Politique
La sortie du capitalisme, c’est par où ?
17.05.2020
Rompre ou ne pas rompre avec le capitalisme, telle est la question. Car une chose est d’en parler, une autre est de passer à l’acte. C’est là que ça cale. Que ça a toujours calé.
[Article paru dans le numéro 100 de Politique, en mai 2017.]
Il y a un paradoxe dans la succession des siècles. Le XIXe vit la bourgeoisie prendre les manettes de l’économie et des États-nations. L’émergence du mouvement ouvrier se fit au son de l’Internationale : « Nous ne sommes rien, soyons tout. C’est la lutte finale ! » Pour les deux camps, la lutte des classes avait pour enjeu le capitalisme. Le XXe siècle, l’ère des catastrophes[1.Titre de la première partie (1914-1945) de l’ouvrage d’E. Hobsbawm, L’âge des extrêmes – Histoire du court XXe siècle, Complexe, 2003 (édition originale, 1994).], marqué par des ruptures profondes et nombreuses avec cet ordre établi, se termina par la victoire du capitalisme.
Dans une telle perspective, évoquer une sortie du capitalisme est-il plus qu’une question rhétorique ? Pas vraiment. Si la contestation sociale contemporaine, celle des nouveaux mouvements sociaux, ne fait plus majoritairement référence aux grandes recettes du XXe siècle, la question d’un au-delà du capitalisme n’a pas disparu. En ce début de XXIe siècle, la demande d’alternative est vivace. Un recul historique peut nous aider à comprendre la trajectoire de ce monstre froid. Condition nécessaire, mais non suffisante, pour construire l’avenir.
Octobre 1917
La première révolution socialiste commence, en février 1917 à Petrograd, comme une vaste protestation sociale impliquant des ouvrières du textile affamées, des bourgeois modernisateurs, des suffragettes, des soldats épuisés et des bataillons ouvriers de l’industrie lourde. Un mélange explosif que ni la répression, ni la chute du tsarisme, ni l’incapacité du gouvernement – provisoire – de Kerenski de mettre fin à la guerre ne purent désamorcer. Dans ce contexte, les bolcheviks prennent la tête du mouvement et lui donnent comme débouché, en octobre, la prise du pouvoir. Les objectifs sont concrets : mettre fin à la guerre, distribuer des terres aux paysans et améliorer le sort de la masse ouvrière en pleine croissance. Le chemin ouvert par le coup de force devait instaurer dans l’ensemble de la Russie les nouvelles institutions : « Tout le pouvoir aux soviets. »
Les bolcheviks sont convaincus d’avoir brisé la chaîne capitaliste en son maillon le plus faible. Ils espèrent que des soulèvements révolutionnaires se déclencheront à l’issue de la guerre au cœur du capitalisme, rendant possible la construction du socialisme à l’échelle internationale. Et, de fait, la période 1918–1923 voit se développer des épisodes révolutionnaires en Allemagne, en Italie, en Autriche et en Hongrie… Leurs issues ne seront pas l’extension de la révolution mais un écrasement du mouvement ouvrier. La révolution russe est isolée et confrontée à la guerre civile sur son propre terrain.
La difficulté d’apprécier la portée d’Octobre 1917 tient sans doute à une combinaison particulièrement complexe de dynamiques opposées. Il est incontestable que l’aspect autoritaire des premières années du régime bolchevique va le mettre sur le chemin de la dictature stalinienne dès 1927. C’était le point de vue de la révolutionnaire allemande Rosa Luxemburg.
D’autre part, malgré l’arriération de l’Empire tsariste, une révolution sociale était bien à l’œuvre, modifiant profondément les structures économiques et politiques et servant ainsi d’inspiration à bien d’autres régimes, à commencer par la Chine. Rappelons que les révolutionnaires n’ont jamais prétendu pouvoir sortir du capitalisme par un double salto. La prise du pouvoir devait enclencher un processus – prolongé – de transition vers le socialisme. Avec le recul, ces transformations ne furent pas en mesure d’assurer le basculement hors du capitalisme, quand elles ne permirent pas d’y revenir.
Inter Bellum
Les années d’après-guerre – avec leur lot de désordres sociaux, le poids des réparations de guerre imposées à l’Allemagne, les déséquilibres démographiques liés aux millions de morts, le remodelage politique de l’Europe à la suite de l’effondrement des empires allemand, austro-hongrois, ottoman et leur lot de revendications nationales non résolues – maintiendront les tensions qui baliseront le chemin vers la Seconde Guerre mondiale. Pourtant, de manière fort inégale, les affaires reprennent et une certaine expansion économique voit le jour. Aux États-Unis, s’adressant au Congrès, le président Coolidge déclare : « La production toujours plus grande est absorbée par une demande intérieure croissante et un commerce extérieur en expansion. »
Nous sommes en 1928.
Un an plus tard, au cœur de la nouvelle puissance montante, une crise économique majeure se déclenche.
1929 sera le début d’un ébranlement à l’échelle planétaire, du Japon à l’Irlande, de la Suède à la Nouvelle-Zélande, de l’Argentine à l’Égypte. La reprise économique aura donc été de courte durée. Selon Hobsbawm, « les années 1929-1933 furent un véritable canyon : tout retour à 1913 [âge d’or de l’impérialisme britannique] était désormais, non seulement impossible, mais impensable ». Le libéralisme à l’ancienne était mort. Allait-il entraîner dans sa chute le capitalisme lui même ? L’issue de la situation politique générale en Europe n’alla pas précisément dans ce sens[2.Les retombées économiques dans les colonies, comme la chute des prix, furent à l’origine de mouvements de
contestation contre les gouvernements coloniaux. Même si les mouvements nationalistes ne se manifestèrent pleinement qu’après la Seconde Guerre mondiale.].
Contrairement à ce que prévoyait l’Internationale communiste dans les années 1920, la crise ne déboucha pas sur la révolution européenne. La prise de pouvoir des nazis, en 1933, fut sans doute l’effet politique le plus lourd de conséquences pour le mouvement ouvrier européen, qui se retrouva dans un état de faiblesse sans précédent.
L’attitude sectaire de l’Internationale communiste, refusant l’unité avec les syndicats et partis sociaux-démocrates, traités de sociaux fascistes, n’y était pas pour rien. Le principal parti communiste de cette période, le KPD allemand, fut ainsi rayé de la carte. Le Parti communiste français reviendra sur ce sectarisme à partir de 1934 pour se joindre au Front populaire. Mais les errements des gouvernements travaillistes britanniques (1929-1931) face à la crise économique n’améliorèrent en rien les rapports de forces et les conservateurs reprirent le dessus. La prise de pouvoir de Mussolini, en 1923, voua le Parti communiste italien à vingt années de clandestinité[3.Son rôle dans la Résistance (comme celui du PCF) lui permit de devenir la principale force de la gauche après la guerre. Mais le contexte avait complètement changé.].
Ces conditions très particulières, combinant les retombées de la crise et le fascisme, modifièrent le paysage politique et social de manière profonde. Elles mirent en place, sur le plan politique mais aussi intellectuel, trois options concurrentes.
La première était le communisme marxiste. Certes, la révolution ne s’était pas propagée au cœur du capitalisme, mais celui-ci ne venait-il pas de traverser une de ses crises majeures ? On pouvait donc supposer qu’elle se reproduirait à grande échelle, confirmant ainsi les prédictions catastrophiques sur son effondrement. Plus encore, le tournant vers « l’économie socialiste », avec ses plans quinquennaux mis en place dès 1929 par Staline, donna des résultats en contraste avec les effets de la crise à l’Ouest[4.La collectivisation de l’agriculture fut par contre catastrophique. La famine de 1931-1933 fit des millions de victimes.]. Mais surtout, il forma la base de l’industrie lourde et d’armement qui se révélera utile en 1941, face à l’agression nazie. Le modèle économique soviétique était né. Il sera la référence de mouvements révolutionnaires comme en Chine, mais aussi de nombreux mouvements de décolonisation.
La seconde option fut celle d’un capitalisme « encadré », débarrassé de sa croyance en l’optimalité des marchés et en la concurrence non faussée. Il fallait éviter, à tout prix, le retour de ce type d’effondrement. Le théoricien de ce retournement fut bien sûr l’économiste John Maynard Keynes, même si « l’application » de sa théorie ne se développa pleinement qu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
Entre-temps, ce furent plutôt des solutions de type hybride comme le New Deal de Roosevelt aux États-Unis ou la politique de la social démocratie suédoise dès 1932, sous l’impulsion de l’économiste Gunnar Myrdal, qui furent mises en œuvre. Favoriser la demande, développer l’investissement public, orienter l’épargne vers l’investissement et surtout mettre en place la Sécurité sociale, telles furent les nouvelles lignes de force. La social-démocratie sera progressivement associée à la nouvelle donne, qui se développera pleinement durant les Trente Glorieuses.
L’issue fasciste
La troisième option fut celle du fascisme. Dans sa forme ultime, le grand œuvre économique du nazisme fut de liquider la grande crise de manière efficace. Rejetant a priori les bienfaits du libéralisme économique et politique, il créa les conditions pour redynamiser de manière saisissante le système industriel, contrastant avec les échecs de la République de Weimar. Une fois installé au pouvoir en 1933 et ayant réussi la destruction du mouvement ouvrier et la conversion des élites à l’ordre nouveau, le fascisme se montra un puissant catalyseur du développement capitaliste. Alors que sous le New Deal (1929-1941), le revenu des 5% des plus riches Américains avait baissé de 20%, en Allemagne cette part augmenta de 15%[5.E. Hobsbawm, op. cit., p. 179.]. Une option similaire fut prise au Japon en 1931. La dictature militaire nipponne conclut une alliance avec l’Allemagne hitlérienne, s’engagea dans une course aux armements et dans la conquête de la Chine. Aux extrémités de la planète, deux puissances préparaient leur entrée en guerre. Mais aussi, sur le plus long terme, leur place dans le capitalisme mondialisé.
Jaurès disait que « le capitalisme porte en lui la guerre, comme la nuée, l’orage ». Il n’exprimait pas seulement un jugement moral, mais aussi le fait que la guerre pouvait être la poursuite de la concurrence par d’autres moyens. La Seconde Guerre mondiale fut sans doute, pour partie, une union sacrée contre le fascisme. Mais elle fut, simultanément, une guerre entre puissances capitalistes pour le leadership mondial et une guerre contre l’extension de l’influence soviétique. L’antisoviétisme réapparaîtra au lendemain de la victoire, sous les habits de la « Guerre froide » et de l’Otan.
L’État-providence, ange gardien du capitalisme ?
À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, le monde est divisé en trois : le Monde libre, le Bloc socialiste et le Tiers-Monde. Ces trente années d’une violence inouïe aboutissent à une période (1945-1973) d’une croissance économique exceptionnelle et de transformations sociales extrêmement profondes. Ces transformations ont modifié, à l’échelle planétaire, la place de la paysannerie, les niveaux d’éducation, le rôle dévolu aux femmes, les structures familiales et l’ensemble de nos représentations culturelles. Certes, ces phénomènes furent désynchronisés dans le temps et d’intensités diverses suivant les régions du monde. Mais l’État-providence était né.
Au plan économique, l’isolement des économies des pays socialistes, centralisées et orientées vers l’industrialisation lourde, les a conduites à la stagnation, puis à l’implosion, tandis que pour les pays du Tiers-Monde, c’est l’insertion croissante – souhaitée ou forcée en fonction des différentes expériences nationales – dans le système économique mondial qui aboutit à la crise des années 1980, symbolisée par l’explosion de la dette. Mais dans les deux cas, c’est en référence au modèle de modernisation occidental que ces pays ont pensé leur développement, que ce soit pour le concurrencer ou pour le rattraper, sans y parvenir. Le constat d’ensemble s’énonce ainsi : le progrès était de retour et le capitalisme était son prophète.
Back to the core business
La crise économique des années 1970 redistribua les cartes du dernier quart de siècle. En une dizaine d’années, sous le slogan « back to the market », se mit en place la nouvelle modalité du capitalisme : la mondialisation néolibérale. Cela ne se fit pas sans résistances sociales : de « l’automne chaud » italien (1969) à la longue grève des mineurs britanniques (1983), des révoltes étudiantes aux mobilisations pacifistes ou tiers-mondistes, plus d’une décennie de luttes fit face à ce retournement.
Sur le plan politique, la victoire en 1981 de l’Union de la gauche en France créa brièvement l’espoir d’un contre-feu au thatchérisme.
En Italie, le PCI de Berlinguer, avec ses 33% de voix en 1976, se proposa, via un compromis historique avec le démocratie chrétienne, d’asseoir l’État social. Mais aucune de ces options ne put enclencher une nouvelle dynamique : elles marquèrent plutôt le lent déclin de la social-démocratie européenne et une droitisation du paysage politique.
La crise politique et sociale n’épargna pas les pays du bloc de l’Est. De l’écrasement du renouveau praguois en 1968 aux grèves polonaises des années 1980, rien ne put empêcher la chute du Mur de Berlin, la fin de l’URSS et la modernisation capitaliste de la Chine.
Triomphe incontestable du capitalisme. Et pourtant ! Sous les communiqués de victoire de l’économie globalisée apparaît un monde particulièrement instable sur le plan politique, avec la recrudescence des conflits armés et les poussées autoritaires. L’affaiblissement de la cohésion sociale se mesure à l’accroissement de l’inégalité sociale et à la montée de la violence. L’économie capitaliste triomphe, mais dans des conditions où elle touche aux limites écologiques de notre planète et où son expansion future ne pourrait que saper plus encore les structures sociales et matérielles de son propre fonctionnement.
Envoi
En un siècle, le capitalisme a fait preuve d’une capacité de résistance et de contre-offensive inouïe. Mais à quel prix ! Dans ce sens, s’il est bien « le mode de production dominant » de notre temps, on ne peut manquer de pointer ses caractéristiques contemporaines.
Face à son incapacité à prendre en compte son impact sur l’écosystème Terre, le capitalisme tente de se dédouaner et d’inverser les causes et les effets. Il propose comme solutions les mécanismes marchands et la valorisation monétaire des polluants. Il réclame la liberté d’investir avec profit dans les techniques destinées à endiguer ou recycler ses propres déchets.
Son extension planétaire, loin de préparer une perspective de prospérité générale, risque d’aboutir à une exacerbation des conflits. La concurrence économique dans une économie mondialisée, confrontée à ses limites, peut aboutir à une conflictualité politique plus grande, dont témoigne le retour à la guerre et aux solutions protectionnistes.
L’âpreté avec laquelle il défend ses prérogatives à l’enrichissement suscite en retour peu à peu une nouvelle configuration politique, celle de la radicalité. En refusant de concéder le moindre espace à la régulation politique et sociale, il signifie que la moindre réforme s’apparente pour lui à une exigence de transformation sociale.
Toute action politique ou transformatrice se devra de prendre en compte ces nouvelles caractéristiques. Elles indiquent en quoi le dépassement du capitalisme reste une nécessité.
Les conditions, les modalités, les délais de cette « sortie du capitalisme » sont encore à définir. En pensée et en action.