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Le climat ou la 5G ? La Belgique à l’heure des choix

La révolution numérique transforme nos vies depuis trois décennies. Les promesses technologiques font croire à un avenir radieux. Pourtant, à l’heure où la 5G est présentée comme un progrès, le bilan social et écologique de l’industrie numérique est préoccupant. [Article publié dans le n°108 de Politique, juin 2019]

« Il serait nécessaire de repenser l’innovation, de l’orienter vers l’économie des ressources et la préservation des écosystèmes, a minima, d’y faire le tri comme les sages de la Maison de Salomon sur l’île de la nouvelle Atlantide. Malheureusement, nous n’en prenons pas le chemin : au lieu d’appuyer prudemment sur le frein, nous écrasons l’accélérateur avec ravissement […].
C’est une gigantesque accélération à laquelle nous allons devoir faire face, elle nous est du moins prédite, celle, immédiate, de l’Internet des objets et des big data pour partie associés ; celle, plus prospective, de technologies disruptives diverses. » [Philippe Bihouix, Le bonheur était pour demain, Paris, Le Seuil, 2019, p. 118.]

Les technologies digitales high-tech et le numérique font aujourd’hui l’objet d’une véritable fascination collective à l’échelle mondiale. La 5G (technologie qui devrait permettre un débit de données au moins dix fois plus important que la 4G), les voitures sans chauffeur, l’« internet des objets » et les « villes intelligentes[1.La formule « villes intelligentes » désigne le projet de villes qui utilisent des capteurs de données électroniques pour gérer de façon « intelligente » les flux, les ressources, les infrastructures et les services urbains, comme les transports par exemple. Les « villes intelligentes » intègrent dans leur fonctionnement l’« Internet des objets », expression qui désigne le fait de connecter des objets à Internet de façon à pouvoir les contrôler à distance.] » laisseraient présager un avenir radieux et une marche vers une économie dématérialisée, source de progrès économique et écologique.
Dans le chef de la majorité tant des journalistes que des décideurs politiques belges, il ne semble faire aucun doute que la numérisation croissante de notre société est non seulement inévitable mais aussi bénéfique pour toutes et tous. « Les dix nouveautés high-tech qui amélioreront notre quotidien », titrait La Libre Belgique en première page, le vendredi 11 janvier 2019. Dans ce dossier, il était question de
taxis volants, de téléviseurs enroulables ou encore de toilettes connectées, autant d’inventions exposées et promues par l’industrie électronique à Las Vegas, au salon Consumer Electronic Show (CES) qui a attiré cette année plus de 180 000 visiteurs.

À tous les niveaux de pouvoir, le monde politique semble poursuivre le même idéal en matière technologique. Sous l’impulsion de la Commission européenne, qui recommande pour 2020 l’implantation de la 5G dans au moins une grande ville par pays de l’Union, le gouvernement de la Région bruxelloise a donné son accord pour le déploiement de cette technologie de haut débit dans la capitale belge. Le processus est néanmoins temporairement à l’arrêt, car le cadre légal actuel sur les normes d’exposition aux ondes électromagnétiques ne permet pas l’implantation des nouvelles antennes nécessaires au déploiement de la 5G[2.Au-delà de ce contretemps technique, ce sont les doutes concernant les effets des ondes électromagnétiques sur la santé qui devraient inciter nos décideurs politiques à la prudence. Plus d’informations sur la plateforme bruxelloise Grondes. www.grondes.be.]. De leur côté, les gouvernements wallon et fédéral mettent chacun en place leur plan numérique : « Digital Wallonia » et « Digital Belgium », ce dernier constituant « un plan d’action qui ébauche
la vision numérique à long terme de la Belgique[3.www.digitalwallonia.be/fr/digital-belgium.] ». Le 11 septembre 2018, un Comité stratégique[4.Ce Comité stratégique a été « mis sur pied pour conseiller le gouvernement » en matière économique. Dans son dernier rapport, il propose des mesures d’investissement dans six domaines pour intensifier la croissance économique dans la prochaine décennie.], composé en grande partie de représentants de sociétés privées (Google Belgium, Proximus, Nexxworks) et de la FEB, a remis au Premier ministre Charles Michel un plan stratégique d’investissements qui constitue une « feuille de route » pour la Belgique. Dans ce plan de 150 milliards d’euros à l’horizon 2030, le numérique occupe une place centrale : « Les membres du Comité ont une ambition claire pour le numérique : construire une Belgique numérique sûre, inclusive et prospère à l’avant-garde en Europe. […] Les nouvelles technologies, comme l’intelligence artificielle et l’Internet des objets, vont modifier radicalement toutes les facettes de notre vie et de notre travail, ainsi que l’ensemble de la société. La révolution numérique est à la fois un facteur de disruption et un moteur de croissance pour notre économie[5.Pacte national pour les investissements stratégiques, Rapport du Comité stratégique, septembre 2018, p. 25-26.]. »

Mais aucun de ces plans politiques n’évoque le lourd bilan social et écologique de la révolution numérique en cours depuis le début des années 1990. Mis sous pression par les citoyens, ces mêmes partis politiques qui chantent les louanges de l’avenir numérique proclament en chœur leur détermination à agir pour l’environnement. Or il est urgent de poser un regard critique sur cette transition numérique car, sur la base de l’expérience de ces trente dernières années, il apparaît évident qu’un monde ultra-connecté est incompatible avec des objectifs climatiques ambitieux. Entre la 5G ou la sauvegarde du climat, il faudra choisir. L’avenir de l’humanité est en jeu.

Destruction des écosystèmes

La digitalisation de nos sociétés encourage une croissance exponentielle de la consommation de minerais. Paradoxalement, le monde « virtuel » repose sur des ressources bien « réelles » et, qui plus est, non renouvelables. Ainsi, toute l’industrie numérique dépend d’infrastructures (serveurs, câbles sous-marins, centres de données, antennes, satellites, ordinateurs, tablettes…) produites à partir de plusieurs dizaines de minerais différents. Or l’extraction et les procédés chimiques d’exploitation de ces minerais détruisent des écosystèmes entiers, sur l’ensemble du globe, principalement sur les continents asiatique, africain et latino-américain. Un exemple : pour chaque tonne de roche extraite du sol en Chine, où sont produites les « terres rares » (minerais stratégiques pour la révolution numérique), 200 000 litres d’eau sont contaminés par des
acides sulfuriques et des nitrites lors des opérations de raffinage qui permettent de séparer les minerais utiles des roches stériles.

Selon le Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE), l’extraction mondiale de minerais a triplé depuis les années 1970 pour atteindre 70 milliards de tonnes en 2010. Si nous continuons au rythme actuel, nous devrions atteindre les 180 milliards de tonnes extraits en 2050[6.Resourcepanel.org, source citée dans La Fabrique écologique, Vers des technologies sobres et résilientes, Pourquoi et comment développer l’innovation low-tech ?, 2018.]. Sachant que l’industrie minière est d’ores et déjà la deuxième industrie la plus polluante au monde (après le recyclage des batteries au plomb), tout citoyen ou décideur politique qui a une sensibilité sociale et écologique devrait se montrer préoccupé par cette évolution.

Le numérique et les technologies dites « vertes » (comme la voiture électrique) sont loin de supprimer la pollution. Au contraire, celle-ci est amplifiée et, en outre, elle est délocalisée loin de nos pays. Guillaume Pitron pointe avec raison une contradiction qui apparaît de plus en plus comme une vaste opération de greenwashing : « N’y a-t-il pas une ironie tragique à ce que la pollution qui n’est plus émise dans les agglomérations grâce aux voitures électriques soit tout simplement déplacée dans les zones minières où l’on extrait les ressources indispensables à ces dernières ? En ce sens, la transition énergétique et numérique est une transition pour les classes les plus aisées : elle dépollue les centres-villes pour lester de ses impacts réels les zones les plus miséreuses et éloignées des regards[7.G. Pitron, La guerre des métaux rares. La face cachée de la transition énergétique et numérique, Paris, Les Liens qui libèrent, 2018, p. 81.]. »

À ce bilan écologique désastreux en début de filière, il convient d’ajouter la pollution des sols et des nappes phréatiques générée, en fin de chaîne, par les 50 millions de tonnes de déchets électroniques qui aboutissent chaque année dans des centres d’incinération ou des décharges, principalement au Ghana, au Nigeria, en Chine, au Pakistan et en Inde.

Contribution au réchauffement climatique

Par ailleurs, la part de l’industrie numérique dans l’augmentation du volume des gaz à effet de serre, responsables du réchauffement climatique, ne fait qu’augmenter. Aujourd’hui, on estime que les technologies de l’information et de la communication (TIC) contribuent pour 10% aux émissions de CO2 dans le monde. Et cette proportion ne fait que croître depuis le début de la révolution numérique.

Tout d’abord, toute la chaîne d’extraction, de transformation et d’approvisionnement des minerais consomme beaucoup d’énergie, laquelle est encore produite, en grande majorité, à partir du charbon et du pétrole[8.Selon un rapport du Programme des Nations Unies pour l’environnement (PNUE) sorti en 2019, l’ensemble des activités extractives (agricoles, énergétiques et minérales) sont responsables de plus de la moitié des émissions de gaz à effet de serre et de 90 % de la perte de la biodiversité dans le monde. Perspectives des ressources mondiales 2019, mars 2019, https://www.resourcepanel.org/reports/global-resources-outlook.]. Deuxièmement, toute opération réalisée sur Internet consomme de l’énergie. Par exemple, l’envoi d’un courriel accompagné d’une pièce jointe consomme autant d’énergie qu’une ampoule basse consommation allumée pendant une heure[9.C. Tison et L. Lichtenstein, Internet : la pollution cachée, Camicas Productions, 2012]. Si on fait le compte au niveau mondial, les 10 000 milliards d’e-mails envoyés par heure (un nombre en constante augmentation) nécessitent la production d’électricité de plus de 15 centrales nucléaires. Dès lors, quand le PDG d’Intel France, Stéphane Nègre, affirme qu’un million de véhicules autonomes « exigeraient autant d’échanges de données que trois milliards de personnes connectées sur leurs téléphones ou leurs tablettes[10.« L’avenir de la voiture autonome en question », Le Figaro, 19 septembre 2017.] », les conséquences environnementales que laissent présager l’Internet des objets et la 5G ont de quoi faire frémir.

Aussi, dans un processus d’emballement incontrôlable, la numérisation de l’économie accélère à son tour les processus de production et de consommation de l’ensemble de l’économie mondiale, lesquels reposent sur l’exploitation exponentielle de matières premières extraites du sol. L’exploitation industrielle de la nature, amplifiée par la révolution numérique, contribue donc de façon croissante au réchauffement climatique et produit des désastres écologiques, sociaux et sanitaires majeurs dans les régions du monde où sont exploités les minerais.

La mort de l’économie circulaire

Les objets de consommation high-tech et l’industrie électronique sont enfin impossibles à envisager dans l’optique d’une économie circulaire : les minerais sont entremêlés dans des alliages métalliques tellement complexes que la réparation et le recyclage des matériaux sont rendus inenvisageables étant donné leur coût en énergie. Rappelons que dans un smartphone, il y a entre 40 et 60 minerais différents…

Certes, l’innovation, à travers notamment la miniaturisation des composants, permet une diminution de la quantité de ressources nécessaires par unité produite, mais, comme le souligne Philippe Bihouix, « historiquement, les gains d’efficacité ont toujours été annihilés ou surpassés, à l’échelle globale, par l’accroissement du volume de la consommation[11.Ph. Bihouix, Le bonheur était pour demain, Paris, Le Seuil, 2019, p. 104.] ». Par ailleurs, plus les métaux sont dispersés, plus leur récupération est difficile et coûteuse.

En définitive, pour répondre à une exigence de justice climatique et environnementale, il est indispensable de reconsidérer notre rapport aux objets de consommation et à la technologie. Il est clair que la plupart des innovations ultra-connectées high-tech contribuent à une fuite en avant qui met gravement notre avenir en péril.

Pour des innovations au service de l’humain

À rebours de cette tendance, nous défendons, au sein de la Commission Justice et Paix, une approche low-tech, c’est-à-dire la mise en avant de technologies soutenables et accessibles à toutes et tous. Cette démarche, popularisée par Philippe Bihouix[12.Ph. Bihouix, L’âge des low-tech. Vers une civilisation techniquement soutenable, Paris, Le Seuil, 2014.], est au domaine des technologies ce que la permaculture est à l’agriculture : un accélérateur de la nécessaire transition écologique et sociale, ainsi qu’une philosophie de vie collective à mettre en pratique.

L’esprit low-tech renvoie à des choses aussi différentes que les initiatives « zéro déchet », les repair cafés, ou encore la construction d’une maison en terrepaille, d’un four solaire ou d’une éolienne low-tech.
Toutes ces démarches ont comme point commun d’amener à repenser en profondeur la conception et la production des objets indispensables à notre existence, afin que ceux-ci soient plus simples, réparables, réutilisables, faciles à démanteler et recyclables en fin de vie, tout en utilisant le moins possible de ressources non renouvelables… Cette démarche vise également à répondre à une aspiration à plus de bien-être, à un mode de vie plus simple et à une plus grande autonomie des citoyens par rapport à leur environnement. La numérisation et l’électronique renforcent, au contraire, la complexité des objets et la dépendance des utilisateurs envers les sociétés multinationales.

Bien plus qu’une philosophie écologique individuelle, les low-tech nous amènent à reconsidérer collectivement l’ensemble des activités humaines et à innover en matière de politiques publiques. À tous les niveaux de pouvoir, les décideurs politiques peuvent faire le choix d’encourager les initiatives low-tech, en soutenant, dans chaque territoire, des ateliers de réparation, des incubateurs, des projets créatifs à partir de ressources locales. Pourquoi ne pas mettre en place des ressourceries publiques ou des maisons du bricolage dans chaque commune, village ou quartier ? À partir d’une nouvelle approche de la technique, nécessairement articulée à des innovations politiques, peuvent apparaître des filières économiques locales, circulaires, non délocalisables et compatibles avec les exigences de la transition écologique et sociale. Les pouvoirs publics devraient également réorienter l’éducation et la recherche en ce sens, avec la mise en place de formations populaires et la création d’une option/filière low-tech dans chaque école ou université.
L’État pourrait également créer une Cour du bien commun permettant de sanctionner les pratiques non écologiques et de favoriser ainsi les pratiques compatibles avec les exigences environnementales et sociales de la transition nécessaire d’un modèle de société à un autre.

Au-delà de l’ambition de remettre la technique au service de l’humain, des politiques low-tech ambitieuses laissent enfin entrevoir d’autres effets bénéfiques.
En redonnant de l’autonomie aux personnes, les low-tech peuvent constituer une porte de sortie pour les personnes précarisées. De même, les low-tech peuvent être un facteur de paix internationale en diminuant les tensions autour des matières premières minérales et énergétiques, enjeux de nombreux conflits.

En définitive, si nous, citoyens et décideurs politiques, souhaitons nous donner une chance de contenir le réchauffement climatique, d’enrayer la destruction des écosystèmes et de favoriser les droits humains sur l’ensemble de la planète, il est urgent de nous détourner des mythes technoscientifiques matérialisés par le high-tech pour emprunter la voie plus sobre, soutenable et émancipatrice des low-tech.

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>>> D’autres articles en lien avec la thématique du climat :

Une loi spéciale sur le climat, Nicolas Van Nuffel, site de Politique, avril 2019.
Climat : menace de niveau 5 sur une échelle de 4, Daniel Tanuro, Politique n°89, mars 2015.
Climat, la gauche au pied du mur, dossier de 40 pages, Politique n°91, septembre-octobre 2015.
La réponse néolibérale au changement climatique, Grégoire Wallenborn, Politique n°91, septembre-octobre 2015.