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Le front commun est mort, vive le front commun !

Matt Nelson. Unsplash
Matt Nelson. Unsplash
Acte I. Une belle histoire de « compromis à la belge »

Le 18 janvier 2011, organisations syndicales et patronales s’accordaient sur un projet d’accord interprofessionnel (AIP) pour la période 2011-2012. Malgré le contexte de croissance et de bénéfices retrouvés, le projet prévoit une hausse salariale de 0,3% maximum, en 2012, et une harmonisation des statuts des ouvriers et employés sur le dos des employés et de la sécurité sociale. Sans trop se préoccuper du contenu de l’accord, et oubliant qu’il ne s’agissait encore que d’un projet, toute la presse s’enthousiasma. On pouvait presque imaginer le milieu politico-médiatique s’agenouiller pour remercier les interlocuteurs sociaux. Alors que les responsables politiques ne parviennent à montrer l’exemple, le « compromis à la belge » était encore possible, la Belgique encore debout. Tous les partis louaient les acteurs de ce qui allait s’avérer être une trop belle histoire

Acte II. Retour à la réalité sur fond de gronde de la « base » et de divisions intra et intersyndicales

Plusieurs organisations dénoncent rapidement le projet. Dans les deux grands syndicats, ce sont les centrales employées qui sont rapidement très virulentes. Le projet en matière de statut ne les satisfait guère. D’autant que pointe une réforme des structures syndicales. Si les statuts s’harmonisent, quel avenir pour les centrales employées dans un contexte où l’essor des affiliés repose essentiellement sur le secteur des services ? Les métallurgistes socialistes wallons s’inscrivent également dans une optique de refus et de lutte. Alors que l’austérité pointe, l’augmentation limitée à 0,3% passe difficilement… Dans ce contexte le résultat des votes est peu surprenant – à l’exception du refus de la CGSLB, marquant une réelle rupture entre dirigeants et la « base ». La FGTB ne signera pas le projet d’accord tandis que les instances de la CSC approuvent le projet à 67,9% des voix. Mais, du côté du syndicat chrétien, le pourcentage ne reflète pas la réalité des voix des affiliés. Le système de vote assez complexe du plus grand syndicat du pays a vocation à renforcer la position de la confédération Des centrales non directement concernées par les AIP – les Services publics et l’Enseignement – ont soutenu la position confédérale. Dans les centrales ouvrières, la ligne de fracture communautaire – les dernières élections fédérales indiquent en effet que fracture gauche-droite et fracture communautaire sont imbriquées – ne fut pas sans conséquences : vu le poids du nord, le oui l’emporta. Aux votes des centrales, s’ajoutent les votes des fédérations sous-régionales (qui tiennent partiellement compte du vote des centrales professionnelles liées à ces sous-régions). Sauf exceptions et avec des nuances, les fédérations flamandes acceptèrent le projet tandis que les fédérations francophones le refusèrent…… Dans ce contexte, le syndicat socialiste reprend vigueur. Car deux échéances approchent : la négociation de l’AIP dans les secteurs et entreprises et, au printemps 2012, les élections sociales… Acte III. La lutte en ordre dispersé et les divisions affichées au grand jour. Le gouvernement entre alors en scène – le même qui avait désigné le président du Conseil national du travail Organisme paritaire (patrons-syndicats) dont l’objectif principal est de rendre des avis et faire des propositions, en matière sociale, au gouvernement et/ou au Parlement. (www.cnt-nar.be) (NDLR).., auteur de la proposition finale en matière de rapprochement des statuts, reprise à la lettre dans le projet d’AIP. Sous pression de la « base syndicale », le gouvernement fait, contre toute attente, une proposition de médiation le 13 février, et revoit de manière non négligeable ses ambitions en matière d’harmonisation des statuts employés et ouvriers. Le lendemain, la CSC annonce vouloir démarrer les négociations sectorielles.

Sous pression de la « base syndicale », le gouvernement fait, contre toute attente, une proposition de médiation le 13 février, et revoit de manière non négligeable ses ambitions en matière d’harmonisation des statuts employés et ouvriers.

Mais la messe n’était pas dite pour autant… Les centrales employées de la CSC passent à l’action, de même que plusieurs organisations de la FGTB. Désormais relativement rassurées quant à leurs statuts, elles contestent de front la norme salariale ! La guerre de tranchée oppose la FGTB à une CSC plus que jamais divisée. Le 16 février, la Centrale nationale des employés (CNE-CSC) se met en action à Liège. Le 28 février, CNE et son pendant flamand, la LBC, remettent ça à la Banque nationale de Belgique. Le même jour, la CSC Metea (Métallos) dénonce l’attitude de la FGTB et de la CGSLB qui bloquent le début des négociations dans le secteur des fabrications métalliques. Dans le même temps, la FGTB Wallonne appelait à la grève générale, le 4 mars. Forts de la mobilisation réussie, les Métallos bruxellois et wallons de la FGTB demandent, dès le 5 mars, que le sommet européen du 24 mars soit fortement perturbé. Mot d’ordre : bloquer Bruxelles et ses accès !

Acte IV. Le sommet européen sous le signe de l’austérité et de la rupture

Il ne manquait plus que l’Europe se mette à discuter d’un pacte de compétitivité européen pour souffler plus encore sur les braises de la contestation. Et c’est ce qu’elle fit ! La Confédération européenne des syndicats (CES) annonçait une action le 24 mars lors du sommet dédié à la négociation de ce pacte. Objectif : un défilé rue de la Loi. Les syndicats belges constituent l’essentiel des bataillons lors des euro-manifestations bruxelloises. Dès lors, l’action de la CES n’est presque qu’un prétexte à la réunion du front commun. C’était oublier un peu vite les métallos Il ne faut pas oublier qu’outre son histoire sociale forte, la centrale des métallos socialistes vit depuis peu séparée de son pendant flamand, souvent perçu comme trop modéré au goût des Wallons. Le sentiment de liberté retrouvée peut aussi expliquer une reprise de vigueur….. et plusieurs voix au sein de la FGTB qui, finalement, décident de mener quatre cortèges à Bruxelles avant de rejoindre la manifestation de la rue de la Loi, sans pour autant bloquer la capitale. La CSC décide alors de regrouper ses troupes au Heysel. Le front commun est mort ! Et si la rupture intersyndicale est manifeste, elle a tendance à ressouder les troupes côté CSC.

Acte V. Déficit démocratique et fractures idéologiques

Le 23 mars, deux dirigeants siégeant dans les plus hautes instances de leurs organisations respectives signent une carte blanche dans le journal Le Soir : « Il faut reconstruire, vite et bien, l’unité d’action du mouvement syndical ». Cette carte blanche soulève deux questions. Premièrement : un front commun, oui, mais pour quoi faire ? Pour résister ? Pour revendiquer ? Pour imposer le plus petit commun dénominateur ? Au-delà des divisions sur fond d’échéances électorales, la rupture du front commun est aussi idéologique et traverse tout le monde syndical… Il n’est pas uniquement question de savoir qui gagnera la bataille de la communication, qui déterminera le syndicat le plus à même de défendre le monde du travail. Les oppositions portent sur la manière de concevoir le syndicalisme, sur les modes d’actions les plus appropriés. Faut-il privilégier l’interprofessionnel pour garantir le strict minimum pour les PME par exemple ou, au contraire, soutenir la liberté d’action des secteurs forts qui, par leurs acquis, relèveraient les conditions de travail de l’ensemble des salariés par effet de contagion ? Quel sens la concertation a-t-elle dans un contexte de régression sociale ? Quid du discours « anti-élite » qui ne cesse de s’étendre ? Faut-il communautariser davantage le paysage syndical au risque de miner la solidarité fédérale ? L’institutionnalisation de la concertation sociale n’est-elle pas arrivée à un stade qui mine la capacité à créer un rapport de force plus favorable au monde du travail ?

Il n’est pas uniquement question de savoir (…) qui déterminera le syndicat le plus à même de défendre le monde du travail. Les oppositions portent sur la manière de concevoir le syndicalisme, sur les modes d’actions les plus appropriés.

La deuxième question posée par cet appel est plus troublante : pourquoi publier anonymement un texte au contenu finalement assez consensuel ? Quid de la démocratie interne dans les deux organisations ? Malheureusement, l’urgence est ailleurs et imposée par le contexte économique et politique : il faut sauver le front commun !

Acte final. Le front commun est mort, vive le front commun !

Telle une pièce de théâtre dont les rôles sont joués à la perfection, le show doit continuer. Le programme du front commun est établi à l’occasion d’une réunion de conciliation tenue le lundi 4 avril : manifestation en commun dans le cadre de la CES le 9 avril à Budapest ; préparation commune du Congrès de la CES à Athènes du 16 au 19 mai ; rencontre prévue dans les jours à venir pour discuter de la suite de la collaboration entre les deux syndicats. L’avenir, c’est le modèle social belge sous le feu des discussions institutionnelles et ce sont les négociations sectorielles. Et le « Zwarte Piet », qui devrait entrer au panthéon des symboles belges, ne sera alors pas nécessairement celui que l’on pense…

Épilogue : Tactique et stratégie

Jaurès affirmait qu’« au nom de la lutte des classes, nous pouvons nous reconnaître entre nous pour les directions générales de la bataille à livrer ; mais, quand il s’agira de déterminer dans quelle mesure nous devons nous engager, (…) il vous sera impossible de résoudre cette question en vous bornant à invoquer la formule générale de la lutte des classes. Dans chaque cas particulier, il faudra que vous examiniez l’intérêt particulier du prolétariat. C’est donc une question de tactique et nous ne disons pas autre chose. » J. Jaurès, « Discours des deux méthodes », Discours et conférences, Flammarion, 2011, p. 133 Les divergences tactiques, sur fond de rivalités électorales, n’auraient-elles pas eu moins de conséquences si les stratégies – et en amont les objectifs – des deux grandes organisations étaient plus clairement affirmées et concrétisées, sans trop de grand-écarts ?