Politique
Le front des festivals
08.07.2022
Cet article a paru dans le n°111 de Politique (mars 2020).
Le dernier jour du festival Pukkelpop[1. Festival de musique pop organisé chaque année depuis 1985 à Kiewit, près d’Hasselt (NDLR).], le président du Vlaams Belang a twitté une photo d’un soleil couchant avec un « drapeau de combat[2. Le « drapeau de combat » (strijdvlag) nationaliste flamand se caractérise par l’absence de couleur rouge sur la langue et les griffes du lion de Flandre. Repris par les Vlaams Belang, le « drapeau de combat » est étroitement associé à la Collaboration. Voir l’affiche ci-contre (NDLR)] » flamand flottant au vent. Le message qui l’accompagnait était : « les festivals sont à nous. » C’est une courte synthèse de la stratégie que l’extrême droite – et sa petite sœur radicale l’alt-right – met en œuvre de manière toujours plus claire : repolitiser le plus grand nombre possible de zones de la société et ensuite les conquérir. C’est une sorte de guerre-éclair culturelle, rendue possible par les plateformes online et les médias commerciaux raffolant de « clics ».
L’extrême droite n’a pas encore gagné cette guerre culturelle, mais elle est bien partie pour l’emporter. Et cela a beaucoup à voir avec la manière dont la majeure partie de la gauche en Flandre a refusé de comprendre cette guerre culturelle comme stratégie de conquête politique. Chaque nouveau front qui est ouvert par l’extrême droite – dans les écoles, sur les campus ou dans les festivals – est quasiment chaque fois réduit à un débat éthique mené à propos de la « tolérance ». Un débat où la discussion peut être orientée en un clin d’œil en faveur de l’extrême droite. Parce que si l’enjeu est la tolérance, pourquoi ne peut-on pas alors tolérer des « drapeaux de combat » flamands ?
1,2,3,4… what are we fighting for ?
Ce n’est pas un hasard si le Pukkelpop a été choisi comme nouveau front de guerre culturelle par l’extrême droite ces dernières années. Les festivals sont un symbole fort de tout ce qui fait réagir l’extrême droite. Mais pour identifier ce lien, il faut se pencher un moment sur l’histoire des festivals modernes. On dit souvent que les révoltes de 1968 et la contre-culture qui apparut à ce moment-là n’ont pas débouché sur des institutions politiques permanentes, ce qui est exact. Mais nous pouvons cependant dire que les révoltes de cette époque ont contribué à créer de nouveaux types d’évènements collectifs, et que le festival en est la manifestation la plus visible et la plus saisissable.
Les festivals qui ont vu le jour dans les années 1960 étaient, depuis le début, des rencontres explicitement politiques. Prenez par exemple le Human-Be organisé le 14 janvier 1967 dans le célèbre parc du Golden Gate à San Francisco. Il y eut à peine trente mille enthousiastes. Le professeur de Harvard Timothy Leary, transformé en gourou du LSD, y prononça des paroles incendiaires (« Turn on, tune in, drop out[3. « Allume, accorde-toi, abandonne » (NDLR).] »), des groupes comme Jefferson Airplane et The Grateful Dead s’y produisirent, et le poète Allen Ginsberg y chanta des mantras. Le chimiste-activiste Oswald Stanley produisit spécialement pour l’occasion de grandes quantités de LSD qui furent généreusement distribuées. Le changement politique était, après tout, impossible sans changement de conscience : tel était alors le raisonnement.
On peut dire que le festival moderne a connu une histoire assez radicale et ouvertement politique. C’est une caractéristique que les festivals ont conservée pendant un certain temps après les années 1960. Mais un changement de cap s’est produit, en tout cas à partir des années 1990. La professionnalisation et la commercialisation ont conduit à une dépolitisation affirmée. Il ne reste aujourd’hui pratiquement rien de l’approche politique initiale qui caractérisait le festival et la culture qui l’accompagnait.
Bien sûr, il n’est pas évident de continuer à entretenir la magie politique, et même révolutionnaire, qui était présente lors de la naissance du festival moderne. Les temps changent et les révolutions sont par essence momentanées. Mais ce qui se dessine dans les années 1990, ce n’est pas tant l’effacement du caractère politique des festivals ; c’est plutôt l’oubli complet de leur origine politique. Les excuses présentées par les organisateurs du Pukkelpop, après la confiscation des drapeaux des jeunes du Vlaams Belang, en est un exemple caractéristique. Le Pukkelpop y soulignait que c’était un festival « où chacun était le bienvenu, quels que soient son sexe, sa langue, son opinion politique, ses convictions religieuses ou philosophiques, son handicap, son âge, son orientation sexuelle, son origine raciale ou ethnique ». Et on y ajoutait : « Pukkelpop est en premier lieu un festival musical, dont l’organisation se concentre maintenant à 200 % sur les deux jours restants pleins de musique et de plaisir. »
La musique et le plaisir, donc. Pas la politique. Et chacun est le bienvenu, les militants d’extrême droite aussi. Voici la dépolitisation qui ouvre tout grand la porte à une re-politisation d’extrême droite. En oubliant sa propre origine politique, on ne peut construire aucune digue contre les groupes d’extrême droite qui veulent prendre possession de l’espace festivalier. Le paradoxe, c’est que les groupes d’extrême droite – ici, le Vlaams Belang et son organisation de jeunesse – sont bien plus conscients de la charge symbolique et politique des festivals que leurs participants et leurs organisateurs. Ils exploitent le ton dépolitisé de l’organisation – « chacun est le bienvenu » – pour légitimer leur propre présence.
« Démocratisme » versus démocratie
La manière dont l’organisation des festivals s’est dépolitisée elle-même et a laissé un champ libre pour l’extrême droite est le symptôme d’une tendance beaucoup plus large. Ce ne sont pas seulement les festivals qui ont été dépolitisés au cours des dernières décennies : cela s’est produit aussi dans la plupart des médias, des établissements d’enseignement et des institutions culturelles. La tendance est, en fait, chaque fois la même. L’implication citoyenne et politique initiale est remplacée par une logique centrée sur la maximisation du profit. Cette logique dépolitise au sens où elle réduit le lecteur, le participant ou l’étudiant à un client qui doit être servi en fonction de ses souhaits, et c’est dorénavant l’accroissement du nombre de clients qui motive le management.
Avec l’éviction d’une logique politique et l’hégémonie d’une pensée strictement managériale, une conception altérée de la démocratie pouvait triompher. Une conception que nous pouvons peut-être mieux nommer en l’appelant démocratisme au lieu de démocratie. Le démocratisme est une idéologie fluide qui se caractérise en premier lieu par le fait que la démocratie est quasi entièrement comprise à partir du modèle du libre-échange. De même que le marché est vu comme une plateforme où la demande et l’offre se rencontrent, la démocratie est comprise comme un lieu où les opinions s’affrontent. Au lieu du juste prix, cela livre pour ainsi dire une compréhension approfondie, un compromis, ou un consensus.
Fort logiquement, dans le démocratisme, la liberté d’expression est définie comme la caractéristique distinctive absolue de la démocratie. Tout peut et doit être dit, exactement comme tout peut et doit être échangé sur le marché, avec le moins possible de restrictions. Dans le démocratisme, il y a par conséquent une aversion absolue à l’égard de l’idée que la démocratie puisse être exclusive. On répète comme un mantra que toutes les opinions doivent être entendues, et par conséquent cela est vu comme le summum d’une préoccupation démocratique.
Liberté et égalité
Le triomphe du démocratisme est le triomphe de l’oubli. Ce qui est oublié dans le démocratisme, c’est l’origine historique et politique de la démocratie elle-même. La démocratie ne peut pas être comprise comme un espace neutre où les opinions peuvent s’affronter, ou comme un système politique purement formel. La démocratie n’est pas un concept formel, mais bien un courant politique tout à fait spécifique et une pratique qui a pour principe fondamental la réalisation de la liberté et de l’égalité pour chacun. C’est pour cela que le camp conservateur et de la droite a attaqué ouvertement la démocratie elle-même comme principe, pendant très longtemps, au cours du XXe siècle. Jusqu’à ce jour, l’extrême droite n’a rien à voir avec la démocratie ; ses membres s’affirment tout au plus comme fidèles au démocratisme et profitent d’un contexte général de dépolitisation pour gagner du terrain.
Que la démocratie doive être considérée comme un courant idéologique spécifique ne signifie pas pour autant qu’à l’intérieur de ce courant il ne puisse pas y avoir des différences. Il y a eu, dès le début, un vif débat au sein du courant démocratique à propos de la manière dont la liberté et l’égalité pour tous seraient réalisées au mieux. Mais on peut clairement faire une différence entre « l’intérieur » et « l’extérieur » de l’espace démocratique. Les groupes qui refusent les valeurs de liberté et d’égalité, en cherchant à réaliser un programme qui établit l’inégalité entre les personnes et l’absence de liberté, n’appartiennent pas à un espace démocratique. Et il est parfaitement légitime qu’on les écarte de cet espace, de toutes les manières possibles.
Ce dont nous avons besoin, aujourd’hui plus que jamais, c’est de démocrates qui en finissent avec le démocratisme et qui osent protéger l’héritage fondamental de la démocratie. Qui osent dire que l’extrême droite n’a pas droit de cité, que ce courant politique doit être combattu et ne peut être toléré de quelque façon que ce soit au nom de la démocratie. On a laissé trop longtemps la parole à l’extrême droite au nom d’une idée tout à fait pervertie de ce que représente la démocratie. Et surtout, cela ne marche pas. Plus on cède du terrain à l’extrême droite, plus elle en conquiert.
Traduction : Jean-Paul Gailly.
(Image de la vignette et dans l’article sous CC BY-NC-ND 2.0 ; photo prise lors du festival Pukkelpop en août 2018 par Jens Baert.)