Politique
Le complot de Marc Dutroux
01.12.2003
La preuve par l’absence de preuves
Le schéma «conspiraciste».Je francise ici volontairement le terme anglais «conspiracist» présente l’avantage d’être d’une simplicité déroutante au regard de la complexité du monde contemporain et, à ce titre, il est sans surprise extrêmement séduisant, comme en témoigne entre autres indicateurs le succès de certains ouvrages, de certains discours, ou encore la multiplication des sites internet consacrés au complot Sur le complot et le «Nouvel ordre mondial» aux États-Unis, lire P. Robertson, The New World Order, Dallas, Word Publishing, 1991. Voir aussi les discours de Jean-Marie Le Pen sur le complot des médias ou de la «bande des quatre» lors de la fête de Jeanne d’Arc les 1er mai de chaque année (documents disponibles à l’adresse internet .http://www.frontnational.com/). Voir aussi le livre de Thierry Meyssan (op.cit.) vendu en France, en Belgique et dans le monde à plusieurs centaines de milliers d’exemplaires et traduits en plusieurs dizaines de langues. Voir enfin le site du Réseau Voltaire dirigé par le même individu à l’adresse internet http://www.reseauvoltaire.net/. Comme l’ont montré plusieurs auteurs français et américains Lire en anglais J.Parish & M.Parker, The Age of Anxiety: Conspiracy Theory and the Human Sciences, Blackwell Publishers, Oxford, 2001 et R. Hofstadter, The Paranoid Style in American Politics, London, Cape, 1996. En français, lire Taguieff (op.cit.) et R. Girardet, Mythes et mythologies politiques, Paris, Seuil, 1986 , la démarche intellectuelle des théoriciens du complot repose sur une sorte d’inversion de la démarche scientifique classique. Ce faisant, les adeptes du complot fonctionnent dans un monde étrange où les faits avérés sont des faux ou des fictions, et où les anecdotes et les petits détails sont quant à eux des événements centraux (ces derniers étant souvent considérés comme les dernières traces «non détruites» du complot). Un monde où il faut établir des liens là où il n’y en a pas, à l’appui notamment et entre autres raisonnements, du principe » post hoc ergo propter hoc » selon lequel ce qui vient après quelque chose est forcément causé par cette chose D. Pipes D., Hidden Hand Middle East Fears of Conspiracy, London, Mac Millan Press Ltd, 1996, p.260 ou, plus simpliste encore : «cui bono», tout ce qui arrive a été voulu par ceux à qui cela profite L. Poliakov, La causalité diabolique, essai sur l’origine des persécutions, Paris, Calmann-Lévy, 1980, p.27. Dans l’imaginaire conspiraciste, nous expliquent ces auteurs, les certitudes deviennent des doutes, le doute se généralise et en définitive tout ce qui vient de ceux qui sont considérés comme douteux ne peut être que faux : les rapports issus des institutions et des partis politiques, les enquêtes des grands médias ou de la police, etc. Ce faisant, et par voie de conséquence, le point de vue des «gens ordinaires» devient quant à lui la seule source de vérité, la seule source fiable en définitive. Dans la logique du complot enfin, il n’y a pas de place pour le hasard et les processus sociaux abstraits. De façon générale, on peut dire que dans ce type de raisonnement, il ne peut pas ne pas y avoir de sens. Cet aspect est déterminant et au cœur de notre propos. Il est en effet plus facile et plus attirant de croire qu’un complot est à l’œuvre et qu’il existe des coupables quelque part, que d’imaginer au contraire que personne ne maîtrise l’affaire, et qu’il n’est question que de hasard et de malchance. Ainsi, et à l’appui de ce raisonnement, le théoricien conspiraciste en arrive à la terrible conclusion que l’absence de preuves est la preuve de l’existence d’un complot qui aurait réussi à faire disparaître les preuves. La boucle est bouclée…
L’Affaire Dutroux
À certains égards, à certains égards seulement j’insiste, l’Affaire Dutroux s’accorde assez bien avec certains des traits les plus caractéristiques de la théorie conspiraciste. Dès le début, l’Affaire Dutroux a opposé les «croyants» à l’existence d’un vaste réseau de pédophiles aux «non-croyants», les partisans d’un Dutroux-prédateur isolé Lire à ce sujet Dutroux, le cauchemar des Belges, La Libre Belgique, 28 août 2003. Sur base de notre registre conspiraciste, on peut ramener l’ensemble des débats depuis sept ans à une opposition entre ceux qui exigent des responsabilités fortes et, ce faisant, un sens «fort», concret et compréhensible à l’horreur : des protagonistes clairement identifiés, des intentions évidentes et des moyens clairs pour maîtriser ces derniers. Et ceux qui, résignés à accepter l’absurde, reconnaissent les conséquences désastreuses d’une suite abracadabrante de faits indépendants les uns des autres et font le deuil d’un scénario «rassurant» en la matière. Dans les deux cas, la question de savoir si nous sommes devant du sens à découvrir ou, plus simplement et plus terrifiant, devant un concours de circonstances, joue ici un rôle déterminant. Pour les adeptes du complot, tous les ingrédients sont aujourd’hui réunis. Il y a d’abord eu la «petite frappe» qui exécute les basses œuvres des «grands» (Marc Dutroux) et quelques uns de ses sbires (Bernard Weinstein, Michelle Martin, Michel Lelièvre), est ensuite apparu le lien avec le monde de l’argent, du pouvoir et de la perversion (Michel Nihoul), et puis enfin les soupçons de protections de la part des «grands» de la politique et de la magistrature, protections qui permettront de donner une envergure nationale au complot. Voilà pour la poignée d’individus, premier groupe d’acteurs dans le schéma conspiraciste. En face, il y eût le peuple indigné devant l’horreur, devant les erreurs et les scandales à répétition qui ont suivi, et qui aboutiront à la Marche blanche, aux comités blancs et au mouvement blanc en général : notre deuxième volet dans le schéma conspiraciste, la pureté blanche, naïve et innocente face à une poignée d’individus puissants et pervers. Enfin, troisième volet du schéma conspiraciste, on a vu émerger un petit groupe d’hommes braves et courageux, issus de la population, un groupe qui connaît, ou croit connaître, la terrible vérité et qui se bat pour dénoncer et démanteler le complot. En l’occurrence les parents des victimes (qui comprennent assez vite qu’on navigue dans l’absurde), certains journalistes et plusieurs associations dont évidemment les comités blancs. C’est dans ce contexte que sans surprise, et conformément à ce que nous avons vu plus haut, un doute généralisé s’est installé sur tout ce qui a été dit et écrit par les acteurs présumés du complot et les corps auxquels ils appartenaient (police, gendarmerie, magistrature, élus, etc.). Poussant les parents des victimes, leurs avocats et quelques journalistes à réaliser leur propres enquête parallèlement aux travaux «officiels» devenus des éléments du complot. On connaît la suite, l’impossibilité de découvrir la vérité devient la preuve maîtresse de la machination, étant entendu qu’il ne peut pas ne pas y avoir de sens. Pour les autres, les «non-croyants», l’accumulation des scandales et des absurdités leur impose malgré tout la méfiance et la suspicion. Les conditions de remise en liberté de Marc Dutroux, «ancien violeur», l’incapacité des gendarmes à identifier ce dernier plus vite, la guerre des polices, le dessaisissement du juge Connerotte et le «si on me laisse faire» de Bourlet sont autant de faits troublants qu’il est difficile de comprendre sans céder à des liens de causalité de type conspiraciste. Des liens qui seront partiellement affaiblis avec la Commission Dutroux et son long et lent déballage de jugements erronés, d’erreurs d’appréciations, de fautes professionnelles et autres incompétences des acteurs en charge de l’enquête sur l’enlèvement des enfants. La Commission Dutroux a révélé la bêtise et l’incompétence là où d’aucuns voyaient un vaste complot impliquant des hautes personnalités politiques du pays. Mais est-ce suffisant ?
Le procès Dutroux
Les débats qui ont eu lieu depuis 1996 peuvent être ramenés à la question du sens et des valeurs dans une société non religieuse. D’un côté, nous avons entendu des individus qui étaient déterminés à mettre la main sur des responsables puissants et donc sur une signification et une solution » rassurantes » à toute cette affaire : le mal personnifié (le diable), son identification concrète et sa neutralisation immédiate. Des gens qui voulaient à tous prix éviter que l’horreur sur terre ne puisse être le fruit d’une coïncidence dans une société sans âme ni valeurs. Et éviter, ce faisant, que la barbarie puisse simplement arriver par hasard, chez nous. De l’autre, nous avons vu et entendu les partisans d’une sorte de rationalité «glaciale», des gens qui constatent avec froideur les conséquences tragiques d’une société malade de son système judiciaire, des gens qui s’inclinent devant l’absurde et l’absence de sens qui caractérisent (pourrait caractériser) l’Affaire Dutroux. L’ouverture du procès en mars 2004 ne va probablement satisfaire personne. En tant que groupe qui détient la vérité et doit éclairer le peuple (le troisième volet), un groupe d’individus persuadés qu’il ne peut pas ne pas y avoir de sens et qu’il y a forcément des » grands » responsables pour une telle barbarie, les adeptes du complot verront dans un procès qu’ils annoncent à l’avance comme bâclé Voir notamment plusieurs textes sur le site de l’ASBL Julie et Mélissa : http://www.juliemelissa.be/spip/index.php3 une preuve supplémentaire de leur lucidité. Mais les autres ne seront pas mieux lotis, et ne l’ont d’ailleurs jamais été, car ils seront renvoyés à la société et aux institutions » glaciales » qui ont permis la barbarie par conjonction de faits sans rapport les uns avec les autres. Et qui la permettront peut-être encore, sous une autre forme, demain.