Politique
L’altermondialisme, héritier du mouvement ouvrier ?
17.03.2004
Dépassé par le pouvoir d’infiltration du capitalisme dans la société, le mouvement ouvrier cherche les moyens de relever la tête. Ses limites s’arrêteraient-elles là où l’internationalisme des altermondialistes commence ?
Verriez-vous l’actuel mouvement altermondialiste comme un héritier possible du mouvement ouvrier? André Tosel : Le mouvement altermondialiste, dans la mesure où il conteste les inégalités sociales qui frappent le monde ouvrier, est probablement le mouvement actuel qui s’inscrit le plus dans la continuité du mouvement ouvrier. Structurellement, il possède d’ailleurs une composante ouvrière (et paysanne dans les pays du Sud). Une autre question est de savoir comment les syndicats et partis représentants traditionnellement le monde ouvrier vont se connecter avec l’altermondialisme. Le syndicalisme (et ici je pars du cas français, mais qui n’est certainement pas isolé) dispose-t-il des outils conceptuels pour dépasser le cadre du Welfare state et de l’État nation? Et la tradition internationaliste du mouvement ouvrier lui-même? André Tosel : Précisément, qu’a été l’internationalisme ouvrier? Globalement, le capitalisme me paraît avoir obtenu une victoire majeure: la «nationalisation» du mouvement ouvrier. Le premier rendez-vous manqué a été celui des différentes internationales qui n’ont jamais réussi à produire une authentique solidarité mondiale. Plus récemment le mouvement ouvrier a rencontré l’internationalisme sous la forme de l’immigration. Mais la syndicalisation des immigrés, notamment en France, n’a pas été facile. Et le syndicalisme porte une lourde responsabilité dans ces difficultés. La CFDT (Confédération française démocratique du travail) a été la première à poser le problème au début des années septante, mais ensuite, elle a fait un virage plutôt «pro-européen» et c’est le syndicat Sud qui a repris le flambeau, relançant la problématique immigrée au niveau syndical. Le mouvement ouvrier ne pourra s’intégrer au mouvement altermondialiste que s’il fait d’abord la critique de son nationalisme. En laissant le capitalisme organiser la division du prolétariat à travers les limites de l’État nation, il a contribué à son propre affaiblissement. Il y a donc eu dans l’histoire du mouvement ouvrier un processus de nationalisation, et plus récemment, un processus partiel de «racisation» qui explique la capacité d’un Le Pen à capter une partie de l’électorat ouvrier. Un des mérites de l’extrême gauche française est qu’au moins, elle pose le problème dans le débat public. Mais l’État social est-il concevable sans l’État nation? André Tosel : L’État nation et l’État social peuvent être considérés comme un compromis accepté par le capitalisme. Une forme nécessaire mais transitoire de sa logique de développement global. Aujourd’hui, le processus de mondialisation a repris. Et il est sans doute utopique d’imaginer que le mouvement ouvrier pourra «revenir en arrière», c’est-à-dire reconquérir, dans le cadre de l’État nation, les acquis qu’il avait obtenus un moment. Mais il ne faut pas se leurrer: la mondialisation a été une tendance constante du mouvement capitaliste. Elle a démarré au XVIIIe siècle dans le cadre du capitalisme marchand et s’est poursuivie à la fin du XIXe siècle. Le repli des capitalismes sur les États nations au sortir de la Seconde Guerre mondiale marqua une période transitoire. Aujourd’hui, c’est donc à la troisième vague de mondialisation que l’on assiste et c’est depuis peu seulement que le niveau relatif des échanges mondiaux a dépassé ce qu’il était à la veille de la Première Guerre mondiale. Mais dès lors, la constitution d’un «prolétariat mondial» qui apparaît à certains comme une source d’optimisme, ne suppose-t-elle pas d’abord une défaite des États sociaux du Nord et donc des mouvements ouvriers des pays riches? André Tosel : Je ne dirais pas cela. Une défaite du mouvement ouvrier dans les pays riches détruirait précisément des forces essentielles pour une lutte plus globale. Mais les travailleurs sont confrontés à des problèmes essentiels de coordination de leurs luttes. Prenons l’exemple des délocalisations, arme redoutable du capitalisme. Pour lutter contre ce que Zygmunt Bauman appelle le «capitalisme liquide», les mouvements ouvriers des différentes pays concernés devront être capables de construire des alliances. Cela suppose, sans doute, l’acceptation de «sacrifices» dans les pays les plus riches. Mais cela n’a de sens que si cela se fait autour d’alliances qui permettent de faire avancer le mouvement d’ensemble. Le même problème se pose au niveau de la paysannerie : si le monde paysan européen réclame le maintien intégral de toutes les protections dont il bénéficie, cela aboutira forcément à la destruction intégrale des paysanneries du Tiers-monde. Dès lors la question est: comment, en partant du corporatisme existant, construire l’universel? Comme réagir dans un cadre national tout en étant solidaire au niveau international? Cette contradiction ne constitue-t-elle pas un obstacle majeur à l’adhésion massive de la classe ouvrière au mouvement altermondialiste? André Tosel : Le mouvement altermondialiste ne doit poser la question du mondial qu’en coordination avec les luttes nationales, ce qui est plus vite dit que fait, bien sûr. Mais sans des principes de totalisation partielle des luttes, il n’y aura pas d’issue politique. Il ne faut pas oublier que le mouvement naturel du capitalisme, à l’inverse, c’est d’unifier par fragmentation. Le mouvement altermondialiste ne risque-t-il pas alors d’être condamné à une sorte d’altruisme abstrait? André Tosel : Il est pris, c’est vrai, dans une forme d’abstraction, mais cela tient fort à la nature de la représentation politique dans nos États. Le mouvement altermondialiste pose des questions globales. Mais que peuvent faire les politiques de ces demandes? Le politique représente de plus en plus mal l’ensemble de la population: des catégories entières sont exclues de toute représentation. La démocratie, en quelque sorte, s’auto-critique à travers son fonctionnement réel. Faute de surmonter le blocage de la représentation politique, le mouvement altermondialiste risque de se replier dans une action auto-référentielle, une sorte de conception «esthétique» du politique. Ne faudrait-il pas inverser la question et compter davantage sur le potentiel de créativité du Sud pour féconder le mouvement altermondialiste au Nord? André Tosel : Sans mouvements populaires, les États du Sud ne pourront que s’insérer dans le système de domination mondiale. Mais c’est vrai qu’il y a des expériences créatives, notamment en Amérique du Sud. Il s’agirait de construire une fédération critique de ces champs d’expérimentation. Personnellement je suis impressionné par la démocratie participative au Brésil. Les intellectuels de gauche ont une vocation à populariser ces expériences. À ce sujet, le mouvement altermondialiste est fécond sur un point essentiel : sa capacité à s’auto-rectifier. C’est d’autant plus impressionnant si l’on voit la faiblesse de cette capacité dans toute l’histoire du mouvement ouvrier. On pose toujours la question en termes d’unification des luttes et de mouvements populaires. Mais Lénine lui-même disait que pour qu’une révolution soit possible, il faut aussi que «ceux d’en haut ne puissent plus gouverner comme avant». Dès lors, une des grandes fonctions du mouvement altermondialiste ne serait-elle pas de faire douter les élites? Et n’est-ce pas sur ce terrain que l’on voit poindre un début de résultat. André Tosel : Il faut une généralisation de ces points critiques. Il faut délégitimer globalement le néolibéralisme. C’est d’ailleurs ce que tentent les altermondialistes, qui ne se définissent pas, dans l’ensemble comme «anticapitalistes» mais bien contre le libéralisme économique. Songeons à l’aveu de Margaret Thatcher disant «la société cela n’existe pas». C’est très révélateur: la mondialisation détruit tout tellement vite qu’elle détruit la société. Et, au fond, on peut dire que le mouvement altermondialiste se présente comme un mouvement de défense de la société. Quant aux élites, c’est plus compliqué. Certains, dans les sciences sociales, ont sauvé l’honneur des intellectuels. Pensons à l’œuvre d’un Bourdieu, par exemple. Joseph Stiglitz fait, quant à lui, penser à ces patrons sociaux du XIXe siècle qui dénonçaient les excès de l’exploitation. Que fait-on de la question du consentement des couches populaires? L’adhésion de nos sociétés à la consommation de masse, par exemple, ne peut se résumer à une simple question de manipulation des esprits. André Tosel : Cela, c’est la séduction du capitalisme. Mais précisément, cette séduction va-t-elle pouvoir durer? La liberté de «jouir» va entrer en contradiction avec la question de la sécurité, condition préalable de cette liberté. C’est l’insécurité dans laquelle le capitalisme plonge les gens toujours davantage qui va réduire sa capacité de séduction. Les consommateurs vont de plus en plus perdre les moyens de «consommer en paix». À travers l’insécurisation, les processus consuméristes vont être attaqués dans leur chair. C’est aussi cette insécurisation qui va attaquer les formes contemporaines de l’individualité. L’enjeu de demain c’est la reconquête de la capacité de penser. C’est la définition même de l’activité critique au sein de la société : construire une forme de compréhension de l’objet (le consentement par le dissensus) qui va modifier cet objet lui-même. Propos recueillis par Marc Jacquemain.