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L’autogestion peut-elle inspirer notre démocratie ?

Quelle est la part concrète d’inspiration que proposent, par leurs fonctionnements, les structures autogérées ? Quelles balises peuvent nous guider dans l’analyse des structures participatives, pour un fonctionnement démocratique structurel plus inspirant, au-delà de débats démocratiques spécifiques et délimités ?
Cet article a paru dans le n°119 de Politique (mai 2022).

La manière dont un groupe s’organise, se parle, répartit le travail, les ressources et le pouvoir parmi ses membres… est une constellation de choix politiques. Ces différents choix constituent, d’une certaine manière, des fondements des possibilités de débat démocratique d’une société donnée, dans la mesure où ils dessinent comment ce dernier s’actualise au niveau micro. Les structures qui font le pari de l’horizontalité, totale ou partielle, sont l’avant-garde d’une vivacité démocratique à la base. Mais si elles pratiquent assidûment, et parfois inventent, des manières de discuter, débattre, décider qui transcendent, par une coopération instituée, les schémas classiques de compétition, elles peinent souvent à influencer structurellement le mode du débat démocratique sociétal plus large. Les processus participatifs, aussi multiples et novateurs qu’ils soient en matière de comment débattre, peinent à gagner substantiellement sur le terrain du sur quoi débattre. Pour le dire autrement, sur quoi porte le débat démocratique et quel est le champ sur lequel des personnes ont prise quand elles participent à une actualisation de ce débat démocratique ?

Alliages de verticalité et d’horizontalité

Nombre d’entreprises, associations et organisations tentent, depuis longtemps ou depuis peu, de fonctionner avec plus de démocratie. Au rang le plus plat de celles-ci, les structures autogérées, c’est-à-dire sans aucune hiérarchie. En Belgique, une grande partie des maisons médicales fonctionnent depuis leur création en autogestion. Si, dans la pratique, la manière de mettre en place cette autogestion varie fortement, la majorité de ces structures ont en commun l’absence de hiérarchie, une place majoritaire des travailleur·ses dans les organes de gestion et une attention à la participation citoyenne et à la démocratie.

Ces dernières années, on entend de plus en plus parler de structures en gouvernance partagée. Si le terme de gouvernance partagée peut recouvrir un large spectre de fonctionnements et d’organigrammes, il recouvre en tout cas des réalités de fonctionnement qui mêlent verticalité et horizontalité. En termes plus précis, si la gouvernance peut être définie par le fait de penser et décider le faire ensemble (qu’il s’agisse des procédures et politiques de fonctionnements, de la répartition des responsabilités, de qui prend les décisions, de la résolution des conflits…), la gouvernance partagée se distingue en voulant penser et décider ensemble le faire ensemble. Ce qui ne signifie donc pas nécessairement que tout le monde décide de tout (ou ait la même prise sur les décisions qui les concernent), mais que tout le monde ait au moins prise sur ce faire ensemble – sur cette manière de fonctionner –, sur cette répartition du pouvoir et cet alliage précis entre verticalité et horizontalité.

Par verticalité, nous entendons qu’un pouvoir de décision est confié ou prêté par le groupe à une ou plusieurs personnes. Si une décision prise par cette personne ou ce groupe, par son pouvoir vertical délégué, est jugée problématique, elle pourra être annulée par le groupe (via un certain processus), qui reste souverain. Dans un rapport hiérarchique, la décision ne changera que si la hiérarchie le décide à l’écoute du groupe. Les termes cités ci-dessus définissent (plus ou moins précisément dans la mesure où il existe très peu de modèles clés sur porte à l’exception de la sociocratie ou de l’holacratie) des fonctionnements. Le terme « intelligence collective », lui, recouvre l’ensemble très large des outils, méthodes et postures qui permettent de mieux fonctionner ensemble, de mieux débattre ensemble, de manière plus égale, sereine et efficace. Cela peut aller de la pratique d’une météo (ou check-in) en début et fin de réunion, de méthodes innovantes de répartition de la parole, à des méthodes plus élaborées type « les six chapeaux »[1. Du nom de l’ouvrage d’E. de Bono, Les six chapeaux de la réflexion, Paris, Eyrolles, 2017.] ou « forum ouvert ». S’il peut y avoir recours
à l’intelligence collective (à travers une ou plusieurs de ses multiples formes) dans des contextes où le partage du pouvoir n’est pas interrogé, il y aura difficilement gouvernance partagée sans intelligence collective.

Du micro au macro

En effet, évoluer dans des espaces plus égaux et plus sereins où chacun·e peut participer pleinement, coconstruire dans des processus participatifs des choix et des décisions qui font sens pour l’ensemble, avoir prise sur les décisions qui les concernent… sont des actes émancipateurs qui contribuent à armer des citoyen·nes à qui il serait demandé une place plus prépondérante dans le débat démocratique. Cependant, ces fonctionnements alternatifs et plus horizontaux sont loin d’aller de soi alors qu’ils impliquent de fonctionner à contre-courant d’une série de réflexes appris. C’est sur ce postulat d’un énorme besoin d’apprentissage que naissent et se développent des organisations qui accompagnent les structures voulant aller vers plus d’horizontalité. Ces accompagnements, lorsqu’il s’agit de structures qui fonctionnent depuis toujours de manière verticale, sont un travail de longue haleine qui implique beaucoup de temps, d’étapes, d’énergie et d’apprentissage.

En effet, ces fonctionnements qui ont recours à la fois à de l’horizontalité (fut-elle ciblée) et à l’intelligence collective impliquent à moyen terme une posture radicalement différente qui va à l’encontre des postures classiques du débat démocratique actuel. Là où un fonctionnement radicalement coopératif fera par exemple la part belle à essayer « d’entendre pour comprendre et pas pour répondre », à mettre en avant la transparence et l’authenticité comme un moyen de parvenir à des solutions plus riches pour la collectivité, à mettre en avant « l’écoute du centre » (être à l’écoute de l’intérêt commun), le débat politique classique apprend radicalement le contraire.

De notre point de vue, le débat démocratique actuel, porté considérablement par l’échiquier politique, est profondément à côté de la plaque par rapport aux conditions de discussions d’un débat démocratique riche, telles qu’on les considère dans l’« intelligence collective ».

Expérimentation et fonctionnement

Concrètement, au niveau d’une organisation, entreprise, d’un collectif… ce débat démocratique porté par des impératifs de partage structurel du pouvoir et par une posture de coopération radicale se traduit dans plusieurs dimensions, où les pratiques peuvent être extrêmement variables.

Premièrement, il est intéressant de scruter comment cette possibilité de débat démocratique est inscrite dans la structure même de l’organisation, dans son organigramme. Quels organes existent, de qui sont-ils composés, comment sont choisies ces personnes, quel pouvoir de décision cet organe a sur quels sujets ? Les réponses à ces questions esquissent déjà quelle va être la part commune offerte au débat démocratique collectif. S’il y a probablement micro-démocratie au sein de chaque organe, un petit groupe avec un fort pouvoir décisionnaire ne fera pas nécessairement de cette structure un anti-exemple démocratique. Tout dépend de qui compose l’organe, comment ces personnes sont choisies ou élues, ainsi que la durée et le renouvellement de leurs mandats. Une organisation en gouvernance partagée peut donner beaucoup de pouvoir décisionnel à un petit groupe choisi avec le consentement de tou·tes, et avec des mécanismes clairs pour révoquer ce groupe, en changer des membres ou faire évoluer son mandat (et par là ses responsabilités et son champ d’autorité). Par contre, si le pouvoir de participation, aussi grand soit-il, est en fait accordé par la bonne volonté d’une direction, le débat démocratique reste limité vu que cet acteur a le pouvoir de reprendre unilatéralement ce pouvoir. C’est là la distinction essentielle entre verticalité et hiérarchie.

À côté des organes et de leurs mandats, pour évaluer la qualité du débat démocratique dans une organisation, une question cruciale se joue du côté de l’élaboration des décisions, c’est-à-dire dans le processus qui précède la prise de décision à proprement parler. Une manière d’analyser ce chemin est de se baser sur les niveaux de participation, en l’occurrence l’information – niveau minimal de la participation en ce qu’il permet d’être informé·e et de comprendre pour ensuite pouvoir envisager d’agir –, la consultation – qui consiste à donner son avis, même si celui-ci ne sera pas nécessairement pris en compte –, la concertation – négociation et délibération au croisement de plusieurs avis en vue d’arriver à un accord –, la codécision – avec un pouvoir égal de décision pour chaque personne.

Ainsi, pour toute décision prise, quel chemin a été suivi ? Toutes les personnes concernées ont-elles bien été informées ? Y a-t-il eu consultation ou concertation ? La décision finale a-t-elle été prise par plusieurs personnes, par un organe, par tout le monde… ? À nouveau ici, il ne s’agit pas de dire que la « meilleure » décision sera celle avec le plus de participation du plus grand nombre. Par contre, il est important d’être conscient du chemin suivi par chaque décision, et d’estimer si la participation des acteurs concerné·es a été appropriée à l’importance de la décision et au temps disponible. Une décision d’importance est donc a priori mûrie en différents endroits, ce qui permet, au moment de la décision finale, et quel que soit l’endroit où cette décision est prise, que cette décision soit prise plus facilement. Si une « bombe » doit exploser dans le cadre de ce débat précisément, l’idée est qu’elle ait pu être désamorcée (ou exploser) auparavant, et que le danger ou l’enjeu pointé puisse déjà être pris en compte dans la proposition finale. Une « bonne » décision au niveau du processus démocratique sera une décision où la personne qui a élaboré la proposition ou pris la décision finale était clairement mandatée et légitime pour le faire, et l’a fait en faisant participer, à un niveau approprié, les personnes pertinentes. L’idée avec ce chemin de la décision et ces niveaux de participation est de pouvoir donner, dans la répartition du travail et des responsabilités, le pouvoir de décision (ou le champ d’autonomie) qui va avec ces responsabilités, afin de permettre autonomie, responsabilité, émancipation et coopération
efficace.

En ce qui concerne les modes de décision enfin, leur pluralité permet, elle aussi, d’étoffer le débat démocratique. Du vote à la décision sans objection, il existe un panel de méthodes alliant à dosages variables l’adhésion des personnes, le temps consacré au processus, l’inclusion des différents avis… Pratiquer différentes méthodes dans leur complexité augmente le spectre des possibilités d’arriver à des décisions collectives riches, à l’échelle de 5 ou de 500 000 personnes.

Enfin, le soin est le grand oublié du débat démocratique, qu’il s’agisse du niveau micropolitique d’une organisation donnée ou du niveau macropolitique de la société. Comment prétendre débattre, discuter, coconstruire des solutions à nos problèmes communs si l’on n’est pas capables de considérer un tant soit peu l’humain derrière le débat ?

Il n’existe pas de recette miracle à appliquer à toutes les organisations. Au contraire, chaque structure doit élaborer son propre fonctionnement, au service de sa raison d’être spécifique, en fonction de là où elle en est et de ce qu’elle est prête à changer. Dans la même optique, l’autogestion ou la gouvernance partagée sont loin de résoudre tous les problèmes ou garantir un débat démocratique riche. Mais ces fonctionnements alternatifs permettent de rebattre les cartes et jouer différemment ce débat démocratique.

Des inspirations pour notre macropolitique ?

Ce qui est visé avec la mise en pratique de l’autogestion (et de la gouvernance partagée), c’est un cocktail puissant d’expérimentation, de capacitation (individuelle et collective) et de résilience. Car s’organiser et fonctionner différemment permet de répondre à des enjeux sociaux et sociétaux complexes auxquels les formes d’organisation sociale et politique actuelles n’arrivent pas à apporter de solutions satisfaisantes. Elle est là l’intelligence collective. Sans prétendre résoudre tous ces enjeux d’un coup de baguette magique, des nouvelles formes d’auto-organisation, de participation à la vie publique, de démocratie au-delà du vote sont à même de nous aider à trouver de nouvelles voies d’action et de nouvelles pistes de solutions car elles permettent d’intégrer les personnes concernées, et un sens du commun, de responsabilité collective et individuelle, une capacité d’écoute et d’empathie face aux situations vécues par d’autres que soi, ainsi que des modes de réflexion intégrant la complexité plutôt que des visions binaires d’un problème. On peut faire mieux, tellement mieux que le compromis à la belge.

Des initiatives, institutionnelles ou non, tentent de renouveler les conditions du débat démocratique au niveau régional ou communal (on peut citer par exemple les assemblées ou conseils qui intègrent du tirage au sort dans leurs compositions). Elles ont le mérite de désacraliser la fonction de politicien, de permettre à des citoyen·nes de se former (techniquement, politiquement et par l’écoute d’une diversité d’avis) et par ce type d’expérience, certaines personnes changent leur rapport au groupe. Elles voient l’intérêt sincère d’écouter l’avis des autres pour enrichir le leur et coconstruire une proposition politique. Des témoignages montrent qu’au-delà du rapport au groupe, c’est le rapport à la société et à la chose publique qui change parfois, jusqu’à « la façon d’être acteur·ice dans le monde ». Ces expériences permettent à certain·es de passer d’une posture de citoyen·ne voteur·se à citoyen·ne acteur·ice, c’est-à-dire membre politiquement actif·ve et responsable dans la société, tout comme un·e travailleur·se d’une entreprise autogérée est acteur·ice et responsable de la finalité de sa structure, de ses conditions de travail, etc.

Évidemment tous ces processus ne se valent pas, ce changement de rapport à la société ne touche pas tout le monde (de la même manière), le sujet du débat est parfois dérisoire (et son impact également) ou encore la volonté politique reste trop frileuse pour oser porter des propositions radicalement novatrices. Le risque de désillusion est donc grand et l’importance de la clarté sur le « qui décide de quoi » dans chaque processus est fondamentale.

Transformation social

Une série de questions peuvent alors toujours guider l’analyse d’un processus participatif, quel qu’il soit : Quel est le contexte ? Quel est le public à qui la parole est donnée ? Quels sont les enjeux dans le processus de participation ? Quelles sont les questions qui cristallisent le débat démocratique et sont-elles abordées dans le processus ou soigneusement mises de côté ? Qui va décider à la fin du processus ? Le processus relève-t-il de l’information, de la consultation, de la concertation, de la codécision ? Sur quels types de décisions porte la participation (stratégiques, organisationnelles…) ? Y a-t-il un intérêt à revendiquer plus de participation et quel est le risque d’une participation de façade ? Quelle est l’intention et quels sont les objectifs et les résultats visés ? Au service de qui ? Y aura-t-il un suivi, une évaluation ? De l’impact ? Quelle énergie est disponible ?

Quel est le temps consacré à ce processus ? La délibération demande certainement du temps long et des lieux d’écoute et de discussions où les individus présents ont la capacité de faire des pas de côté et de laisser leur point de vue évoluer (sans être coincé·es par l’institution ou le parti dont ils et elles sont membres). Il faut donc des conditions permettant de penser à long terme l’intérêt général (ce qui n’est pas exactement le cas du fonctionnement actuel des partis et des élections). Le processus est-il transparent, base de la confiance ? Et ainsi de suite.

L’intelligence collective et les principes de la gouvernance partagée peuvent être récupérés dans une visée instrumentale au service de plus d’efficience, de productivité, de profit (à l’échelle d’une structure), ou en tout cas être actualisés de manières très inégales et pas toujours en phase avec une portée transformatrice. Ces types de questionnements sont utiles pour essayer d’y trouver des balises, au niveau micro ou macro, pour permettre d’y voir le plus clair possible dans un processus participatif, afin de déceler dans quel jeu on joue et d’être au clair sur les éventuelles fausses promesses ou qui ne seraient pas en mesure d’être tenues. Si les réponses qui conviennent à la vision d’un débat démocratique sain, renouvelé et inspirant peuvent effectivement être multiples, l’ensemble de ces questions permettent de chercher à privilégier et se mettre en priorité au service d’expériences de participation « de transformation sociale » (au sens de transformation des structures et de la société), avec de réels enjeux, et non au service d’un management participatif ou d’une participation citoyenne parfois insidieusement non transformateurs.

(Image de la vignette et dans l’article sous CC BY-NC-ND 2.0. ; photographie d’une réunion sur le féminisme et l’autogestion prise en mai 2009 par María AA.)