Economie • Environnement
La subsistance, une écologie des classes populaires
08.04.2025

Comment rendre l’écologie populaire ? Telle est l’une des questions centrales du récent numéro de Politique. Si elle est la bienvenue dans l’optique d’une refondation de la gauche, son présupposé apparait discutable. Récit et analyse d’une autre écologie populaire par Valéry Witsel, des Amis de la Terre.
La question, exprimée depuis le point de vue des classes moyennes, témoigne, selon moi, d’un manque de (re)connaissance des pratiques écologiques des milieux populaires. Bien avant d’être le cheval de bataille des associations environnementales, la réparation, la récup’, la mobilité douce, les circuits courts font partie du mode de vie de la majorité de la population, tout comme des liens de solidarité forts, avant que le capitalisme ne dépossède les gens de leurs moyens d’action.
Au croisement des enjeux sociaux, écologiques, mais aussi féministes et anti-impérialistes, en partant d’exemples d’auto-organisations des milieux populaires à Namur, nous allons voir que l’économie de subsistance offre de nouvelles perspectives, de nouveaux rapports au monde, radicalement alternatifs à la croissance capitaliste, dont les principaux partis de gauche de notre pays pourraient s’inspirer.
A Namur, le peuple s’auto-organise
C’est l’année dernière que j’ai rencontré Luc Lefebvre, à la suite d’une manifestation pour le droit au droit au logement à Namur, dans le cadre de la semaine « Housing Action Days ». Luc est militant chez LST (Luttes Solidarités Travail), association à travers laquelle des personnes vivant dans la pauvreté organisent leurs luttes contre la misère, différentes formes d’auto-organisation de leurs moyens d’existence et la création de rapports de solidarité. Depuis les années 80, les militant.es de cette association ont créé des logements, des potagers, mais aussi différents lieux de formation à l’action pour mener des luttes politiques. C’est dans cet esprit qu’est née La Caracole, à Namur, habitat communautaire autogéré qui permet à ces personnes de cultiver une capacité d’action autonome, une conscience collective des rapports domination et des formes d’organisation pour mener leurs luttes contre toute forme d’oppression.
À travers ces alternatives ancrée localement, se développe donc toute une « économie de subsistance », une manière d’organiser la production et les relations, alternative au capitalisme, en partant des besoins des personnes les plus opprimées. Mais comment définir la subsistance ? En quoi la lutte pour celle-ci éclaire des mécanismes d’exploitation et de dépossession spécifiques au capitalisme ?
La subsistance ou la reproduction de la vie
Pour Marie Mies et Veronika Bennholdt-Thomsen, autrices éco-féministes, la production de subsistance inclut tout travail servant à la perpétuation et à l’entretien direct de la vie et qui n’a pas d’autre objectif que lui-même. C’est pourquoi la production de subsistance s’oppose à la production de marchandise et de plus-value1.
Les économies fondées sur la subsistance sont articulées autour des activités nécessaires à la vie : la production de nourriture, la construction de logements, la récupération, la confection et la réparation de vêtements, le travail du soin, l’éducation des enfants, les différents travaux ménagers… etc. Les activités domestiques, artisanales et paysannes constituent différentes formes de travail nécessaire à la reproduction sociale des êtres humains.
Le capitalisme repose sur la destruction ou l’absorption de ces formes d’économie.
Ce sont des exemples de travail porteur de sens. La subsistance repose aussi sur la coopération et des mécanismes de solidarité qui se concrétisent à travers la vie collective, mais aussi les échanges ou le don. Ce concept recouvre ainsi un grand nombre de savoirs, de pratiques plurielles, de cultures spécifiques permettant à des communautés ou des sociétés d’assurer leur existence, de façon équilibrée avec les écosystèmes dont elles dépendent.
Le capitalisme, système d’organisation sociale fondé sur l’exploitation des êtres humains et de la nature, repose, au contraire, sur la destruction ou l’absorption de ces formes d’économie, selon sa logique propre. Ivan Illich, penseur critique de la société industrielle2, met en évidence la façon dont le capitalisme ne cesse de coloniser de nouveaux champs en détruisant les activités de subsistance de communautés, partout dans le monde, condamnant un nombre croissant de personnes à vivre dans la précarité, sous différentes formes d’exploitation.
Les dépossédé·es
Dans un rapport sorti en 2007 sur le « développement durable »3, les militant·es de LST ont montré, par exemple, comment des politiques écologiques pensées depuis le point de vue des classes possédantes constituaient une atteinte à la survie de personnes des classes populaires. À travers des entreprises qui font de l’écologie un business, des investisseurs dépossèdent des personnes de leurs ressources matérielles. C’est le cas notamment des start-up qui se développent autour du recyclage, en s’appropriant des ressources vitales pour des gens qui vivent à travers une économie informelle fondée sur la récupération.
La marchandisation des « biens communs » a pour conséquence la perte d’autonomie.
Par exemple, les personnes qui vivaient, il y a quelques années, de la « mitraille », c’est-à-dire de la récupération des vieux métaux, sont dépossédées aujourd’hui de leur moyen de survie à travers une intégration de ces activités dans une logique de marché, au profit des propriétaires de ces entreprises. Aujourd’hui, il est quasiment impossible de trouver un bout de cuivre ou de métal et de s’échanger ces ressources de façon informelle.
On peut faire le même constat avec la transformation de squats en tiers-lieux branchés dédiés à la consommation, la vente lucrative des invendus alimentaires ou des vêtements de seconde-main, qui étaient, il y a peu de temps, des ressources que l’on pouvait donner ou s’échanger gratuitement.
Les activités fondées sur le recyclage ou la récupération, autrefois populaires, deviennent progressivement une activité de luxe.
Au delà de la privation matérielle, la marchandisation des « biens communs » a pour conséquence la perte d’autonomie d’un grand nombre de personnes, obligé d’accepter des emplois indignes, aliénant et mal payés, en subissant les rapports d’exploitation propres au travail salarié. Les gens sont aussi contraints d’acheter des marchandises parce que les conditions, les ressources communes, qui leur permettaient de vivre sans elles, ont disparu de leur environnement.
Dans ce contexte, les activités fondées sur le recyclage ou la récupération, autrefois populaires, deviennent progressivement une activité de luxe pour celles et ceux qui en ont les moyens, soit en lançant une activité économique rentable, soit, pour les plus progressistes, en entamant une démarche de « simplicité de volontaire ». « Faire son potager soi-même » pour s’extraire de l’emploi et retrouver une autonomie d’action devient le plus souvent une activité réservée aux personnes ayant les ressources, l’espace et le temps de se détacher des rapports d’aliénation propres au travail salarié et à la société de consommation.
Un destin en commun
À travers le capitalisme, tout ce qui est « commun », abondant, gratuit est approprié progressivement, dans des processus souvent violents, par les classes possédantes. Ce système produit donc en permanence de la rareté. Pour satisfaire les besoins d’accumulation de capital, il s’agit de s’approprier toujours davantage de travail, de matières premières et de nouveaux marchés. Ainsi, les ressources naturelles sont pillées, les économies de subsistance détruites et les êtres humains enrôlés dans des rapports d’exploitation.
Rosa Luxembourg, figure marxiste révolutionnaire, parlait de dissolution progressive et continue des formations précapitalistes.
Cette réalité est une constante dans toute l’histoire du capitalisme, à travers notamment les politiques coloniales et impérialistes menées sur l’ensemble du globe. Aujourd’hui encore, sur tous les continents, des multinationales chassent de leurs terres des paysannes et paysans pour développer différents projets extractifs, que ce soit des projets agro-industriels ou des projets miniers.
Des cultures, des manières d’organiser la reproduction de la vie, alternatives au capitalisme, sont ainsi détruites chaque jour. À ce sujet, Rosa Luxembourg, figure marxiste révolutionnaire du début du XXe siècle, parlait de « dissolution progressive et continue des formations précapitalistes4 ». La dépossession des moyens de survie des classes populaires illustre ce phénomène en cours, en Belgique, mais celui-ci n’est qu’un exemple d’une guerre à la subsistance menée dans le monde entier, depuis plusieurs siècles.
Les activités informelles n’ont toutefois pas toutes disparu sous le capitalisme. Mais bien souvent, le travail qui ne relève pas du secteur monétaire a été colonisé par ce système d’organisation sociale. Ainsi, la croissance économique repose sur toute une économie de l’ombre, portée en majorité par les femmes dans la sphère domestique. L’éducation des enfants, le soin aux personnes âgées, la préparation des repas, le ménage, constituent des exemples de travail gratuit, non monétarisé, mais qui participent à l’accumulation du capital. Ce travail ménager, Ivan Illich le qualifie de « travail fantôme ». Il s’agit d’une forme d’exploitation complémentaire à celle du travail salarié, non comptabilisé dans la production nationale, grâce auquel les propriétaires d’entreprise assurent la reproduction de leur force de travail. Les femmes enfantent, nourrissent, éduquent la force de travail qu’exploite le capital5.
Ainsi, bon nombre d’activités de subsistance ont été « subsumées », selon les termes d’Ivan Illich. À travers la colonisation du travail de subsistance se constitue une communauté de destin entre catégories de personnes dépossédées et exploitées, entre les femmes, les paysans et paysannes et les personnes marginalisées qui vivent d’un travail informel, dans le monde entier, au Sud comme Nord.
Regarder le monde par en bas
Face au totalitarisme de l’argent qui exploite et détruit les vies humaines et non humaines, la subsistance offre une perspective alternative, celle d’une réorganisation de l’économie en vue de la régénération du monde vivant au sens large.
Les paysannes et paysans produisent à manger et reconstituent les écosystèmes. Les activités domestiques comme la cuisine, le ménage ou l’éducation des enfants, le soin en général, sont tout aussi vitales. Enfin, les personnes marginalisées luttent tous les jours pour assurer la reproduction de leur existence et celle de leurs proches.
La subsistance est une perspective économique qui est à la fois sociale, écologique, féministe et décoloniale
Au travers de la croissance capitaliste, ces activités sont dévalorisées et exploitées. L’économie productiviste répand la mort, en provoquant l’effondrement de la biodiversité, le bouleversement climatique ou la destruction de millions d’écosystèmes et de modes de vie particuliers dont les êtres humains dépendent pour garantir leur reproduction. Loin d’une économie organisée en vue de l’enrichissement des plus puissants, la perspective de la subsistance nous invite au contraire à regarder le monde par en bas, depuis le point de vue de celles et ceux qui assurent la régénération de la vie. Il s’agit aujourd’hui de rendre central des activités portées par les catégories sociales les plus opprimées.
La subsistance est une perspective économique qui est à la fois sociale, écologique, féministe et décoloniale. Si le capitalisme s’est approprié « les ressources communes » pour en extraire une plus-value, il est peut-être temps de faire marche arrière, en militant pour la défense et la conquête de nouveaux « communs », dans chaque lieu de vie, afin de laisser la possibilité à des communautés décentralisées d’assurer l’essentiel de la reproduction de leur existence, de façon autonome, collective et solidaire. Partageant un destin et des intérêts communs sous le capitalisme, les conditions objectives sont peut-être réunies pour une nouvelle solidarité entre dépossédé·es et exploité·es, dans le cadre d’une lutte unitaire pour la subsistance…