Nouvelles technologies
Le hacker, ce pirate du « bien »
28.11.2022
Steven Levy, journaliste américain spécialisé dans le domaine de l’informatique, retrace une fascinante épopée dans L’éthique des hackers, un titre bien moins contradictoire qu’il y parait. En 1959, écrit Levy, peu de gens avaient vu un ordinateur. Et pour cause ! Cet objet qui fait désormais partie de notre quotidien coûtait, à l’époque, plusieurs centaines de milliers de dollars et nécessitait un espace de stockage d’au moins 20 m3. Mais l’on enseignait déjà l’informatique au Massachusetts Institute of Technology (MIT), où des étudiants passionnés d’expérimentations et de trains électriques se faisaient déjà appeler « hackers ».
On retrouvait parmi eux John McCarthy, l’un des premiers architectes de l’intelligence artificielle. Les hackers « pensent que l’on peut apprendre de tous les systèmes […] en les démontant pour en comprendre le fonctionnement puis en utilisant ce savoir pour les améliorer[1. S. Levy, L’Éthique des hackers, Éditions Globe, 2014.] », explique Levy. C’est sur ce principe qu’en 1962, ils créèrent le premier jeu vidéo de l’histoire. La plupart de leurs créations de l’époque ne furent jamais commercialisées, mais elles se distinguèrent par l’étonnante capacité de leurs concepteurs à détourner des systèmes et des objets pour en concevoir de nouveaux, dans un esprit de partage et d’ouverture. Sans cette dynamique, l’Internet ne serait sans doute pas celui que l’on connaît, ni même nos ordinateurs personnels et les logiciels qui les font tourner. Aujourd’hui, les héritiers de ces hackers sont les informaticiens investis dans le développement de logiciels libres, synonymes de partage d’expertises, de ressources et d’informations.
À contre-courant du modèle capitaliste
Pour le philosophe finlandais Pekka Himanen, auteur de L’éthique hacker et l’esprit de l’ère de l’information, le hacker est bien plus qu’un passionné d’informatique. Dans l’esprit des premiers hackers du MIT, c’est un expert ou un enthousiaste désirant créer quelque chose qui sera apprécié par sa communauté. « Les hackers veulent réaliser leurs passions et ils sont prêts à accepter que la poursuite de tâches intéressantes ne soit pas toujours synonyme de bonheur absolu[2. P. Himanen, L’Éthique hacker et l’esprit de l’ère de l’information, Exils, Paris, 2001.] », écrit-il.
Les relations que le hacker entretient sont de multiple nature : avec le travail, qu’il ne considère pas comme un labeur ; avec le temps, qu’il ne compte pas pour mettre en œuvre ses idées ; et avec l’argent, bien moins important que l’esprit d’ouverture sous-tendant ses activités. L’éthique du hacker emprunte donc une voie à contre-sens de celle tracée par l’économie capitaliste, dans ses logiques de privatisation des moyens de production et de maximisation des profits. Les motivations sociales du hacker sont celles d’une reconnaissance par ses pairs, en tant que « résultat d’une action menée avec passion ou de […] création de quelque chose ayant une valeur sociale pour cette communauté créatrice ».
Pour autant, cette vision enchantée n’est pas forcément partagée par l’ensemble des hackers, nuance Himanen. « L’éthique hacker cherchait à déterminer la place accordée à l’argent en tant que mobile et quels seraient ses effets négatifs sur d’autres motivations. Les hackers ne sont pas naïfs. Ils savent très bien que dans la société capitaliste, il est très difficile d’être totalement libre, à moins de posséder une fortune personnelle suffisante. » Et de souligner qu’il existe plusieurs exemples de hackers qui ont opté pour le « hackerisme capitaliste », tandis que d’autres ont participé au capitalisme traditionnel de manière temporaire. « Ils ont acquis une indépendance financière grâce aux parts ou aux stock-options reçues lorsqu’ils dirigeaient une entreprise ou grâce au travail accompli pendant quelques années autour de leur passion. »
Liberté d’expression et données personnelles
Une autre dimension de l’éthique hacker est celle que Pekka Himanen appelle l’éthique de réseau, laquelle fait référence à la relation que les hackers entretiennent avec Internet. Ils considèrent que la liberté d’expression est fondamentale, tout comme le respect des données personnelles qu’ils protègent avec des technologies de cryptage. Le web des années 1990 et du début des années 2000 s’est développé dans cette optique, mais il s’agit là d’une époque qui semble lointaine. La liberté d’expression y est de plus en plus placée sous contrainte – souvent au motif d’en limiter les dérives –, tandis que des millions d’utilisateurs acceptent de céder leurs données privées pour bénéficier de services en apparence gratuits.
Les activistes luttant contre la censure imposée par les régimes totalitaires à de nombreux médias en ligne s’inscrivent dans la perspective de cette éthique de réseau ; de même que celles et ceux militant contre une société de la surveillance. « La liberté d’expression est un moyen pour devenir membre actif de la société, recevant et articulant différentes opinions. La vie privée assure à chacun la possibilité de se créer un style de vie personnel alors que la surveillance est utilisée pour persuader les gens de vivre d’une certaine façon ou pour refuser la légitimité à des modes de vie en passe de s’implanter », détaille Himanen.
Si les valeurs de l’éthique hacker ont présidé à la naissance et aux évolutions des technologies numériques actuelles, elles véhiculent des enjeux fondamentaux intrinsèquement liés à nos modes de vie contemporains. Elles questionnent également nos relations à la société numérique, bien au-delà des nobles idéaux véhiculés par ces valeurs. Nous sommes donc ici à mille lieues d’une figure malveillante, mais elle est pourtant celle qui nous vient à l’esprit lorsque l’on emploie le terme « hacker ».
(Image en vignette et dans l’article sous CC BY 2.0 ; image d’un hacker créée par Richard Patterson, en mai 2018.)