Droits humains • Migrations • Politique
L’accueil au goutte à goutte
13.06.2022
Meruzhan, Ardiana, Nedzhib et Drafanil souffrent toutes [1.Dans cet article, le féminin fait office d’indéfini.] d’insuffisance rénale sévère. Pour survivre, elles doivent réaliser très régulièrement des dialyses pour nettoyer leur sang ; pour guérir, une seule solution : une greffe de rein. Seulement, cette solution leur est interdite. En effet, Meruzhan, Ardiana, Nedzhib et Drafanil sont toutes en attente d’un permis de séjour et ne pourront être inscrites sur les listes d’attente qu’une fois le sésame d’un statut de « résidentes » reçu.
Dans En attendant le déluge, la réalisatrice Chris Pellerin n’évoque pas seulement un des énièmes angles morts de la politique migratoire belge, elle dresse une série de portraits croisés, souvent dramatiques, parfois drôles mais toujours à hauteur d’individu. Elle parvient à capter, au-delà des chiffres et des numéros de dossier, un aperçu de la condition de ces malades doublement pénalisées parce qu’elles n’ont pas la bonne nationalité ou parce que l’État rechigne à leur accorder un droit de séjour.
Sensations et évasions
Pour cela, la réalisatrice met en place un dispositif particulièrement sensitif. Plusieurs ambiances se distinguent. A l’hôpital, la spectatrice devine le froissement des draps ; la douleur des piqûres mainte fois répétées ; les bips incessants des machines et les alarmes au loin dont on ne sait jamais si elles annoncent une mauvaise nouvelle ; l’attente, que le sang tourne, se nettoie, devienne moins toxique… L’attente plane sur l’entièreté du film, il faut que nous la ressentions, cette expectative, cette incertitude. Comme le sang qui circule dans la machine, la malade semble piégée dans une suite de tuyaux administratifs, portée par le flux suspendu.
Sensitive toujours mais avec l’effet inverse, la caméra de Chris Pellerin suit les patientes dans des espaces verts, des parcs, des squares, un terrain communal qui semble à l’abandon. Ici, la vie est florissante, les arbres sont souvent lourds de leur vert ; l’odeur de l’herbe fraîchement coupée nous saute au nez ; une araignée curieuse rencontre une main humaine. Cet autre « quotidien » qui paraît comme une échappatoire, devient par moment presque onirique. A cela vient s’ajouter l’image, récurrente, du mont Ararat là où, selon les textes chrétiens, se serait échouée l’Arche de Noé à la fin de son voyage.
En attendant le déluge ne laisse pas la spectatrice indemne : c’est même, il faut le dire, une expérience de visionnage éprouvante à partir du moment où l’identification avec ses sujets fonctionnent. Film à la fois ultra-réaliste et rêveur, humain et absurde, il questionne aussi la mise à l’écart, le compartimentage des problèmes sociaux et des inégalités d’accès qu’il ne faut surtout pas voir… Jusqu’à ce qu’ils s’imposent à l’écran à travers des visages, des expressions, des souffrances, des rires, bref des sentiments transmissibles qu’on ne peut simplement balayer comme un formulaire ou l’extrait d’une banque de données.
Antichambre ou mouroir ?
Si donc En attendant le déluge place l’humain au centre de l’image et réussit brillamment à jeter un pont d’empathie entre la spectatrice et ses « personnages », le film met particulièrement en lumière la cruauté de la politique migratoire en Belgique. On sait comme la ligne fédérale est, depuis des années, particulièrement restrictive, aussi bien sous l’autorité de Maggie De Block et de Theo Francken que sous celle de l’actuel secrétaire d’État à l’Asile Sammy Mahdi. Les cas mentionnés par Chris Pellerin entrent dans une catégorie particulière : celle des demandes de séjour dite « 9ter ».
Comme le précise l’incipit du Livre blanc réalisé sur le sujet[2. Collectif, Livre blanc sur l’autorisation de séjour pour raisons médicales (9ter). Pour une application de la loi respectueuse des droits humains des étrangers gravement malades, 2016. Il a été réalisé par de nombreuses associations, dont la Ligue des droits humains ou encore la Coordination et initiative pour réfugiés et étrangers (Ciré).] : « L’article 9ter de la loi sur le séjour des étrangers permet aux personnes gravement malades qui se trouvent en Belgique et qui n’ont pas accès aux soins dans leur pays d’origine d’y demander une autorisation de séjour. » Or, dans la pratique, on constate régulièrement que des migrantes souffrant de maladie grave, qui ne sauraient être bien soignées dans leur pays d’origine, se voient malgré tout renvoyées chez elles. Le même Livre blanc parle non seulement de « dysfonctionnements » au sein de l’Office des étrangers, appliquant la lecture la plus stricte possible des textes et des directives ministérielles, mais aussi d’une volonté régulièrement affichée par le politique de durcir toujours un peu plus ces règles. Pourtant les chiffres sont là, en 2013, « sur 9010 demandes clôturées par l’OE, seules 148 autorisations de séjour (1,6%) ont été délivrées ». En 2021 encore, l’administration continuait de défendre bec et ongle cette ligne « dure ».
Fondée sur une peur, on pourrait même aller jusqu’à dire une paranoïa de voir déferler les « touristes médicaux » et d’accueillir « la misère du monde », la politique actuelle est pourtant aberrante, tant d’un point de vue médical que budgétaire. Ainsi, les demandeuses d’asile ne reçoivent que les soins vitaux mais pas ceux qui leur permettraient de guérir ou de stabiliser plus durablement leur situation de santé. Le fait de réaliser des soins « au fur et à mesure » et dans l’incertitude provoque aussi des coûts. Sans parler bien sûr de l’impact humain : il faut voir dans le film l’impact des dialyses sur les corps.
Une autre politique d’accueil
Les secteurs médical, social et associatif ne manquent pas de solutions pour améliorer le quotidien des demandeuses d’asile et des migrantes ayant besoin de soin… mais tout passe par un changement profond de l’orientation des politiques d’accueil. Tout est fait, aujourd’hui, pour limiter le nombre de permis délivrés et l’immigration en général. Cela concerne non seulement le « 9ter » mais aussi l’Aide médicale urgente (AMU), qui dépend d’une procédure de validation souvent outrageusement lourde et lente – ce qui est un comble pour une procédure « urgente » ! Et on pourrait encore évoquer de nombreux cas particuliers qui démontrent qu’on est face à une politique systématique et réfléchie et pas simplement à une série de « problèmes » séparés.
Une fois passé les murailles de la « forteresse Europe », il faut encore trouver son chemin dans le labyrinthe bureaucratique belge, rempli de chausse-trapes administratives et juridiques. Paradoxalement, la générosité affichée pour les réfugiées ukrainiennes a mis en lumière la violence des règles en application pour toutes les autres. Comme le note Jean-François Lauwens : « On peut se demander si toutes les personnes réfugiées se « valent ». [En effet,] force est de constater que les réfugiés syriens, afghans, palestiniens, somaliens, érythréens, qui constituaient le gros du contingent des demandes de protections introduites en Belgique en 2021, n’ont que rarement suscité l’empathie ou tout simplement autre chose que l’indifférence voire la franche hostilité. »
Face au cynisme affiché par une partie de l’administration et des responsables politiques, le film de Chris Pellerin nous pousse à remettre au centre le principe qui sous-tend l’accueil et l’asile : la reconnaissance de l’humanité des autres et de leur droit à vivre où elles le souhaitent. Qu’elle prenne source dans la tradition internationaliste ou dans celle des droits humains, qui consacre, dans sa Déclaration universelle, le droit « de chercher asile et de bénéficier de l’asile en d’autres pays » ainsi que celui de « changer de nationalité », cette idée d’un bien commun sautant les frontières est fondamentale. Il est assez interpelant qu’on ait aujourd’hui fait des acceptées une exception et des rejetées la règle. Résultat d’un électoralisme cynique ou d’une croyance anti-migration sincère mais pas moins destructrice, peu importe : le déluge ne serait-il pas celui d’un vraie « révolution » politique de l’accueil généreuse et respectueuse des personnes ?
Le film sera diffusé le 14 juin, à 19h, suivi d’un débat.
(Les images de la vignette et dans l’article demeure sous copyright du CVB et sont utilisées à titre d’illustration.)