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Le cordon sanitaire est une passoire

En 2013, soit 8 ans après l’écriture de cet essai*, Jan Blommaert décide de le republier, estimant que, « à la lumière des discussions en cours sur la persistance du cordon sanitaire autour du Vlaams Belang, cet ancien texte pourrait être pertinent. » Il ajoutait : « J’ai répété à plusieurs reprises dans le passé que le cordon sanitaire était un tigre de papier. On a exclu le Vlaams Blok de la participation au pouvoir, mais, en même temps, on a ouvert largement les portes aux idées et aux points de vue de ce parti. »

Cet article a paru dans le n°111 de Politique (mars 2020)

Toute personne qui écrira un jour l’histoire politique de la Belgique des deux dernières décennies du XXe siècle dira que le Vlaams Blok1 en a été le facteur déterminant.
C’est remarquable, car depuis sa fondation le parti n’a jamais participé aux structures de gouvernement à quelque niveau que ce soit. Il a exercé sa force et son influence au départ de l’opposition, et cette influence était de nature idéologique, articulée autour de la construction d’idées, d’images et de discours. Après 1991, le Vlaams Blok a été le parti qui a élaboré les thèmes, conçu l’architecture des débats à leur sujet et appris au peuple à en parler.
Si nous prenons le canevas historique depuis 1978 et le Pacte d’Egmont2 jusqu’à l’an 2000, nous constatons que le consensus politique s’est considérablement modifié dans au moins trois domaines.
Jusqu’en 1978, la migration et la diversité socioculturelle qui en résulte n’étaient pas des thèmes politiques importants, et certainement pas une question centrale. En 2000, l’immigration figurait en tête des thèmes électoraux sensibles pour presque tous les partis, qui la considéraient, avec la diversité, comme un problème (même s’il n’y a pas eu d’augmentation significative de la migration et que celle-ci s’est tarie après le pic des années 1970). En outre, le thème de l’immigration est fortement lié à un certain nombre d’autres thèmes, qui sont plus anciens mais qui ont évolué en conséquence : le thème de la sécurité, de la criminalité et de la répression ; celui de l’affaiblissement de la cohésion sociale, de la solidarité et de la qualité de vie, en particulier dans les zones urbaines ; celui du chômage et de l’État providence.
Des politiques différentes et nouvelles ont émergé dans tous ces domaines sous la pression du thème de la migration.

Jusqu’aux années 1970, il existait un consensus social-démocrate sur l’organisation générale de l’État.

En 1978, le programme nationaliste flamand se limitait au fédéralisme, et la Volksunie3 ainsi que certaines fractions du CVP4 en étaient les grands défenseurs. Dans les années 1970, le fédéralisme apparaissait comme une position radicale, et même des gens comme Wilfried Martens et Leo Tindemans étaient décrits dans certains milieux comme des extrémistes flamands. La Volksunie était largement considérée comme « noire » (c’est-à-dire héritière de la collaboration flamande de 1940-45). En 2000, on ne parle plus de fédéralisme, mais d’un confédéralisme beaucoup plus large, et même l’indépendance n’est plus un point de vue perçu comme extrémiste.

Et pour ce qui est des « noirs », une partie importante des héritiers de la Volksunie (Spirit) est maintenant aux côtés des squatters de gauche, tandis qu’une autre partie (la N-VA, qui prône l’indépendance !) forme l’« aile modérée » du Parlement flamand. Le Vlaams Blok est aujourd’hui l’aile « radicale », qui prône non seulement l’indépendance, mais aussi une nation flamande ethnoculturellement homogène.

L’opposition gauche-droite est redevenue l’un des « cadres » pour parler de politique. Jusqu’aux années 1970, il existait un consensus social-démocrate sur l’organisation générale de l’État et de la société, partagé par tous les grands partis. Ce consensus (un consensus « fordiste », en jargon) était axé sur la productivité et y associait deux éléments : un maximum d’emplois (masculins) et un État providence puissant qui fonctionnait de manière inclusive. Ce consensus social-démocrate a fourni, dans le champ politique, un « centre » très étendu, les partis socialistes n’étant « de gauche » que pendant les congrès.

La « gauche » était constituée par des groupuscules marxistes/communistes, et ceux-ci n’appartenaient pas au spectre du socialisme respectable (le grand théoricien marxiste Ernest Mandel, par exemple, avait été exclu de ce qui était le Parti socialiste belge). Depuis la naissance du Blok, cependant, nous voyons que (a) l’auto-qualification de « droite » n’évoque plus l’association avec le fascisme mais apparaît comme tout à fait respectable, et que (b) le spectre de la « gauche » s’est fort étendu au-delà du SP.A : Spirit (l’aile gauche de l’ex-Volksunie) et même des parties du VLD5 sont identifiés comme étant « de gauche ».

En d’autres termes, de plus en plus de partis se retrouvent dans la marge « gauche » de la politique. En outre, on parle désormais ouvertement d’un consensus « de droite » en Flandre. Ce déplacement vers la gauche signifie également que la légitimité démocratique de ces partis ou fractions est mise en question. Ce mouvement est intéressant parce qu’il se produit à un moment où le centre de l’échiquier politique (par exemple, le VLD de Verhofstadt) répète constamment que les « vieilles » oppositions de gauche et de droite perdent de leur importance, et que nous avons atteint une société post-idéologique. […]

Une victoire idéologique

Accorder au Vlaams Blok le crédit exclusif de ce glissement serait excessif. D’ailleurs, le Vlaams Blok est un phénomène cyclique, et nous voyons des partis similaires émerger dans toute l’Europe dans le courant des années 1980.

Dans notre propre pays, diverses formes de dynamiques étaient présentes dans tous ces domaines avant que le Blok n’apparaisse sur la scène. La Volksunie ainsi qu’une partie du CVP en étaient particulièrement responsables. À titre d’illustration, c’est le secrétaire d’État Vic Anciaux (Volksunie) qui a produit le premier document politique qui, en 1978, décrivait les migrants comme un problème. Et c’est également la Volksunie qui a enterré la Belgique unitaire en 1978 avec le Pacte d’Egmont. Mais le Vlaams Blok a pris cette dynamique comme point de départ pour une stratégie plus radicale et a constamment joué le rôle de catalyseur. En défendant un agenda encore plus radical que celui des politiciens flamands de droite – jusqu’alors radicaux – il a poussé ces derniers dans la catégorie des « modérés », dont l’agenda était négociable. Et cet agenda a été fortement influencé par l’existence d’une version plus radicale. En d’autres termes : les « extrémistes » d’antan sont devenus des « modérés », mais ils ont été nourris d’un nouvel extrémisme, celui du Blok.

Les « extrémismes » d’antan sont devenus des « modérés », mais ils ont été nourris de l’extrémisme du Blok.

Ce nouvel extrémisme a parfois dépassé leurs attentes les plus folles. La Volksunie est le seul parti qui ait jamais vu son programme d’origine dépassé dans la réalité. Et d’anciens membres du VLD comme Hugo Coveliers6 ont pu, grâce au Vlaams Blok, organiser une extrême droite au sein même des libéraux flamands et, de cette façon, mettre au centre de l’échiquier, dans le parti du Premier ministre7, des opinions anti-migrants et un ensemble de vues ouvertement répressives en matière d’ordre public. Nous voyons donc comment le Vlaams Blok souffle constamment des points de vue extrêmes à des personnes « modérées », contribuant à rendre ces positions également « modérées ». Il s’agit d’un changement de catégorie basé sur des associations stéréotypées entre les partis et les positionnements idéologiques. Le Vlaams Blok est le stéréotype du parti d’extrême droite, ce que ne sont pas le VLD, le SP.A ou la N-VA ; par conséquent, une position empruntée au Blok n’est pas une position extrême si elle est présentée par un membre de ces autres partis. Il s’agit ici d’un modèle classique d’influence idéologique pour lequel Lénine et Gramsci auraient sans doute eu la plus grande admiration. Et c’est un processus qui a couvert l’ensemble de la politique belge, et pas seulement les Flamands, car il a redéfini les relations entre les partis flamands et francophones.

L’influence du Blok se fait sentir exactement là où ce parti le souhaite : dans la structure du « champ » politique au sens de Bourdieu, dans les schémas globaux d’acceptabilité et d’intelligibilité qui déterminent le « discours » au sens de Foucault. L’influence est donc largement invisible et implicite. Elle peut être située sur le plan des principes qui sous tendent la représentation de la société. Et c’est une victoire idéologique écrasante qui a donné au Vlaams Blok l’hégémonie dans d’innombrables domaines, sans qu’il ait jamais à payer le prix de la responsabilité exécutive : une brillante stratégie politique.

Examinons maintenant de plus près certains aspects de ce processus d’influence. Soyons clairs : il ne s’agit pas de reprises concrètes, mot pour mot, mais de l’influence profonde de grands blocs de discours, des thèmes qui prennent forme d’une certaine manière, des arguments qui y apparaissent (et d’autres qui en sont exclus), des formes de dialogue qui émergent progressivement. Il n’est pas vrai que le Vlaams Blok a imposé son lexique et ses slogans aux autres partis.

Jusqu’à présent, le Blok est le seul à utiliser son slogan Eigen Volk Eerst (« Notre propre peuple d’abord »). Mais cela n’a pas d’importance : nous verrons que l’influence profonde est beaucoup plus grande. Je ne vais pas non plus me concentrer sur des questions évidentes telles que la réhabilitation du racisme et de la discrimination dans le discours du Vlaams Blok. Je me concentrerai sur les domaines où l’influence du parti n’est pas immédiatement reconnue.

La démocratie et l’essence de la politique

Un premier point que je voudrais illustrer est la manière dont le Vlaams Blok a redéfini les concepts et les notions centrales qui ont progressivement dominé et orienté la politique, le modèle politique. En plus d’avoir modifié le consensus politique dans les trois domaines précédemment cités, le Vlaams Blok a apporté un autre changement très important : il a contribué à redéfinir le concept même de démocratie.

Dans la Belgique de l’après-guerre, la démocratie a toujours été une des grandes évidences. La fin de la Deuxième Guerre mondiale, suivie par des décennies de Guerre froide, a fait de notre « démocratie occidentale » une hypothèse tout à fait évidente et suffisamment contrastée avec, d’une part, le fascisme et, d’autre part, le communisme. La nature axiomatique de la démocratie était un ciment idéologique qui maintenait ensemble un centre politique très large (et assurait, par exemple, que le Parti socialiste belge pouvait s’opposer au socialisme « non démocratique » de l’autre côté).

Dès le début, le Vlaams Blok a été un parti qui prenait grand soin de son image et de son marketing.

Il n’y a pas eu non plus beaucoup de discussions sur la structure représentative de notre démocratie parlementaire concrète. Tous les partis étaient, plus ou moins, des partis de masse au large public. En outre, ces partis étaient liés à une structure auxiliaire large et multiforme – les « piliers » – qui garantissaient toutes sortes de services sociaux essentiels (soins médicaux, éducation, loisirs et mouvements de jeunesse), une presse écrite et souvent de grands intérêts financiers (mécénat, banques et assurances liées aux « piliers »).

La Belgique est un exemple exceptionnel d’un État où la politique, la société civile et le capital sont étroitement liés dans une seule pyramide, ce qui confère une extraordinaire légitimité démocratique aux représentants élus. En effet, ils ont été élus par le mouvement, par le « pilier », et pas seulement par une clientèle indéterminée et sans nom.

Le fait que cette démocratie représentative présentait de nombreuses lacunes – pensez au droit de vote des femmes – est connu, mais la nature fondamentale de la démocratie a rarement été remise en question. Les débats portaient sur « l’égalité des droits » ou, plus concrètement encore, sur le « droit de vote », mais pas sur les hautes valeurs ou la définition de la démocratie elle-même. Au cœur de la politique belge, ce n’était pas un sujet de discussion.

Ce n‘est devenu un sujet de discussion que depuis le début des années 1990, ouvrant l’un des principaux champs de bataille idéologiques de notre politique contemporaine. Une fois de plus, le Vlaams Blok a été le facteur déterminant dans ce domaine.

Le pouvoir des slogans

Dès le début, le Vlaams Blok a été un parti qui prenait grand soin de son image et de son marketing, éléments déterminants de son succès. C’est sans doute, à l’heure actuelle, le seul parti flamand dont presque tout le monde connaît les grandes lignes du programme, ne serait-ce que par les slogans très bien pensés que le parti utilise depuis deux décennies. Ces slogans – Eigen Volk Eerst, « nous disons ce que vous pensez » et « Vlaams Blok : la voix du peuple » – sont devenus une marque exclusive. Aucun parti ne les reprend, mais ils ont eu une influence particulièrement profonde sur la politique.

Ils ont fait appel à l’image d’une majorité silencieuse à la Nixon8 – un épouvantail pour les grands partis. Dès ses premiers succès électoraux, lors des élections locales de 1988, le Blok a frappé dans le même sens : « nous sommes le seul parti véritablement démocratique qui transforme les opinions des gens en éléments de programme politique, sans les filtrer. » Le Blok était en dehors des « piliers », il n’y avait donc pas d’autres intérêts en jeu que les intérêts politiques « purs » : les membres du Blok ne pouvaient pas obtenir de postes lucratifs dans les organisations pilarisées et les mandats politiques n’en dépendaient donc pas. En bref, le Blok était un parti « aux mains propres », en relation directe avec son électorat. Il n’y avait rien entre le parti et le citoyen, et les politiciens du Blok « disent ce que vous pensez ». Le Blok a été le berceau d’un nouveau type de populisme qui prétend interpréter la voix des « gens ordinaires ».

Et qu’en pensaient ces gens ordinaires ? Nous voyons maintenant avec quelle habileté le Blok a traité les opinions. Outre une série de points clés qui n’ont guère été exprimés au niveau électoral – des points de vue réactionnaires sur les conditions de travail, des points de vue éthiques très conservateurs et l’objectif de l’indépendance flamande – le parti a fait un usage extraordinairement habile d’un racisme à peine dissimulé, converti en un discours utopique mais légitime, celui d’une Flandre libre, ethnoculturellement homogène, au sein d’une Europe blanche.

Ce thème a été l’atout électoral absolu tout au long de l’histoire du Vlaams Blok. Il a permis d’aborder à la fois des problèmes locaux microscopiques – tels des conflits de voisinage – et des phénomènes de mondialisation – comme l’afflux de demandeurs d’asile à la suite de conflits internationaux –, l’ensemble étant cadré dans une « Grande Histoire » politique. Encore une fois, cela aurait suscité l’admiration de Lénine ou Gramsci. Et tout cela s’est accompagné d’un cocktail stratégique de thèmes scandaleux (affaires de corruption, népotisme) et d’attaques contre l’inconsistance idéologique des autres partis, le tout soutenant l’image de « partis piliers » dans lesquels on préfère bien se servir, dans lesquels la voix de l’électeur n’a plus d’importance une fois qu’elle est émise, et qui laissent « les gens ordinaires » dans le froid avec leurs problèmes. Telle est l’image puissante que le Blok a donnée de lui-même : « nous, nous voulons vraiment résoudre vos problèmes. »

Le parti a fait un usage extraordinairement habile d’un racisme à peine dissimulé.

Il y avait de quoi se plaindre, bien sûr. Les années 1980 et 1990 ont été une période de malaise profond. Après l’explosion du chômage – d’environ 80 000 chômeurs en 1972 à un volume stable d’environ 600 000 en 1983 – le pays a été frappé par de très importants déficits publics qui ont nécessité des économies rigoureuses. La sécurité sociale est entrée dans une phase de démantèlement progressif sous les gouvernements de Wilfried Martens, entraînant immédiatement le délitement du consensus social-démocrate d’après-guerre sur l’État providence.

La démocratie a également quelque peu manqué, car Martens a gouverné à plusieurs reprises avec des pouvoirs spéciaux9 et, depuis lors, la ligne de démarcation entre le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif s’est estompée, puisque presque toutes les lois dans ce pays sont adoptées à l’initiative du gouvernement, et non du parlement. Le malaise social qui en résultait a été accentué par un flot apparemment interminable de scandales et de problèmes : les attentats des Cellules communistes combattantes et des tueurs du Brabant, l’enlèvement de Paul Vanden Boeynants, l’assassinat d’André Cools, sans compter le scandale Agusta-Dassault, la mort des paras belges au Rwanda et, en point d’orgue, l’affaire Dutroux.

Sur le plan économique, des secteurs industriels entiers sont entrés en récession (acier, charbon, textile, construction navale), de sorte que les travailleurs peu qualifiés (et donc également la majorité des migrants) peinaient à entrer sur le marché du travail. La faillite de la Sabena a été un triste moment de cette période. Sur le plan international, il y a eu la fin de la Guerre froide et le déclenchement de la [première] Guerre du Golfe – illustrations d’un « nouvel ordre mondial » en réalité très désordonné.
On avait le sentiment, dans ce pays, que rien n’allait, que tout se passait mal. Le Vlaams Blok a trouvé là un terrain fertile, car les gouvernements successifs pouvaient être présentés comme incapables.

Pour résumer, le Vlaams Blok utilisait des slogans puissants, et tous ces slogans véhiculaient une même image : celle d’un parti menant une politique pure et désintéressée, un parti de démocratie directe de base, un parti qui représente vraiment le peuple et qui a fait des « préoccupations du peuple ordinaire » des priorités politiques.

L’écart

Avec ces slogans, le Vlaams Blok touche au cœur de la politique : la légitimité démocratique.
La question soulevée par ses slogans était celle du contenu et de la structure de la « vraie » démocratie, ce qui a entraîné au sein des autres partis un certain flottement quant à la manière de fonctionner. La spectaculaire victoire électorale du Blok aux élections du 24 novembre 1991 a été un moment charnière dans ce processus.

Tous ces slogans véhiculaient une même image : celle d’un parti menant une politique pure et désintéressée

Bien sûr, le Blok a présenté cette victoire comme la preuve que le « peuple » avait des priorités politiques très différentes de celles des partis politiques traditionnels. Et, bien sûr, ces priorités correspondaient à celles du Blok lui-même.
Les autres partis ont capitulé immédiatement, et ce moment de capitulation est encore étonnant presque vingt ans plus tard. Le soir des élections, ils ont admis qu’ils avaient perdu le contact avec la population, que celle-ci leur avait donné un « signal » et qu’ils devaient maintenant respecter ce signal et réfléchir – et voici l’arrivée d’un nouveau concept – au « fossé entre le citoyen et la politique ». En résumé, les partis traditionnels ont validé l’image du processus démocratique que le Blok avait répandue. Ils ont reconnu qu’ils étaient en effet « déconnectés » des « véritables aspirations du peuple » et que c’était là un problème démocratique fondamental. En outre, ils ont accepté l’idée que le Vlaams Blok, lui, comprenait ces plaintes populaires.
C’est à ce moment-là, le soir du 24 novembre 1991, que le Vlaams Blok a acquis l’hégémonie en ce qui concerne la définition de la démocratie. C’est alors que la démocratie est devenue synonyme de vox populi, de relation directe et non filtrée entre le citoyen individuel et le monde politique. C’est aussi à partir de ce moment-là que la société civile (notamment celle qui était regroupée dans les « piliers ») a été considérée comme un acteur problématique dans une démocratie et qu’elle a progressivement perdu sa position privilégiée dans la société flamande. Les éditorialistes et les politologues ont fait passer l’idée que « le Vlaams Blok pose les bonnes questions, mais donne de mauvaises réponses ». Le rôle historique d’un middenveld10 regroupant les acteurs de terrain, souvent liés aux « piliers », qui soumettent les questions sociales au monde politique, a pris fin, et ce dernier doit maintenant chercher les questions (et les réponses) directement, sans intermédiaire, chez les « gens ordinaires ».

Soit dit en passant, accepter les « questions » du Blok signifie naturellement accepter ses propres définitions des problèmes, et donc aussi accepter ses points de départ idéologiques. Dans la pratique, les questions des « gens ordinaires » ont donc été posées par le Vlaams Blok.

Le « Dimanche noir » de 1991 a mis en route un processus auquel, à l’exception d’Agalev11 et du Vlaams Blok lui-même, tous les partis ont participé : le renouveau politique des années 1990. Les Burgermanifesten12 de Guy Verhofstadt ont donné à ce processus une première et puissante impulsion. Dans ces brochures, Verhofstadt esquisse une nouvelle vision politique de la démocratie, dans laquelle « le citoyen » est au centre.

Les corps intermédiaires sont décrits comme des institutions condescendantes qui falsifient le processus démocratique, parce que la « vraie » politique est quelque chose qui a lieu dans une relation directe entre le citoyen et son représentant. La démocratie est entièrement modelée sur une image (hautement idéalisée) du marché libre. Il y a une offre (des partis) au consommateur (le citoyen). Cette offre doit correspondre aux besoins et aux préférences de ce consommateur, sans quoi le fournisseur se retrouvera avec sa marchandise sur les bras à la fin du marché, c’est-à-dire au moment des élections.

Dans la pratique, les questions des « gens ordinaires » ont donc été posées par le Vlaams Blok.

Les résultats des élections deviennent ainsi non seulement un baromètre de la conjoncture politique, mais surtout un indicateur du contenu démocratique des partis – dans la mesure où leur programme correspond aux « véritables aspirations du citoyen ». C’est ainsi qu’il est possible de combler le « fossé » : tant que le politique adaptera suffisamment ses actions aux aspirations de ses clients, le déficit démocratique de l’ancienne politique centriste sera résolu et le pays sera gouverné par des partis qui représentent « la voix du peuple ». Lorsqu’il a pris ses fonctions de Premier ministre en 1999, Verhofstadt a immédiatement fait passer ce message : le succès de son gouvernement se mesurerait aux résultats du Vlaams Blok aux prochaines élections. Les élections sont donc devenues de plus en plus importantes, non seulement en termes de rapports de forces réels, mais aussi, symboliquement, en tant qu’indicateurs de la qualité démocratique des partis. Plus on récolte de votes, plus c’est démocratique : avec cette logique simple, Verhofstadt s’est mis au niveau du Blok.

La conception de la démocratie

Par la métaphore du marché libre, Verhofstadt a poussé la vox populi au cœur du champ politique.
C’est elle qui définit la vraie démocratie et qui donne l’impulsion au grand mouvement de renouveau des années 1990. On n’a pas remarqué alors que c’était un slogan du Vlaams Blok qui était ainsi propulsé au coeur du nouveau discours dominant, ni que c’est précisément pour cette raison que tout le mouvement de renouveau s’est déroulé selon les règles du jeu que le Vlaams Blok avait établies. Après tout, les résultats des élections ont toujours reflété la qualité démocratique des partis, et comme le Blok a obtenu des scores plus élevés à chaque élection, il est resté le maître du jeu. Ainsi, il a pu soutenir à maintes reprises que son score montrait incontestablement qu’il était le parti « le plus démocratique » (ou même le « seul parti démocratique ») et cet argument a été validé par tous les partis.

Le fait de ne pas avoir d’expérience politique est devenu un label de qualité pour les candidats du renouveau.

Verhofstadt n’est pas resté longtemps seul avec ses idées. Tous les partis se sont lancés dans la recherche de « plus de démocratie » au sens donné par le Blok, et cette « redémocratisation » de la société est devenue le leitmotiv pendant une décennie. Les socialistes ont été les premiers à viser le renouveau, avec l’initiative Het Sienjaal13 (1996), qui a remis en question les frontières des partis et des « piliers », a pris la Flandre (et non plus la Belgique) comme espace logique pour l’action politique et a essayé de combler le « fossé » par toutes sortes de formes de participation démocratique de base. En 1998 et pour la première fois depuis 1974, les socialistes ont tenu un congrès de renouveau idéologique (dans le prolongement du Sienjaal). Après le scandale Agusta-Dassault du milieu des années 1990, ils ont également opéré un grand nettoyage dans le personnel politique. Tous les partis ont renouvelé en profondeur leur personnel à cette époque. Dans les années 1990, ils étaient tous à la recherche de « candidats du renouveau », recrutés soit dans d’autres partis (ce qui mettait l’accent sur la porosité des frontières des partis et des « piliers »), soit, mieux encore, dans le monde des Bekende Vlamingen (« Flamands connus », BV en abrégé)…

Chanteurs, acteurs, journalistes, professeurs, sportifs se sont retrouvés sur les listes électorales, puis dans les conseils communaux ou les parlements. Cette vague de recrutement a servi à des fins de marketing (ces candidats ont évidemment reçu beaucoup d’attention de la part des médias), mais a également exprimé le besoin de desserrer davantage les liens avec les « piliers ». Les BV n’avaient pas d’antécédents dans le parti ou le mouvement, ils n’étaient pas huilés par l’appareil du parti, ils étaient « purs » et non contaminés, c’étaient des gens qui se lançaient en politique par conviction et pour « faire quelque chose pour le peuple » – un autre emprunt aux recettes du Vlaams Blok, adopté comme marque de fabrique de la nouvelle politique.

Ne pas avoir d’expérience politique mais être simplement membre de la société est devenu un label de qualité pour ces candidats du renouveau. Il est dommage qu’une grande partie de l’expérience et de l’expertise politiques soit restée inutilisée et ait été trop souvent remplacée par du dilettantisme, de l’incompétence ou du populisme plat. Si on ajoute à cela la tendance, exprimée surtout lors des récentes élections, à conclure des cartels et des alliances, il est clair que la structure classique des partis – une organisation politique avec des racines organiques profondes dans la société civile – n’est plus considérée comme la base du travail politique. Celui-ci se déroule de plus en plus en fonction des élections, qui prennent de l’importance. Et, pour les rendre le plus démocratiques possible, on construit des monuments de pragmatisme, fruits d’alliances ad hoc sans fondement idéologique et peuplés de candidats qui, dans bien des cas, n’ont aucun talent politique et dont la vie politique sera brève.

Le renouveau politique des années 1990, réaction à la percée du Blok, a, dans les faits, adopté l’image de la démocratie produite par ce parti. Par conséquent, cela a conduit à ce que presque tous les partis se limitent maintenant au marketing politique en fonction des élections. La tradition idéologique a été foulée aux pieds par presque tous, remplacée par une recherche fébrile et permanente de ce que le peuple pense, ressent et veut à ce moment précis.

Le cadre organisationnel de la politique n’est plus le long terme idéologique, mais l’actualité médiatisable. Les sondages d’opinion et le marketing ont donc pris la place des services d’études et des organismes de formation, et les gens issus de cet environnement professionnel – pensez à Noël Slangen et Patrick Janssens14 – sont les équivalents contemporains de Jef Houthuys et Fons Verplaetse15. Le besoin d’une politique « plus démocratique » a conduit à une dépolitisation de la démocratie et à sa marchandisation. Et jusqu’à nouvel ordre, le Vlaams Blok est seigneur et maître dans ce sport.

Stratégie de communication et usage des médias

C’est curieux, car tout au long de ce processus, le Vlaams Blok a toujours été qualifié « d’antidémocratique » et les autres partis étaient automatiquement présentés comme « démocratiques ». Ainsi, les politiciens, les médias et les analystes ont constamment fait la distinction entre les « partis d’opposition démocratiques » et le Vlaams Blok. Le cordon sanitaire qui a été mis en place après le « Dimanche noir » impliquait qu’aucune coalition ou alliance ne serait conclue avec le Blok « antidémocratique ». Au passage, on retrouve ici la dynamique déjà évoquée plus haut : en définissant a priori tous les partis comme « démocratiques », à l’exception du Blok, les positions extrémistes de ces partis sont devenues modérées.

Cela nous amène à la deuxième grande influence du Vlaams Blok : il a redessiné l’espace public et le débat public.
Des slogans tels que « nous disons ce que vous pensez » et « la voix du peuple » pourraient également être compris dans leur sens littéral : comment parler en tant que peuple… Mais, dès le début, le Vlaams Blok a construit une rupture stylistique dans l’utilisation du langage politique et deux facteurs ont joué en sa faveur : d’une part, une série de révolutions dans les médias de masse et, d’autre part, sa place dans l’opposition.

Le Vlaams Blok pouvait toujours se limiter à des slogans et ne devait jamais livrer des explications complexes.

Le Blok a toujours agi contre la majorité et pouvait donc se permettre un style agressif et pas du tout policé. De plus, n’ayant jamais eu à se perdre dans la technicité de la politique ni à faire preuve de diplomatie ou d’aptitude au compromis, il était toujours dans la position la plus facile : l’offensive. Les critiques à son encontre pouvaient facilement être contrées en se référant aux bévues, scandales ou contradictions des partis traditionnels, voire à leur stratégie de boycott ou de diffamation « antidémocratique » envers le Blok. Le phénomène est bien connu : le Vlaams Blok pouvait toujours se limiter à des slogans et ne devait jamais livrer des explications complexes. Et ces slogans ont articulé l’utopie politique du Blok : une Flandre ethniquement homogène au sein d’une Europe blanche. Les utopies sont de puissantes armes rhétoriques dans l’opposition.

La percée du Vlaams Blok a coïncidé avec une série de changements fondamentaux dans le paysage médiatique. Une description complète de cette situation dépasse la portée de ce texte, mais elle peut être résumée : dans les années 1990, on a assisté à une révolution complète dans le monde de la communication de masse, en Belgique comme ailleurs.
L’essor d’Internet et du GSM, bien sûr, mais aussi l’essor de la télévision commerciale et, par conséquent, la marchandisation des médias de masse publics.

On constate aussi que les journaux et les magazines font tous partie de l’industrie médiatique, passant du contrôle politique au contrôle commercial. Dans les années 1990, tous les médias ont commencé à penser en fonction du marché : c’est l’explosion d’un certain type de programmes mettant notamment en scène des Bekende Vlamingen.

Cette évolution a eu une influence réelle sur le discours politique. Alors qu’au début de la décennie, ce discours différait encore nettement des genres du divertissement ou du marketing, on constate que, dans les années 1990, il s’en distingue de moins en moins. La politique devient un divertissement (The Last Show, Villa Politica16) et, vice versa, les personnages de divertissement deviennent des politiciens.
Un bon exemple est l’évolution des « communications gouvernementales ». Au début de ce processus, ce genre était encore facilement reconnaissable, et il s’agissait du monologue d’un ministre, sans fioritures ni interruptions. À la fin de la décennie, ces annonces
apparaissent sous forme de clips publicitaires intitulés « messages d’intérêt public ». Le politicien ne peut plus se reconnaître comme tel, son message est maintenant pleinement développé et produit par des publicitaires professionnels.

Les nouvelles vedettes journalistiques ont explicitement véhiculé l’image d’une politique ennuyeuse.

Le cœur de cette évolution – dans laquelle la politique, le marketing et le divertissement ne font plus qu’un – est un changement dans le discours politique. Le travail discursif s’accélère. Les interviews sont de plus en plus courtes (les formations aux médias en 1999 avaient pour objectif de « tout dire en 30 secondes » ; en 2003, ce temps avait déjà été réduit à 16 secondes), de même que la durée de traitement des sujets d’actualité et de débat. Durant cette période, les médias voient complètement évoluer leur propre image : les journalistes politiques deviennent des célébrités. Dans les talk shows politiques, la vedette n’est pas la personne interviewée, mais bien l’intervieweur, et les politiciens aspirent à se produire avec certains intervieweurs ou à apparaître dans certains programmes. Les entretiens avec Bracke (et Crabbé), de Aguirre, Polspoel et Desmet ou Uytterhoeven17 deviennent les conversations politiques les plus prestigieuses. De plus en plus, les personnalités politiques se concentrent sur les médias pour assurer leur contact avec le citoyen tandis que la population se représente la politique à travers le regard des mêmes médias. Les carrières politiques sont faites ou squattées par les journalistes, et les résultats des élections sont influencés dans une large mesure par la façon dont les principaux journalistes présentent les différents partis18.

Les nouvelles vedettes journalistiques ont explicitement véhiculé l’image d’une politique ennuyeuse, qu’elles contribueraient à rendre compréhensible et « sexy » afin de la rapprocher du « peuple ».

Concrètement, cela signifiait que les personnalités politiques devaient produire des messages courts, rédigés dans un « langage compréhensible » (c’est-à-dire sans mots réputés « difficiles ») et s’inscrire dans des formats médiatiques privilégiés, comme le débat en face à face avec un « adversaire » ou l’autobiographie commentée. Contrairement à ce que beaucoup pensent (y compris les stars des médias), il ne s’agit pas seulement d’emballage : le contenu est également influencé, car tous les thèmes ou arguments ne peuvent être intégrés dans ce type d’émissions. Certains thèmes politiques passent bien, d’autres non.

Ces transformations ont une composante idéologique, propagée par les journalistes : maintenant que le joug des partis et des « piliers » a été abandonné, nos médias sont « libres, objectifs et indépendants » (en oubliant que le joug du commerce a remplacé celui des « piliers »…). Ainsi, ils peuvent désormais devenir véritablement démocratiques, c’est à-dire, pour reprendre la vision du Blok, exprimer véritablement la voix des « gens ordinaires » et en être les porte-parole. Poussés par cette idéologie d’indépendance, les médias ont effectivement pris le contrôle de la société civile dans les années 1990. Ils prétendent aujourd’hui être les gardiens de la liberté d’expression et interpréter la vision de « l’homme de la rue », ce qui se traduit par des formules toutes faites : le micro-trottoir, les débats en présence du public…

Encore une fois, il y a une corrélation entre cette évolution médiatique et la phase de percée du Vlaams Blok. Dans les années 1990, le Blok a obtenu exactement les médias dont il avait besoin. Ses mandataires utilisent un style qui correspond exactement aux nouveaux formats médiatiques : des interventions courtes, puissantes et antagonistes, rythmées par des slogans, d’une logique simple que le temps du paysage médiatique actuel ne permet jamais d’analyser. Le Vlaams Blok est devenu le maître incontesté de la communication de masse. Ses slogans et ses personnages clés sont connus de tous, sa propagande électorale passe aisément les tests de qualité les plus stricts et les apparitions médiatiques de ses mandataires donnent sans exception l’image souhaitée. Il domine la communication politique.

Liberté d’expression et « politiquement correct »

Il profite en outre pleinement des nouvelles possibilités. L’idée d’objectivité qui domine les nouveaux médias est impitoyablement exploitée dans un mouvement complètement paradoxal. À partir de 1991, le Blok se plaint avec insistance d’être marginalisé par les médias. Paradoxe : c’est dans les médias que ses têtes connues font entendre cette protestation.

Mais l’effet est clair : en permanence, les médias afficheront une grande hésitation dans leur relation avec le Blok.
Après tout, puisque les journalistes revendiquent le rôle de gardiens de la liberté d’expression, et puisque le Blok prétend interpréter la voix des « gens ordinaires », réduire son temps de parole reviendrait à trahir la mission sociale des médias. Ainsi, le Blok bénéficie d’une grande attention médiatique, des leaders tels que Dewinter et Annemans19 prennent progressivement place parmi les politiciens médiatiques les plus expérimentés de leur génération, et le Blok recrute des journalistes pour des mandats visibles, comme Tastenhoye ou Verstrepen20.

À partir de 1991, le Blok se plaint avec insistance d’être marginalisé par les médias. Paradoxe…

La voix du Blok est donc forte dans les médias, alors qu’elle prétend ne pas être entendue. On lui permet de s’exprimer. Déclarations, propositions et arguments en avalanche donnent ainsi l’imprimatur démocratique au style et au discours du Blok. Puisque le Vlaams Blok fait soi-disant résonner la « voix du peuple » et que c’est le parti le plus proche des « gens ordinaires », il est devenu hégémonique, non seulement dans le contenu, mais aussi dans la forme du discours politique.

À partir de ce moment, « avoir une opinion », qu’il fallait bien sûr faire circuler « librement », est devenu synonyme d’avoir une opinion radicale, une opinion apparemment brute et sans nuances, exprimée par quelqu’un qui « dit les choses telles qu’elles sont », etc.
Le langage émotionnel, courroucé et exprimé de manière forte est progressivement perçu comme plus précis, correct, honnête et authentique que le langage maîtrisé, calme, concret et complexe. Les envolées lyriques qui manifestent ce genre d’authenticité, notamment pendant l’affaire Dutroux en 1996, sont reprises avec empressement comme des événements politiques importants, des moments où le discours politique prend un nouvel élan. À cette époque, le discours politique fut même dominé par un « homme ordinaire » avec toute son émotion : Paul Marchal21. Dès lors, l’inclusion de ces discours « populaires » dans les forums publics est considérée comme le cœur de la liberté d’expression (« tout le monde devrait pouvoir s’exprimer », « j’ai aussi mes propres idées »). En d’autres termes, une démocratie devient un forum où peut s’exprimer le discours populaire en tant que « voix du peuple ».

Sincérité, authenticité…

Le cœur du populisme contemporain se situe dans cette métamorphose du discours politique. Sous la bannière de la liberté d’expression, on produit des analyses à la va-comme-je-te-pousse, des mensonges, des plaisanteries grossières et des énormités.
Tant qu’elles apparaîtront comme « normales », elles seront sincères, authentiques, socialement correctes. Ceux qui osent questionner la valeur de ce discours populaire sont traités de « politiquement corrects ». Cette dichotomie absurde, basée sur un nouveau régime discursif fonctionnant sur la base de stéréotypes, est souvent propagée avec les meilleures intentions par les politiciens, les spécialistes du marketing et les responsables des médias. Mais elle est en réalité une aubaine pour le Blok, pour qui ce régime discursif est le discours naturel.

Ce parler-vrai, avec ses connotations de vérité et d’authenticité, est mis en contraste avec un stéréotype opposé : les intellectuels « politiquement corrects » qui ont des tabous et semblent avoir ainsi perdu tout contact avec « l’homme de la rue ». Il faut, pour être un démocrate, parler comme l’homme ordinaire. Un discours intellectuel, une analyse approfondie, une série de nuances, une réflexion critique, appartiennent à un autre genre, qualifié d’élitiste et donc d’antidémocratique.
De plus, il ne peut être authentique, ni sincère, ni correct en tant que diagnostic ou analyse de la réalité. Dans les années 1990, l’intellectuel et ses discours ont été remisés dans le placard de la nouvelle politique populiste.

Une fois de plus, le Vlaams Blok tire fermement l’attelage, et le thème de l’immigration est le domaine par excellence où se joue la contradiction entre le socialement correct qu’il prétend interpréter (« c’est la réalité ») et le politiquement correct des intellectuels.

Selon le Blok, c’est à cause des intellectuels bien-pensants que « le problème des migrants est pourri depuis des années ». Pourquoi ? Les intellectuels bien intentionnés ne vivent tout simplement pas dans les quartiers habités par les migrants, et c’est facile pour eux de parler positivement de la « multiculture ». Après tout, ils ne sont, eux, « pas dérangés par les migrants ». Les « gens ordinaires », quant à eux, connaissent les vrais problèmes de l’immigration : une démographie galopante, une criminalité en hausse, de la fraude sociale, la dégradation des quartiers.

Les personnes bien intentionnées ont considéré tous ces problèmes comme tabou pendant des années, avec pour résultat que la situation est devenue incontrôlable, que les natifs sont maintenant menacés et qu’en outre, les élites bien intentionnées ne les écoutent pas. Seul le Vlaams Blok les écoute et lui, il parle de ce que les bien-pensants occultent comme des tabous.

Dans les années 1990, l’intellectuel et ses discours ont été remisés dans le placard de la nouvelle politique populiste.

Ce motif – à savoir qu’il existe avec les immigrés un « vrai » problème, qui diffère de sa version officielle et que le Vlaams Blok soulève avec vigueur – s’est rapidement et largement répandu. Alimentée par une gestion des médias qui, comme nous l’avons vu, accorde une valeur croissante aux voix de la rue (de préférence brutes, indiscriminées, radicales, émotionnelles), l’image de deux mondes opposés apparaît ainsi : le premier est une réalité fictive, le second est la réalité vraie. Le premier est peuplé de politiciens, de faiseurs d’opinion, d’artistes et d’intellectuels bienpensants, le second de « gens ordinaires ». Le Blok ramène donc la classe sociale, même si c’est de façon cynique et implicite, dans le discours politique. Il y a une réalité prolétarienne et elle n’est pas filtrée, elle est vraie. Il y a aussi une réalité de l’élite, et elle est déformée par une conscience modelée par le politiquement correct. Ceux qui défendent cette vision ne sont pas de vrais démocrates, parce qu’ils refusent de reconnaître la vraie réalité, celle du peuple. Là encore, Lénine ou Gramsci auraient dit « chapeau » ! …

Le « politiquement correct » est bien sûr « de gauche » dans le monde du Blok, qui parvient ici aussi à élargir la notion de « gauche » en politique. Quiconque ne reconnaît pas la réalité telle que la présente le Vlaams Blok est de gauche. La gauche est ainsi devenue synonyme de pensée élitiste, idéologique (c’est-à-dire irréaliste), émanant de gens qui vivent bien. Dans la foulée, la « gauche » finit par représenter tous ceux qui ne partagent pas la vision du monde du Vlaams Blok, y compris certaines parties du CD&V, de l’Open-VLD et de l’ancienne Volksunie.

Le lien entre « la gauche » et « le peuple » a été coupé : la gauche devient synonyme de trahison des gens ordinaires, voire un concept négatif, ce qui était l’apanage de « la droite » jusqu’à présent.

Seul le Vlaams Blok les écoute et lui, il parle de ce que les bien-pensants occultent comme des tabous.

Dans le sillage de ce renversement, le « politiquement correct » change également de signification. Le « politiquement correct » fait historiquement partie des mouvements d’émancipation et a servi un noble objectif : éviter la discrimination et la violence verbale à l’encontre des groupes les plus faibles. La loi antiraciste de 198122 est une forme de « politiquement correct » officiel. Mais le Vlaams Blok a réussi à donner au concept un tout autre sens. Dès qu’une chose est identifiée comme « politiquement correcte », elle occulte désormais une réalité cachée, un tabou. Et cette dissimulation de la réalité est une attaque directe contre la démocratie, car ces réalités vraies doivent pouvoir être exprimées librement. En moins de vingt ans, le « politiquement correct » est passé d’un concept émancipateur à un instrument antidémocratique, d’une avancée à un fléau, d’un moyen de protéger les faibles à un moyen de les opprimer. « Politiquement correct » est devenu un vilain mot

Une nouvelle manière de parler

C’est une grande victoire pour l’extrême droite. En vingt ans, le Vlaams Blok a bouleversé l’ensemble du mode de prise de parole en public dans notre société. Les discours qui étaient considérés comme prestigieux et importants – discours intellectuels, « savants », rationnels, analytiques – ont perdu beaucoup de leur valeur. Et les autres occupent désormais une place centrale dans la hiérarchie discursive du prestige. Cela a un effet sur les personnalités politiques : il ne suffit pas d’avoir un haut niveau d’expertise dans une certaine matière, il faut surtout être capable de communiquer avec le peuple si on veut éviter de faire naître des doutes sur son degré de compétence démocratique.

Des hommes politiques tels que Jean-Marie De Decker23 ou Vincent Van Quickenborne24 n’ont pu se faire connaître que grâce à ce nouveau mode d’expression populaire : on peut dire impunément que des questions complexes ne peuvent pas être politiquement pertinentes ; l’incompétence peut être présentée comme charmante (ou pire encore : comme le but même de la politique) ; la qualité peut être principalement mesurée à l’aune de la capacité à planifier des interventions médiatiques et à mettre en avant une personnalité unidimensionnelle.

Ainsi, le Vlaams Blok n’a pas seulement pris « le peuple » à la gauche, il lui a aussi retiré ses armes les plus puissantes : l’analyse et la critique. Les histoires complexes et nuancées, qu’on présente comme si elles sortaient d’une tour d’ivoire sont en compétition avec des anecdotes racontées avec verve. En effet, même si une analyse critique approfondie offre une image précise et vérifiable de la réalité, on continue à penser que la réalité à laquelle il faut s’attaquer est « ce qui empêche le citoyen de dormir » : le sentiment d’insécurité, les nuisances, le fondamentalisme musulman, les réfugiés qui sont prioritaires dans les services sociaux…

Quiconque observe la montée du Vlaams Blok à travers les lunettes de l’évolution du discours ne peut qu’être pessimiste. La parfaite synergie entre le style d’opposition du Blok et les nouveaux médias, populaires et commercialisés, a profondément modifié les balises du discours politique. Le Vlaams Blok maîtrise non seulement un certain nombre de thèmes centraux de la politique contemporaine – la définition de la « démocratie », par exemple – mais aussi la complexité des genres et des styles avec lesquels on peut parler de la société. Il a redessiné le champ politique et introduit de nouvelles règles pour la légitimité des discours politiques.

C’est le Vlaams Blok qui détermine les règles du jeu des débats politiques contemporains.

Tant ses opposants politiques que les médias ont suivi ce mouvement, de telle sorte que c’est désormais le Vlaams Blok qui détermine les règles du jeu des débats politiques contemporains. Dans une très large mesure, il détermine la définition des thèmes, les relations entre eux – par exemple, entre la migration et la criminalité –, le positionnement de ces thèmes dans l’actualité, le registre des arguments sur ces thèmes, les adversaires dans les débats (le Blok choisit contre qui il fait la guerre ou avec qui il flirte)… Paradoxalement, le Blok a été le moteur du renouveau politique des années 1990 : le renouveau était dirigé contre lui, mais a en même temps repris ses axiomes. Par conséquent, ce parti a constamment gardé l’initiative en étant catapulté jusqu’au centre de la vie politique.

De ce point de vue, il n’y a jamais eu de cordon sanitaire dans ce pays. Cette clôture autour du Blok consistait en un seul petit fil d’alarme à basse tension : le refus de former des coalitions. Cependant, un animal de la taille du Blok le franchit sans problème.
Depuis la percée du Blok en 1991, presque tous les partis et les grands médias ont adopté le registre discursif imposé par le Blok. Idées, contenus, éléments de perception, arguments, priorités, vocabulaire – tous ces éléments ont été adoptés sans lutte par la gauche, la droite et le centre. Je peux imaginer que certains au Blok sont assez satisfaits d’un tel cordon sanitaire. Lénine et Gramsci auraient admiré…

Traduction : France Blanmailland