Politique
« Le dernier pays de l’Est »…
21.10.2005
Ca fait pourtant des années qu’on en parle. Mais il y un monde entre une promesse, même solennelle, rénovation et cette rénovation elle-même. Le PS pris dans une contradiction dont il ne sortira pas facilement. Et sûrement pas tout seul.
La boutade fait toujours son effet : depuis la chute du mur de Berlin, la Wallonie serait le dernier pays de l’Est en Europe. Évidemment, personne n’y croit vraiment. On n’a toujours pas trouvé de Goulag en Ardenne. Et le droit de grève est effectivement exercé dans nos contrées, contrairement, par exemple, à la Chine «socialiste», ce nouvel eldorado où se précipitent désormais tous les investisseurs qui connaissent les bienfaits pour leurs dividendes d’une paix sociale main-tenue à coups de trique. Mais soit, faisons l’exercice, puisque les dernières péripéties nous y invitent. Ainsi, en URSS — comme en Wallonie ? –, un parti politique détenait depuis des temps immémoriaux tous les leviers du pouvoir, du local au central, sans que personne ne soit en situation de le lui contester. Ce pouvoir s’exerçait au nom des travailleurs, mais — comme en Wallonie? — ceux qui en avaient la charge «se servaient sur la bête» en confondant les deniers publics avec les leurs propres. Et pendant ce temps, faute de tout contrôle indépendant — comme en Wallonie? — la société s’enfonçait dans le déclin sous le poids de l’incompétence et du parasitisme. Ce qui n’empêchait pas le parti au pouvoir de dénoncer l’antisocialisme primaire de quiconque émettrait des doutes sur le système dans sa globalité, tout en sacrifiant périodiquement — comme en Wallonie? — les têtes de quelques personnages imprudents. Puis, un homme est arrivé qui allait rompre avec le passé. On parla — comme en Wallonie? — de «glasnost» (transparence) et de «perestroïka» (rénovation). Dans la société et dans le parti. Ici s’arrête la comparaison. En URSS, il était déjà trop tard. Le système était incapable de se rénover de l’intérieur. Il s’effondra, et le bébé fut emporté avec l’eau du bain, comme toujours quand on a trop attendu pour faire le ménage. Est-ce trop tard en Wallonie? Pour établir un diagnostic, faisons un nouveau détour par l’URSS dont Léon Trotsky, sociologue à ses heures, décrivit les trois stades de la dégénérescence bureaucratique. Premier stade: les chefs bolcheviks se contentent de satisfactions impalpables, tels que l’incomparable privilège de travailler au service d’une cause librement choisie et le bonheur de pouvoir influencer le cours des événements. Deuxième stade : ils commencent à goûter aux avantages matériels et immatériels dérivés, tels les voitures, voyages et maisons «de fonction», telle aussi l’ivresse du pouvoir et de l’ascendant qu’il donne sur les êtres et les choses. Troisième stade: le maintien coûte que coûte de ces avantages devient le seul mobile de leur action, et ils ne sont plus du tout dupes de la logomachie communiste à laquelle ils sont toujours contraints d’avoir recours — ce qui explique d’ailleurs la facilité avec laquelle certains d’entre eux se sont reconvertis en capitalistes. En Wallonie, chacun appréciera si on se trouve, selon les lieux, plus près du troisième stade que du premier. Mais il ne sera sûrement pas suffisant d’écarter les «brebis galeuses» et les «parvenus», ni de rédiger des codes éthiques. C’est tout un système de pouvoir qui doit être transformé. Avant qu’il n’implose — comme en URSS? — en faisant le lit de la réaction libérale. En maître des cérémonies, Elio Di Rupo s’est donné deux objectifs qui se révèlent contradictoires s’ils doivent être poursuivis simultanément: rénover le PS et consolider sa présence au pouvoir. Or, tant qu’il fait gagner son parti, l’Empereur du Boulevard entraîne dans son sillage des «barons» qui lui ont prêté juste ce qu’il faut d’allégeance et dont les réseaux de terrain restent intacts, comme le montre le retour triomphal de Van Cau sur ses terres. Tant qu’un parti gagne, tout le monde gagne en même temps, et il n’y a aucune raison impérative de rénover. En fait, toute l’histoire politique des démocraties montre que les partis ne se rénovent qu’en vue de surmonter une défaite. Seule la défaite déstabilise les responsables en place, cristallise sur leur tête les mécontentements, les oblige à rendre des comptes et donne l’opportunité à des femmes et à des hommes nouveaux de leur disputer la primauté. C’est précisément une des vertus de l’alternance en politique: le pouvoir use et l’opposition régénère, et ce va-et-vient assure la mise à jour globale et permanente de l’offre politique et du personnel chargé le cas échéant de la mettre en œuvre. Faute de cette «opposition régénératrice» dont une des fonctions est de sélectionner à partir du terrain les leaders de demain, Elio Di Rupo est contraint de faire monter au forceps une génération avant qu’elle n’ait achevé de faire ses preuves et dont la promotion tient plus à la faveur présidentielle qu’à des mérites éprouvés et reconnus au-delà du cénacle. L’ambition de l’homme de Mons inspire le respect bien au-delà de son propre camp, mais il ne dispose pas des moyens humains de cette ambition. Sur la ligne du temps, le despotisme éclairé est un progrès manifeste par rapport à la féodalité. Mais il ne fait pas l’économie de la révolution qui lui succèdera. Or, le système politique belge, faiblement polarisé entre droite et gauche, ne favorise pas exactement l’alternance. Ou plus exactement celle-ci n’est que partielle et ne concerne pas le parti dominant qui reste le pivot inamovible de toutes les coalitions. Après leur dégelée de 1999, les sociaux-chrétiens ont dû se refaire une santé dans l’opposition. Cet exil fédéral leur fait en ce moment le plus grand bien et leur permet de rajeunir radicalement cadres, image et message. Au contraire, les conditions dans lesquelles la rénovation du PS est conduite par son président lui interdisent de mener à fond la bataille contre l’«ancien PS» au nom du nouveau. Il en est réduit à attendre la révélation de pratiques délictueuses pour réaliser quelques frappes chirurgicales tonitruantes. Quant à s’en prendre à l’ensemble d’un système d’appropriation du pouvoir, cela reviendrait à scier la branche sur laquelle, au fil des décennies, tout le PS s’est assis. Il y a des remèdes de cheval qui sont capables de tuer le malade. Aujourd’hui, les socialistes sont au pouvoir à tous les niveaux, et chacun sait qu’ils le resteront encore demain dans tous les cas de figure. Ce maintien dispose en ce moment d’un excellent alibi: la bataille de la sécu. Tant que celle-ci n’est pas gagnée, tant que son financement solidaire n’est pas consolidé, il serait irresponsable de déserter. Le même raisonnement peut être tenu pour le redressement de la Wallonie. Et, de fait, il est rare qu’un parti quitte le pouvoir s’il n’y est pas contraint par la sanction des urnes. Est- il possible de dénouer la contradiction, c’est-à-dire d’approfondir la rénovation sans quitter forcément le pouvoir? Suggérons une piste. Le PS d’Elio Di Rupo est peut-être le parti socialiste le plus à gauche d’Europe, il n’est sûrement pas le plus créatif. Le culte du chef qui prévaut désormais comme une marque quasi obligatoire de soutien à son entreprise a débouché sur la généralisation d’une nouvelle langue de bois qui n’est pas plus digeste que l’ancienne et dont les derniers promus ne sont pas les plus avares. Le salut viendra de l’extérieur, c’est-à-dire de la société. Rénover un parti — et, au-delà de lui, la Région qu’il domine — implique de libérer l’imagination et de stimuler la critique et les forces de proposition. Il ne s’agit pas de repasser les plats de feu les Ateliers du progrès dans une optique de récupération instrumentale. Mais de créer un climat où des idées neuves pourront être mises en débat sans se demander si telle proposition un peu iconoclaste ne risque pas de déplaire à tel ou tel. Et, notamment, il serait bon que la nouvelle génération socialiste s’y engage sans avoir peur de son ombre. On peut penser tout le mal qu’on veut d’un Alain Destexhe et de ses manières de dynamiteur thatchérien, mais il était stupide de réagir à son dernier pamphlet Wallonie: la vérité des chiffres, mars 2005.. en se drapant dans une dignité outragée, surtout si c’était pour reprendre une partie de son inspiration dans un plan Marshall aux accents forts libéraux. Quand la pensée libre se stérilise à gauche, la voie est largement ouverte de l’autre côté. Comme en URSS? Achevé d’écrire le 10 octobre 2005.