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Le désespoir à Ceuta

Automne 2005. Par centaines, des Africains essaient de franchir les grillages frontières de l’Europe, à Ceuta et Melilla. Ils sont violemment refoulés. Des dizaines de blessés et au moins six morts. Certains passent. Et les consciences européennes s’émeuvent. Qu’en dit-on sur place? Reportage.

Prendre l’avion pour Malaga, puis l’hélicoptère. Seulement douze places par vol, mais c’est suffisant pour faire face à la demande. Il faut vraiment une bonne raison pour se rendre à Ceuta. Pourtant le site est superbe, jumeau africain de Gibraltar dont seulement 15 kilomètres de détroit le sépare. Ceuta est une ville du sud agréablement banale, striée de fortifications portugaises qui remontent à l’an 1415, avec une taille de guêpe où le port tourné vers l’Espagne côté atlantique n’est séparé que de 300 mètres de la plage méditerranéenne avec vue panoramique sur la côte marocaine. Mais Ceuta est aussi un cul-de-sac, traversé seulement par les Marocains d’Europe qui ont pris le bac d’Algeciras pour rejoindre la région de Tétouan par le chemin le plus direct. Quant aux touristes, ils ignorent la vieille cité : pourquoi payeraient-ils des salaires espagnols alors qu’à deux pas de là, le Maroc se vend au rabais? La frontière litigieuse est loin. Car la ville de Ceuta n’occupe que le tiers des 25 km2 de l’enclave. Le reste, c’est un relief accidenté recouvert d’une épaisse forêt naturelle d’eucalyptus qui ne tolère aucun autre végétal. Du côté marocain de la frontière qui s’étire sur 8 kilomètres, elle se prolonge par la forêt de Bel Younes. Pour les Africains qui ont tenté le voyage, cette forêt est la dernière halte avant le grand saut. Certains y ont vécu, on se demande comment, pendant dix-huit mois et plus. Ils ont quitté le Mali depuis plusieurs années, sont passés par l’Algérie, ont végété sur le campus universitaire d’Oujda et n’ont évidemment pas les 3000 euros que demandent les passeurs pour les faire entrer dans Ceuta sans encombre dans le double fond d’une voiture. Pour ceux qui ont franchi l’obstacle, l’avenir s’est éclairci d’un seul coup. On les retrouve au Ceti (Centro de Estancia Temporal de Inmigrantes). En ce moment, ils y sont 680, pour 500 places théoriques. Chose étonnante et inexpliquée : la moitié des résidents sont indiens ou bengladeshis. On imagine que leur trajet a dû être plus long encore. Les bâtiments du Ceti sont flambant neufs. Le personnel est souriant et détendu. Une semaine avant mon passage, Gil Robles, le délégué du Conseil de l’Europe pour les Droits humains, l’avait visité et avait exprimé sa satisfaction. Car le Ceti n’est pas ce que nous appelons ici un «centre fermé». Il ne dépend pas du ministère de l’Intérieur, mais de celui du Travail et des Affaires sociales. Les grilles sont ouvertes dans les deux sens. Les demandeurs d’asile y trouvent le gîte et le couvert mais peuvent déambuler librement pendant la journée sur tout le territoire de l’enclave. Ainsi, sur la longue ascension qui relie la ville au Ceti en bordure d’un quartier résidentiel, des jeunes Africains s’égrènent en traînant derrière eux de grands sacs en raphia synthétique, remontant le fruit des petits trafics du jour ou de quelques heures de travail à la sauvette. Ils resteront au Ceti un maximum de trois mois. Puis ils seront transférés en Espagne continentale où ils finiront par être relâchés dans la nature. Même déboutés de leur demande d’asile, ils sont inexpulsables puisque l’Espagne n’a pas d’accord de réadmission avec le Mali et les autres pays d’où proviennent les Africains de Ceuta. À partir de là, toute l’Europe leur sera ouverte. Voilà pourquoi le barrage est tellement serré le long de ces quelques misérables kilomètres de frontière terrestre entre l’Europe et l’Afrique : double rangée de barbelés, déploiement de 316 policiers et de 676 gardes civils, plus 37 caméras mobiles, plus les supplétifs marocains de l’autre côté. Là, l’Europe-forteresse montre ses crocs. Mais pour ceux qui franchiront ce rideau de fer, le contraste est radical. Ils seront accueillis par une Europe des droits de l’homme soucieuse de préserver son image, celle qui les a fait tant rêver et dont les miettes de prospérité suffisent à les rassasier. La vérité n’est ni toute blanche ni toute noire. Cette même Espagne qui, par les hasards de la géographie, encaisse aujourd’hui le choc le plus violent de la pression migratoire, vient aussi de régulariser plus d’un demi-million d’étrangers en séjour illégal, ce qui lui a valu des froncements de sourcils appuyés de la part des pays riches de l’Europe du Nord. Ambivalence d’État. Mais n’est-elle pas le reflet de notre propre ambivalence individuelle et collective, nous qui nous mobilisons régulièrement pour empêcher l’expulsion de telle famille de demandeurs d’asile déboutés et pourtant tellement bien intégrés, tout en mandatant notre personnel politique pour qu’il nous protège de toute immigration intempestive? J’étais à Ceuta dans le cadre d’un congrès «sobre inmigración, interculturalidad y convivencia». Ses organisateurs reprochent calmement à l’Europe de se défausser sur l’Espagne du soin de faire la police à sa frontière sud en se salissant seule les mains et en assumant seule les coûts. Ils sont très conscients que Ceuta est un laboratoire, et pas seulement en tant que ville-frontière. Car le défi est aussi interne. Ceuta compte 75.000 habitants dont, officiellement, 35% de «musulmans» (et sans doute plus en réalité), c’est-à-dire des «Marocains ethniques». Ceux-là sont citoyens à part entière depuis 1985. Si les deux composantes de la société ceutie se mélangent dans l’espace public central, le métissage ne va pas beaucoup plus loin. La coupure ethnique se double classiquement d’une coupure sociale et spatiale. Le système politique est presque exclusivement aux mains des «chrétiens», tandis que les «musulmans» se sont organisés dans deux petits partis qui totalisent 4 des 25 sièges de conseiller. Le Partido Popular (droite) monopolise 19 sièges, dont un seul «musulman» qui se retrouve, seul sur 17, au gouvernement de la Ville autonome. Enfin, en quittant la ville par le Sud vers le poste frontière, on longe le grand faubourg populaire de Principe où, selon mon guide, seul le facteur n’est pas musulman. Principe, c’est clairement le Maroc, avec son empilement anarchique de maisons blanches et ses fumeurs de kif en public, et c’est pourtant toujours l’Espagne. Ceuta-Molenbeek, même combat… Pendant ce temps, quelques dizaines de «sans-papiers» occupent l’église Saint-Boniface à Ixelles (Bruxelles). Ils ne font pas la grève de la faim et ne se réduisent pas à un seul groupe national, contrairement aux Afghans de l’église Sainte-Croix en 2003, aux Iraniens ou aux Kurdes des Minimes en 2004 et cette année. Ils brassent plus de trente nationalités et sont là pour durer, comme ceux de l’église du Béguinage dont la longue occupation avait débouché sur la grande régularisation de 2000-2001. Au-delà de la rituelle revendication de «régularisation de tous les sans-papiers», ils inscrivent leur action dans le moment charnière qui précède la réforme annoncée et attendue de la procédure d’asile. En dédiant leur action à ceux de Ceuta et Melilla, ils nous rappellent qu’on ne peut pas reléguer la question migratoire hors de notre champ de vision, à la frontière lointaine de l’Europe. Entre ici et là-bas, cette question constitue bien un des tout grands défis du nouveau siècle. 5 décembre 2005