Politique
Le Front antiraciste et la liste Démocratie sans frontières
24.12.2021
En 1980-81, les antiracistes avaient quelques raisons d’être optimistes : certains aspects positifs de la loi réglant l’accès au territoire, le séjour et l’éloignement des étrangers et la loi contre le racisme de juillet 1981 constituaient de réelles avancées. Mais Monsieur Nols avait une autre approche.
En septembre 1979, il avait publié dans Schaerbeek Info, le périodique communal, une lettre ouverte insultant les immigré·es de sa commune. « C’est par dizaines et dizaines que des lettres, des pétitions, des coups de téléphone me parviennent de mes compatriotes schaerbeekois qui se plaignent d’un manque d’assimilation de votre part et qui exigent que des mesures soient prises […]. Bien qu’ils se défendent d’être racistes ou xénophobes, nos correspondants, qui sont aussi nos contribuables, comprennent mal, en cette période de crise économique et de chômage, le maintien de votre présence parmi nous alors que d’autres pays confrontés aux mêmes problèmes, n’ont pas hésité à prendre des mesures de rapatriement. Aussi est-ce avec insistance que je vous demande, connaissant votre bon sens et votre désir de rester dans votre commune d’accueil, de prendre, de toute urgence, les mesures qu’imposent [sic] la coexistence harmonieuse des communautés étrangères avec la population belge. C’est avec regret que je me suis vu contraint d’inviter les forces de police à prendre des mesures sévères qu’exige, hélas, la situation actuelle afin de restaurer la sécurité des habitants et la propreté de notre chère commune ».
Ce courrier est l’étincelle qui met le feu au ras-le-bol d’une série de Schaerbeekois·es, qui peuvent compter sur un réseau associatif local particulièrement dense. Une série d’organisations locales et nationales qui travaillent dans la commune se réunissent et décident de réagir. Un tract de réponse est diffusé et il est décidé de travailler ensemble : le Front antiraciste de Schaerbeek est né, qui vivra, plus ou moins dynamique, jusqu’à la fin des années 1980. La base est constituée par une assemblée générale dans laquelle chaque personne présente détient une voix, qu’elle soit déléguée d’une organisation ou qu’elle soit là à titre individuel. Pas de bureau, pas de permanents, chaque décision doit passer par l’assemblée, c’est la démocratie directe. Cela donne, plusieurs fois par mois, des réunions de 3h minimum, surtout qu’il faut traduire vers l’arabe et/ou le turc.
Mais cela fonctionne, et durant plus de trois ans, il va y avoir bon nombre de participant·es, plusieurs dizaines, parfois jusqu’à 70 à des moments de grande mobilisation.
Missions du Front
Le Front a deux objectifs :
- réagir aux attaques racistes ou xénophobes, en premier lieu celles qui viennent des autorités communales ;
- organiser des occasions de rencontre et d’échange entre Belges et immigré·es, créer des embryons de société multiculturelle.
Avec le recul, cette seconde ambition paraît un peu naïve. Il ne suffit pas d’organiser des moments de rencontre entre Belges et personnes immigrées pour que le lien se fasse en profondeur. À travers trois réveillons antiracistes et un cross antiraciste, le Front a néanmoins réussi à mobiliser autant d’immigré·es que de Belges. S’il s’agissait pour la plupart de gens politisés, souvent militant·es d’organisations politiques en exil, certains jeunes du quartier y ont appris, mais il s’agissait essentiellement de gens qui étaient déjà convaincus.
Nols entretemps ne dormait pas, et le Front se voyait obligé de répondre du tac au tac, sans pouvoir se permettre une véritable réflexion de fond. Après plusieurs lettres ouvertes et prises de position, la commune allait agir de façon très concrète. Prenant comme modèle Saint-Josse-ten-Noode, commune pionnière en la matière, Schaerbeek refuse le 15 avril 1981 d’inscrire les immigré·es qui occupent une habitation non « conforme », et, en septembre de la même année, étend la mesure à toutes les personnes immigrées non-européennes. Anderlecht et Saint-Gilles, deux autres communes socialistes, suivent le mouvement et début 1982, les dix-neuf bourgmestres des communes bruxelloises signent une déclaration commune, exigeant de pouvoir limiter le nombre d’immigré·es sur leur territoire. La mesure implique que la personne à qui on refuse l’inscription n’a dans les faits accès a aucun droit.
Le Front décide une grève de la faim. Une seule revendication : inscription de toutes les personnes immigrées non-européennes. Un large front de plus de 70 associations soutient l’action. La CSC en fait partie, la FGTB annonce sa participation puis change d’avis. La mobilisation est énorme autour de la grève. Le 7 avril 1982, une cinquantaine de Belges vont brûler leur carte d’identité devant la maison communale. Une dizaine de personnes s’enchaînent aux grilles du Parlement. Une délégation est reçue par le Premier ministre, Wilfried Martens qui déclare son attachement à l’état de droit et promet de mettre la question à l’ordre du jour du conseil des ministres… après Pâques. Il ne le fera jamais[1. La pratique sera par la suite légalisée… par le « fameux » article 18bis, qui ne sera abrogé que 2 ans plus tard.].
Démocratie sans frontières
Le Front décide enfin de participer aux élections communales d’octobre 1982, sous le sigle de « Démocratie sans frontières ». La liste rassemble des représentants de tout ce que Schaerbeek compte comme associations, de nombreux chrétiens, la gauche non socialiste et l’extrême gauche. Écolo de son côté, qui se présente aux élections pour la première fois, décide de se présenter seul. La campagne électorale se fait avec tracts et affiches en quatre langues (français, néerlandais, arabe et turc) et soulève un formidable enthousiasme. Mais l’antiracisme est le seul programme, et il n’y a pas encore de droit de vote pour les immigré·es, dont la majorité ne sont pas encore belges.
Dans ces conditions, rien d’étonnant à l’absence d’élu·e, le résultat de 1101 voix constituant déjà un beau succès. Néanmoins, la mobilisation va par la suite fortement se ralentir. De nouvelles manifestations sont organisées sous la bannière du Front antiraciste en mai 1986, quand la commune décide en plein Ramadan d’interdire les rassemblements de plus de cinq personnes après 22h. Un excellent petit bulletin, L’Antiraciste, sortira jusqu’en 1990, mais le Front n’est plus qu’en veilleuse. Les plus opiniâtres se remobiliseront plus tard pour lancer Démocratie schaerbeekoise.