Politique
Le géographe Élisée Reclus contre l’artificialisation de l’environnement
15.02.2021
« Là où le sol s’enlaidit, là où toute poésie a disparu du paysage, les imaginations s’éteignent, les esprits s’appauvrissent, la routine et la servilité s’emparent des âmes et les disposent à la torpeur et à la mort. » Élisée Reclus
On ne présente plus Élisée Reclus. Grand géographe, écrivain, communard et anarchiste, il est de nos jours considéré comme l’un des précurseurs de l’écologie. Son intérêt pour l’environnement trouve sa source à la fois dans sa curiosité savante et sa révolte anti-capitaliste. La première lui fait visiter de nombreux pays pour rassembler des savoirs et tenter de comprendre les liens entre la géographie et les sociétés humaines qu’elle façonne et qui la façonne. La seconde lui inspire un respect absolu pour la vie, non seulement humaine mais aussi animale et végétale. Son végétarisme était militant avant d’être hygiénique et il mena toujours de front la lutte révolutionnaire et celle visant à protéger la nature et à trouver des moyens de vivre en harmonie avec elle.
Sa position n’était pas exempte d’un certain romantisme et il n’est pas étonnant que, dans sa préface, Annie Le Brun le mette en parallèle avec Novalis[1.Novalis, de son vrai nom Georg Philipp Friedrich von Hardenberg, est un poète et romancier représentant du premier romantisme allemand.]. Parmi les œuvres les plus célèbres de Reclus, figurent Histoire d’un ruisseau et Histoire d’une montagne[2.Rééditées récemment ensemble : Élisée Reclus, Histoire d’un ruisseau, suivi de Histoire d’une montagne, Paris, Arthaud, 2017, sortie originale en 1869 et 1875-76.] utilisant toutes les deux le même procédé de personnification pour mettre en lumière le temps de l’évolution géographique. Chez lui, la beauté de la nature est toujours liée à cette spécificité : être le résultat de processus antédiluviens et renvoyer l’humanité à sa mortalité et, par ricochet, à une certaine humilité. Bien sûr, cette philosophie produit dans son œuvre des jugements essentialisants et parfaitement anti-scientifiques. Sa géographie humaine s’assoit encore sur le principe d’un lien constitutif entre une population et son milieu – faisant des peuples des entités fortement différenciés et où la « nature » a une importance considérable au détriment du social – dont il ne nie pourtant pas les effets.
Malgré ces réserves, les travaux de Reclus se révèlent encore à notre époque des plus fertiles. Sur le principe d’une société égalitaire, la dimension libertaire du socialisme ou encore les questions éducatives, il demeure un auteur édité et mobilisé[3.Lire notamment : Élisée Reclus, Écrits sociaux, Genève, Héros-Limite, 2012 et Élisée Reclus et Pierre Kropotkine, La joie d’apprendre, Genève, Héros-Limite, 2018.]. Des géographes aussi, en particulier ceux qui se rattachent aux écoles critiques – de la géographie de la domination aux différentes variantes des études subalternes –, continuent également à puiser dans ses travaux et à l’inclure dans leur généalogie[4.L’une des plus célèbres reconnaissances de filiations étant celle de Yves Lacoste, « Hérodote et Reclus », Hérodote, n°o17, 2005.]. Du sentiment de nature, qui vient d’être réédité chez Batrillat en 2019, offre un bon exemple de l’approche de Reclus, de ses forces et de ses limites, ainsi que de l’impressionnante actualité de ses remarques sur les rapports entre l’humain et son environnement.
Dans ce court essai, publié à l’origine dans la Revue des Deux Mondes en mai 1866, il n’est jamais explicitement question d’un concept du « sentiment de nature ». Ce titre recouvre plutôt une impression générale qui interroge la manière dont l’affect des contemporains de Reclus évolue vis-à-vis de la nature. Il se trouve en effet aux premières loges pour constater les transformations induites par l’accroissement de la société industrielle. Non seulement les espaces sont transformés par la technique pour les soumettre à une logique marchande (chemins de fer, canaux, etc.) mais, qui plus est, les mœurs bourgeoises suivent aussi en développant un amour paradoxal de la « nature », considérée comme un bien précieux parce que de plus en plus rare.
En effet, les villes deviennent sans cesse plus centrales ; les classes ouvrières supplantent doucement le monde paysan et la bourgeoise s’affirme comme la classe dominante dont découle l’imaginaire social général. Un phénomène contradictoire ne cesse de se renforcer : les populations paupérisées des campagnes montent dans les cités pour trouver du travail tandis que la petite bourgeoise en quête de distinction et de calme déserte les centres urbains et envahit ce qu’on appellera bientôt les banlieues. Reclus note que la constitution de ce nouvel espace, dont les qualités naturelles sont vantées par les promoteurs, est déjà bien avancée en Angleterre et commence à apparaître en France[5.On trouvera, bien plus tard, un regard proche de celui de Reclus et sans doute influencée par William Morris dans le roman de George Orwell, Un peu d’air frais, Paris, Ivrea, 1983, sortie originale en 1939.]. L’air clair, éloigné des fabriques, des artisanats et des marchés bouillonnants devient une denrée monnayable.
Si l’habitat se déplace, il n’est pas le seul : le plaisir de l’évasion touristique devient accessible, en particulier vers la montagne. Reclus s’en trouve à la fois heureux et fataliste. S’il apprécie la démocratisation de l’intérêt pour la « grande nature », il décrit aussi ce mouvement saisonnier comme une conséquence directe et inexorable de l’embourgeoisement des sociétés dans lesquelles l’accès à l’évasion est clairement un symbole de réussite. Les touristes, qu’il ne dénomme pas ainsi, sont présentés comme profondément irrespectueux de la nature qu’ils viennent visiter. Surtout, ils contribuent à détruire la richesse même à laquelle ils prétendent goûter. Reclus théorise par la bande l’un des ressorts du capitalisme marchand : intégrer et détruire. Toutes les dimensions de la réalité doivent être marchandisées, même s’il en découle un épuisement des individus, ressources ou paysages.
Reclus note aussi, très tôt, à quel point l’humanité transforme ces derniers et à quel point le « retour à la nature » participe à les artificialiser. Comme le note Annie Le Brun dans sa préface en le citant : « Aucun lieu – il le sent et il est ? le premier à le dire – ne peut résister à cette nouvelle sorte de pollution. Pas plus les bords de la mer que la montagne, à ce point que « chaque curiosité naturelle, le rocher, la grotte, la cascade, la fente d’un glacier, tout, jusqu’au bruit de l’écho peut devenir propriété particulière » ». L’enlaidissement du monde est aussi une violence de la modernité technique et il l’est d’autant plus que, couplée avec une mise aux enchères des espaces naturels, cette violence touche d’abord les plus pauvres, citadins ou ruraux, dépossédés aussi du « sentiment de nature » ou devant l’exercer a minima.
Pour Reclus, la nature ne doit pas être réduite aux richesses du sol ou des terres. Elle possède encore cette essence presque cosmogonique lui octroyant un pouvoir d’inspiration. La nature est pour lui poésie et tous ces écrits sont marqués par cette impression persistante. Le lyrisme auquel il succombe parfois, et qui a, étonnement, bien survécu au passage du temps, reflète simplement le sentiment de nature qui est le sien. D’où son respect pour toute vie non-humaine : celle-ci ne peut être réduite à nourrir les chairs, elle est aussi une nourriture de l’esprit. La beauté est donc une dimension fondamentale que Reclus tient à prendre en compte, à une époque où le romantisme s’est déjà essoufflé et le positivisme réificateur règne sans partage[6.Annie Le Brun insiste sur l’importance de cette lecture esthétique de Reclus, en toute cohérence avec ses propres écrits, notamment Annie Le Brun, Ce qui n’as pas de prix, Paris, Stock, 2018.]. Il demeure sur cette question à contre-temps et cela participe à son originalité.
Les analyses de Reclus sont pourtant loin du simple éco-conservatisme, d’après lequel il faudrait préserver un environnement mythique, soi-disant éternel et inchangé. Au contraire, son ambition est énorme et éminemment politique : réconcilier la société moderne et son milieu en cherchant, à travers l’éducation et la pratique révolutionnaire, des types d’organisation humaine se comprenant comme parts intégrantes de cette entité appelée « nature ». Sa pensée appartient à son temps, elle est bercée par une conception universaliste de l’existant et aussi par un certain utopisme socialiste imaginant la société meilleure comme harmonieuse ou en tout cas plus harmonieuse que la société capitaliste. Elle n’est ni technophobe, ni nostalgique. Mais, chez Reclus, le rapport de domination universel entre l’Homme et la Nature est inversé pour parvenir à une équation où l’Homme est partie de la Nature et d’un tout qui le dépasse. Si universalisme il y a dans la pensée ou le progrès humain, ce n’est que parce que l’Homme prend conscience de son appartenance à la Nature et au Tout au-dessus duquel il n’est pas. Chez Reclus, l’universalisme recèle en même temps une philosophie de l’humilité et l’action bâtisseuse d’un nouveau futur.
Un sentiment de nature prévoit plusieurs maux de notre temps : le travail absurde et médiocrement rémunéré des agriculteurs, pris à la gorge au point d’enlaidir et d’appauvrir les terres ; le tourisme de masse altérant son propre objet ; les conflits autour des ressources naturelles s’amenuisant ou se raréfiant à cause des activités humaines… Ses autres prophéties se révèlent malheureusement trop peu confirmées : Reclus espérait voir advenir une société socialiste et égalitaire où le progrès serait employé à embellir la nature et son accès au plus grand nombre. C’est la clef de voûte de cette pensée optimiste qui peut encore nous servir aujourd’hui : voir dans l’évolution technique et humaine une chance de redéfinir des rapports d’égaux avec les différentes manifestations du « naturel ». Reclus résonne avec beaucoup d’autres textes, citons ceux de William Morris, L’Entraide de Pierre Kropotkine et, plus près de nous, avec les propositions de Murray Bookchin[7.Lire notamment William Morris, Comment nous vivons, comment nous pourrions vivre, Paris, Rivages, 2013 ; sur des conférences données à la toute fin des années 1860 et dans les années 1870 ; Pierre Kropotkine, L’Entraide, un facteur d’évolution, Montréal, Écosociété, 2005, sortie originale en 1902.; et notamment Murray Bookchin, Pouvoir de détruire, pouvoir de créer, vers une écologie sociale et libertaire, Paris, L’Échappée, 2019. Lire aussi notre article sur le Bookchin.].
Il incarne une voie intermédiaire entre deux autres grands courants de l’écologie politique : celui de la décroissance visant à réduire les sociétés industrielles en les recentrant sur les besoins fondamentaux et celui des critiques radicales de la modernité pour lesquelles la technique ne saurait être sauvée et nous sauver et qui désirent d’autres rapports de médiation entre l’humain et le monde. Reclus a détourné l’entrain du progressisme positif pour le mettre au service de la cause de l’égalité et a été un des premiers à inclure, explicitement, la nature dans cette relation égalitaire. S’il faut prendre en compte tout ce que l’histoire nous a appris sur les déboires du progressisme et l’industrialisme forcené d’une partie du mouvement ouvrier, Reclus nous invite à crocheter les portes dissimulées pour découvrir les alliances insolites entre le sentiment de nature et le sentiment d’égalité.
Du sentiment de nature d’Élisée Reclus, préfacé par Annie Le Brun, éditions Batrillat, 2019 (première publication en 1866).
(Image de la vignette et ci-dessus dans le domaine public : photographie d’Élisée Reclus réalisée par Nadar en 1900, retouchée et se trouvant dans les archives de la New York Public Library.)