rien à redire à cette confrontation, pour autant qu’elle fasse l’objet d’une transposition adéquate à notre société. Ici, nous ne sommes pas en guerre, il n’y a pas de censure, l’accès aux médias est honorablement distribué. Encore faut-il que tout le monde dispose des codes permettant d’y accéder et de s’y faire entendre. Ce n’est manifestement pas le cas pour la plupart des jeunes issus de l’immigration. Les actes de vandalisme, les insultes et les brutalités sont hélas devenus un mode de manifestation banal pour des jeunes déclassés qui souhaitent malgré tout marquer leur présence dans l’espace public. Gestes souvent gratuits, mais qui acquièrent un semblant de légitimité aux yeux de leurs pairs s’ils peuvent se relier à une cause valorisante, tout en se nourrissant de préjugés tenaces. La multiplication d’actes à caractère antisémite du fait de jeunes Arabes est le résultat de la conjonction de trois facteurs : la crise sociale urbaine dont il sont les victimes et qui les pousse à des formes illégitimes de protestation, les outrances de l’occupation israélienne qui mobilise naturellement leur solidarité ainsi que celle de leurs familles et la persistance de stéréotypes antisémites issus de leur tradition nationale et religieuse qui, en d’autres circonstances, se seraient progressivement estompés. Pour y répondre, il faut agir simultanément sur les trois tableaux. La vigilance antiraciste est indispensable, y compris dans sa sanction, car le racisme -comme le sexisme- n’est pas moins intolérable d’il émane de l’opprimé. Mais il faudra aussi recourir à l’écoute et au dialogue, notamment pour éviter que l’injonction anti-raciste n’apparaisse comme un avatar néo-colonial. De toute façon, cela ne suffira pas. La manière dont la communauté juive se positionnera dorénavant dans le conflit israélo-palestinien et sa volonté de rencontrer les arabo-musulmans qui sont ses voisins au lieu de continuer à les ignorer joueront un rôle déterminant si on éviter que des actes encore isolés ne se transforment en système et que la haine interethnique ne s’installe durablement dans nos villes.