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Immigration : le défi des syndicats

Les organisations de travailleurs ne peuvent se limiter à combattre l’instrumentalisation patronale de l’immigration. Elles doivent anticiper, en combinant la solidarité internationale avec l’indispensable unité des travailleurs. Pas facile dans le climat actuel.

Comme celle du patronat, la position des syndicats tient en certains invariants, qui évoluent au gré des aléas socio-économiques. À une différence majeure : contrairement à ces derniers, les employeurs ne sont pas dépendants de leur antagoniste de classe pour définir leur propre approche en la matière. De fait, l’histoire du rapport du mouvement ouvrier à l’immigration peut être résumée à un travail de longue haleine pour s’adapter à l’instrumentalisation de la main-d’œuvre étrangère par les forces du capital.

Contenir l’immigration, soutenir les immigrés

Consubstantielle au capitalisme[1.Voir « Le choix du capital ».], dans ce même dossier , la mobilité internationale des travailleurs a, de prime abord, suscité la méfiance du mouvement ouvrier. Au laisser-faire migratoire, puis aux politiques d’importation volontaristes, les syndicats opposaient le contrôle de l’arrivée de main-d’œuvre étrangère. Parallèlement, le même objectif de lutter contre la stratégie patronale va les conduire à tenter de limiter la concurrence résultant de l’inégalité de statut. La revendication pour une égalité des droits sociaux et salariaux entre nationaux et immigrés constituera, dès lors, l’autre constante de l’approche syndicale. Outre les aspects pratiques tels que la barrière de la langue, les étrangers auront du mal à se sentir représentés par une organisation qui semble s’opposer à leurs intérêts à court terme. En période de récession ou de crise économique, le climat xénophobe ambiant n’a pas toujours épargné les directions et bases syndicales. C’est notamment un ministre socialiste et ancien syndicaliste, Achille Delattre, qui sera chargé d’une refonte de la législation sur les étrangers en 1936 qui instaurera la priorité à l’emploi pour les salariés belges et poussera de nombreux immigrés au chômage. Le patronat ne lésinait d’ailleurs pas sur les moyens pour multiplier les barrières à l’intégration au prolétariat local des nouveaux arrivants. La question a néanmoins fait l’objet d’intenses débats dans le mouvement syndical. La tension inhérente à l’organisation ouvrière opposant les tenants d’une approche gestionnaire aux partisans de la transformation sociale anticapitaliste s’est retrouvée dans le rapport aux migrations. Arc-boutés sur la seule défense de leurs affiliés, les premiers n’hésiteront pas à brader les intérêts de la main-d’œuvre étrangère – mais aussi, cela vaut la peine de le souligner, des femmes déjà présentes sur le marché du travail. Les seconds, à l’instar du socialiste Jean Jaurès, insisteront au contraire sur le danger d’une division de la classe ouvrière et sur la nécessité d’apporter des solutions qui s’attaquent au pouvoir de nuisance du capital (voir encadré « Par la Justice », au bas de ce texte). Progressivement, la prise en compte croissante des intérêts des travailleurs étrangers a facilité leur syndicalisation. La fin officielle de l’immigration économique en 1974 va également changer la donne. Cette question étant écartée, l’insistance syndicale pour un contrôle des flux migratoires tend alors à s’estomper, de même que la tentation pour la préférence nationale. Resteront alors les deux piliers que constituent l’égalité des droits et la volonté de rallier les nouveaux arrivants au monde syndical.

Un « allié de classe »

Aujourd’hui, la défense des migrants fait incontestablement partie du répertoire d’action des principaux syndicats. Ceux-ci n’en sont pas pour autant débarrassés des défis inhérents au casse-tête migratoire. Il s’agit d’abord de changer la perception globalement négative du migrant, pour le réhabiliter dans son rôle d’« allié de classe ». « La place du syndicalisme en Belgique est incontestablement une force pour réaliser un travail de sensibilisation sur cette question, mais il ne faut pas oublier que la base reflète globalement l’état de l’opinion », note Myriam Djegham, du Mouvement ouvrier chrétien. La méconnaissance des réalités migratoires[2.J. Héricourt, et G. Spielvogel, « Perception publique de l’immigration et discours médiatique », 18 décembre 2012, www.laviedesidées.fr.] conduit nombre de citoyens à réclamer des solutions aux antipodes de leurs intérêts de classe objectifs. Quel sens, en effet, y a-t-il à prôner un durcissement des conditions individuelles d’accès au territoire comme au temps révolu ou l’immigration était diligentée par le patronat ? Le travail d’éducation populaire, mené notamment par les syndicats socialistes et chrétiens, semble d’autant plus essentiel. Par ailleurs, les syndicats devront parvenir à incarner le relais naturel des travailleurs immigrés, en particulier des sans-papiers qui représentent la quintessence de l’atomisation du prolétariat souhaitée par le patronat. Les organisations syndicales accusent en effet un certain retard dans ce domaine, et ne se sont pas toujours montrées à la hauteur des enjeux. Il a notamment fallu attendre 2008 pour qu’un comité de travailleurs sans-papiers voie le jour à la section bruxelloise de la CSC. Elle tarde à faire des émules ailleurs dans le pays. Moins disposée à la reconnaissance de groupes spécifiques, la FGTB n’offre pas, à l’heure actuelle, de tels mécanismes d’organisation des travailleurs irréguliers. « Le problème n’est pas tant politique que logistique, car cette question n’est pas toujours abordée à sa juste importance », déplore le secrétaire fédéral du syndicat socialiste Jean-François Tamellini. Ces objectifs nécessiteront sans nul doute de créer du sens commun à même de fédérer l’ensemble de la classe ouvrière, y compris ses segments délaissés. Une tâche guère aisée dans un contexte de disparition générale des idéologies. Loin d’être un simple enjeu d’intérêts bien compris, prendre la défense des migrants constitue, pour le mouvement ouvrier, un objectif éminemment politique. Il s’agit de montrer sa capacité à porter concrètement les frontières de la solidarité. Dans un contexte où la multiplicité des formes d’oppression du régime néolibéral génère un émiettement des luttes, la question ne semble pas superflue.


« Par la Justice » Dans l’édition du 8 janvier 1908 de l’Humanité, Jean Jaurès consacra un éditorial aux tensions générées par l’arrivée en masse de travailleurs japonais sur la côte ouest des États- Unis. Aux solutions national-protectionnistes en vogue, le socialiste opposait l’extension des droits, dans une optique authentiquement internationaliste. « La cause immédiate de la tension entre le Japon et les États-Unis est dans l’immigration japonaise. Les ouvriers nippons menacent, par leur travail au rabais, les ouvriers américains. De là, les colères populaires. .…. La vraie solution serait de ne pas interdire ou de ne pas gêner l’immigration, mais d’établir un minimum de salaire. De la sorte, aucun employeur n’aurait intérêt à s’adresser particulièrement aux immigrés japonais. En outre, l’assurance sociale contre le chômage, avec contribution obligatoire des employeurs, détournerait ceux-ci d’encombrer le marché du travail d’une main-d’œuvre surabondante. .…. Le Japon ne pourrait pas se plaindre, puisque les États-Unis ne lui appliqueraient aucun régime spécial, aucun traitement de défaveur. Au contraire, ses nationaux, dans la mesure où ils trouveraient aux États- Unis l’emploi de leur force de travail, seraient protégés contre l’exploitation et contre les bas salaires. » Jean Jaurès, « Par la Justice », L’Humanité, 8 janvier 1908