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L’Allemagne et l’Europe

J’ai longtemps loué l’Allemagne pour son comportement dans l’intégration européenne. Elle était écrasée lorsque, peu après la guerre, dès 1950, fut négociée la CECA, Communauté européenne du charbon et de l’acier, prélude à une future Communauté économique européenne. Ce fut là une prouesse géo-politique majuscule. Sans doute les ruptures avec l’histoire sont-elles moins impossibles lorsque l’histoire elle-même est en rupture : l’incertitude se fait liberté. C’est aussi qu’existait une « volonté politique » d’asseoir la paix : une volonté des seuls dirigeants, à vrai dire, qu’ils ont imposée à leurs peuples non encore pacifiés, a fortiori réconciliés.

L’Allemagne que Madame Merkel promet à ses électeurs de préserver, n’est plus aussi performante. Elle a perdu ses complexes de l’après-guerre (c’est normal) mais elle a perdu aussi en paix sociale, en sagacité et en solidarité.

À présent, les peuples d’Allemagne et de France sont réconciliés, mais ils se méfient, chacun à sa manière, de l’intégration européenne : les Français veulent leur souveraineté, les Allemands, leur stabilité. Et tous deux veulent leur compétitivité, l’Allemagne concentrant toutefois davantage son attention sur ses coûts, parce qu’elle dépend davantage de la grande exportation. C’est pourquoi, contrairement à ses partenaires, elle a longtemps pu voir dans l’austérité une politique de relance. Mais peser partout à la fois sur les coûts et donc sur les revenus hypothèque le long terme : on soigne les paramètres financiers des entreprises en sacrifiant leurs débouchés. Ces enjeux concernent tout le monde : l’homme de la rue peu apte au discernement, autant que le dirigeant politique. Et le nanti qui continue à profiter, autant que les victimes qui désespèrent dans une indignation que les premiers se bornent à « laisser passer ».

Les enjeux en Allemagne

Angela Merkel affronte le 22 septembre prochain des élections dangereuses pour son parti. Même si elle voulait se montrer solidaire ou humanitaire, elle ne le pourrait pas – parce qu’elle ne pourrait se le permettre que si ses concitoyens le lui permettaient. Et ils ne le font pas. Pendant plus de trente ans, du Traité de Rome de 1957 instaurant la CEE jusqu’à la négociation à partir de 1989 du Traité de Maastricht créant l’euro, l’Allemagne a été très européenne, avec même plus de loyauté fédérale que d’autres, et bien plus que ce que son hégémonie économique lui aurait permis. Car elle dominait ses partenaires à la fois par sa taille, son orthodoxie et ses performances ! C’est à propos de l’euro que son esprit européen a fléchi. Amoureux de leur mark si stable, les Allemands ne voulaient pas d’un euro qui les associerait à des Français ou Italiens monétairement désinvoltes. Le gouvernement allemand ne s’est donc laissé convaincre d’y adhérer qu’à ses propres conditions. N’importe qui en ayant le pouvoir aurait fait de même – et les mandataires politiques allemands étaient comptables avant tout devant leurs citoyens. C’était donc normal. Mais ce glissement s’est nourri des crises successives que l’Europe a subies du reste du monde : crise mexicaine en 1982, krach boursier de 1987, crise financière du sud-est asiatique en 1997, crise bancaire née aux États-Unis en 2008. C’est qu’à chaque fois, certains pays de l’Union européenne ont montré leurs faiblesses ou (et) leurs manquements. Maîtres ès-orthodoxie, les Allemands ont donc chaque fois fustigé les déséquilibres financiers de ces pays. Non sans raisons, mais sans vouloir remonter aux causes économiques profondes, ni se rendre compte qu’à généraliser des politiques d’austérité, à la fois dans l’espace et dans le temps, on générait des cercles vicieux dépressifs (un enfant le comprendrait). Et sans s’abaisser aux dommages sociaux que ces « remèdes » politiques allaient causer. Ces erreurs, dont l’Allemagne n’avait pas le monopole mais qu’elle avait, seule, le pouvoir d’imposer, valent bien ceux de l’Espagne ou de la Belgique, mais ils prenaient l’apparence de la sagesse…

Les enjeux pour l’Europe

Permettez-moi un zeste de narcissisme. Lors de la préparation de l’euro, dans les années 1990, l’IRES, Institut de recherches économique et sociales de l’UCL où je travaillais, avait questionné la pertinence d’une inclusion de certains pays : la Grèce sûrement, sans doute le Portugal ou l’Irlande. (Au moment où j’achève cet article, Angela Merkel reproche à son prédécesseur social-démocrate Gerhard Schröder d’avoir admis – lui tout seul ?… – la Grèce dans l’euro. Elle dit que ce fut une décision stupide, mais elle oublie un peu de dire pourquoi… Je doute qu’elle adopte mes raisons ci-après.) Ces pays ne connaissaient pas le même degré d’avancement technique, ni ne promettaient de rattraper leur retard sur des partenaires qui, de leur côté, continueraient à progresser. C’est qu’il y a derrière tout cela autre chose que du financier. C’est de l’économique « réel » qu’il s’agit, et d’une compétitivité globale dont il vaut la peine de rappeler les multiples facettes : une compétence technique et une aptitude à l’actualiser, une productivité d’ensemble – enseignement, concertation sociale, administration, infrastructures, tissu productif, – une dynamique d’innovations dans les entreprises, et une productivité de sa main-d’œuvre. Il était évidemment plus facile – trop facile et trop tentant pour les dirigeants d’entreprises et leurs relais politiques – de se centrer sur cette seule main-d’œuvre et, plus particulièrement sur son coût. Mais comme tous les pays ont fait la chasse à la compétitivité dans ces termes, ils se sont au moins en partie neutralisés mutuellement (cela aussi, un enfant le comprendrait), tout en additionnant les effets récessifs de ces politiques.

Retour en Allemagne

L’Allemagne que Madame Merkel promet à ses électeurs de préserver, n’est plus aussi performante. Plus puissante encore depuis qu’elle a digéré sa réunification de 1990, elle a perdu ses complexes de l’après-guerre (c’est normal) mais elle a perdu aussi en paix sociale, en sagacité et en solidarité. C’est au point qu’une fois passés les orages grec, espagnol ou cypriote, l’Allemagne elle-même constituera une menace majeure sur la cohésion de la zone-euro et, au-delà, sur l’intégration européenne. Ce ne sera pas encore notre menace principale : il y aura toujours le Royaume-Uni et les « nouveaux » membres d’Europe centrale, férus d’un capitalisme anthropophage et dont certains bloquent la manœuvre du Conseil européen. Mais naguère, l’Allemagne aurait pesé de tout son poids dans le sens d’un réalisme sage. Il n’est pas sûr qu’il suffise qu’Angela Merkel perde ses élections pour que cela soit encore le cas… On en est au point que l’Allemagne veut nous forcer à inscrire l’équilibre budgétaire dans nos constitutions, et à contraindre ainsi les électeurs du futur à servir son obsession. La maladie de l’Allemagne est une forme particulière du nationalisme qui gangrène le monde. Il ne s’agit pas ici de régionalisme ou de communautarisme, mais d’une bonne conscience égocentrique, qui se manifeste avec force parce que l’Allemagne, prise globalement, possède cette force. Phénomène curieux dont j’ignore si quelque historien-psychanalyste l’a étudié, les Allemands restent collectivement traumatisés par l’hyperinflation des années 1920, qu’aucun Allemand aujourd’hui vivant n’a pu consciemment connaître. Et ils sont prêts – modérément chez beaucoup mais obsessionnellement chez beaucoup d’autres – à sacrifier presque n’importe quoi, et surtout n’importe qui, contre une garantie de stabilité monétaire et donc financière. Ce qui me frappe, moi, c’est que c’était déjà l’inéquation cruciale dans les années d’inflation ouverte que nous avons connues entre les dernières années 1960 et la décennie 1980. À l’époque, l’Allemagne était disposée, avec réticence mais loyauté européenne, à négocier des compromis où une vision à long terme trouvait à se glisser. Ce n’est apparemment plus le cas, avec ou sans Angela Merkel – quoique moins encore avec elle qu’avec son opposition.