Politique
Le bourbier irakien
09.01.2007
«Mission accomplie»
Le discours sur l’État de l’Union représente la première étape officielle d’un processus qui aboutira à l’invasion de l’Irak le 20 mars 2003, le renversement rapide du régime de Saddam Hussein, le discours triomphant de Bush sur un porte-avion en mai 2003 «Mission accomplie», et puis l’enfoncement profond et total dans ce qu’il convient de qualifier aujourd’hui de bourbier irakien. Quelques semaines avant l’invasion, un autre discours est prononcé, moins célèbre mais bien plus éloquent, un texte qui offre quelques pistes pour imaginer ce que pourrait changer l’arrivée des Démocrates à la Chambre et au Sénat américain sur le plan international. Le texte est prononcé par le sénateur démocrate Robert C. Byrd (89 ans) le 12 février 2003 au moment où la rupture avec la France et l’Allemagne est consommée et où l’invasion de l’Irak apparaît imminente. «Envisager la guerre, c’est penser à l’expérience humaine la plus horrible. En ce jour de février, au moment où ce pays se trouve aux portes de la bataille, chaque Américain doit d’une manière ou d’une autre envisager les horreurs de la guerre. Et pourtant, cette chambre est presque dans sa totalité silencieuse – sinistrement, épouvantablement silencieuse. (…) Nous restons passivement muets dans le Sénat américain, paralysés par notre propre incertitude, apparemment assommé, stupéfié par le tumulte des événements» La traduction est de l’auteur et tous les extraits proviennent du même discours disponible sur le site du sénateur (suivre ‘discours’, ‘2003′ et ’12 février’) : http://byrd.senate.gov… Le ton est donné. Un peu plus bas, Byrd évoque ensuite la doctrine de l’anticipation (the doctrine of preemption) qui représente un tournant dans la politique étrangère US, qui est en contradiction avec le droit international et la Charte des Nations unies et qui va être testée pour la première fois, poussant explique-t-il de «nombreux pays autour du globe à se demander s’ils seront bientôt sur (…) notre liste noire». L’administration Bush a transformé l’art patient de la diplomatie en menaces et en injures de toutes sortes : «Qualifier des chefs d’État de Pygmées, associer des pays entiers au diable et dénigrer des alliés européens est tout simplement absurde. (…) Nous avons peut-être une puissance militaire incontestable mais nous ne pouvons pas combattre le terrorisme international seul». Enfin, ajoute Byrd, sous la forme de questions qui sont plus que jamais d’actualité : «Á qui allons-nous remettre les reines du pouvoir après Saddam Hussein ?, est-ce que le bouleversement de la production du pétrole va mener vers une récession mondiale ?», et surtout notre action «(…) va-t-elle relancer la course à l’armement nucléaire (…)?». «Je dois sincèrement mettre au défi le jugement de n’importe quel président qui dit qu’une attaque militaire massive et inconditionnelle sur une nation dont la moitié de la population sont des enfants est ‘dans la plus haute tradition morale de notre pays’». Si la question de la population irakienne, «des enfants pour la plupart», ne doit pas faire oublier l’embargo meurtrier (des centaines de milliers de morts) de plus de 10 ans soutenu notamment par Bill Clinton et par Madeleine Albright, on peut penser que Byrd résume un mois avant la guerre ce qui sera probablement la position des Démocrates au Congrès dans les prochaines années. Byrd n’est pas l’étoile montante mais plutôt le doyen du parti, ce qu’il dit avant la guerre et la façon dont il le dit rappelle nombre de positions et d’interventions du candidat Kerry lors de la présidentielle de novembre 2004, et à ce titre, un changement réel se profile dans les relations entre l’Europe et les États-Unis. Les soldats américains sont sur le sol irakien depuis bientôt quatre ans et la situation est catastrophique. Un document produit par l’Institute for Policy Studies (IPS – Washington) fait régulièrement le point sur la situation et les chiffres publiés donnent littéralement le vertige Lire «The Iraq Quagmire» disponible sur le site de l’IPS. Toutes les données citées proviennent de cette note synthétique : http://www.ips-dc.org (../iraq/cow9-06.pdf)… Accrochons-nous et commençons par les morts, les blessés et les mutilés en tous genres. Dans le camp américain, en septembre 2006, l’IPS recense 2.656 morts et 19.773 blessés au combat. Dans le camp irakien, on compte 5.323 policiers et militaires décédés et entre 41.639 et… 100.000 morts. Les deux chiffres de la fourchette sont lourds de signification tant sur le drame à l’œuvre que sur la difficulté d’y voir clair dans cette tragédie. Ceux qui pensent que ces morts sont en quelque sorte le passage obligé vers un mieux-être avaleront de travers en apprenant que les 5.000 combattants de la résistance Est-il ou non question de résistance en bonne et due forme ? Le débat a eu lieu il y a quelques années dans POLITIQUE entre Julien Dohet, feu Michel Hannotte et Hugues Le Paige (lire les numéros 32 et 33 de décembre 2003 et de février 2004) irakienne en novembre 2003 ont laissé la place à 20.000 combattants en juin 2006, une augmentation qui a laissé dire au US National Intelligence Council que la guerre en Irak a en fait créé «un terrain d’entraînement et de recrutement, et une opportunité pour les terroristes de développer leur compétences et leur expérience». Les soldats US et irakiens se sont pris sur la pomme 27.000 attaques en 2004, 34.100 en 2005 et s’en prendront visiblement au moins autant d’ici la fin de 2006.
Limites de l’hyper-puissance
Au niveau du portefeuille, les chiffres révèlent autant le gaspillage de l’aventure irakienne que la solidité des reins de l’économie américaine. En septembre 2006, la guerre a coûté 321 milliards de dollars au contribuable, soit 1.222 dollars par citoyen du Montana, de Californie ou de n’importe quel autre État. Et les prévisions ne sont pas bonnes, la note de l’IPS projette un coût total sur le long terme de 1.300 milliards de dollars. Derrière tout cela, il y a l’administration Bush bien entendu, les intérêts politiques et stratégiques, l’argent, le pouvoir et tout ce qui alimente chez certains la haine des États-Unis. Il y a aussi incontestablement la perte de contrôle, la fuite en avant et l’inexpérience d’une administration face à une guerre qui ne confirme pas, qui ne confirme plus par l’image «l’hyperpuissance américaine D’après l’expression d’Hubert Védrine, ministre des Affaires étrangères dans le gouvernement de Lionel Jospin (1997-2002) ». Derrière tout cela, il y enfin Donald Rumsfeld, le secrétaire à la Défense qui a démissionné le lendemain de la victoire des Démocrates au Congrès. Rumsfeld incarne plus que n’importe qui l’arrogance du pouvoir et la brutalité de la guerre, il n’est évidemment pas le seul mais il porte sur son visage les moments précis où les États-Unis ont pu perdre leur âme, il est un des principaux architectes des zones de non-droit d’un nouveau genre (prisons secrètes, Guantanamo…) ou la torture a refait son apparition. Depuis quelques semaines, un juge allemand a été saisi d’une plainte relative à Monsieur Rumsfeld et à quelques autres responsables suspectés de crimes de guerre en rapport avec le traitement de prisonniers dans des prisons militaires en Irak et à Cuba The New York Times, le 15 novembre 2006. Même si nous ne pensons pas arriver à amener Rumsfeld devant les tribunaux allemands, explique un des avocats des plaignants, «Rumsfeld va être harcelé et publiquement considéré comme un tortionnaire», et il risque d’avoir «quelques difficultés pour voyager en Allemagne ou dans d’autres pays de l’Union européenne». Ce type de plaintes vont se multiplier. Si la tragédie irakienne n’est pas terminée et que Guantanamo n’est pas encore fermé, on peut commencer à espérer, et même sourire — quelques secondes — en lisant au sujet de la plainte un Professeur de droit international à Harvard (Detlev Vagts): «Si j’étais l’agent de voyage de Monsieur Rumsfeld, je lui conseillerais d’éviter la ‘vieille Europe’» Idem.