La sécurité sociale a été le résultat d’un compromis social : la mobilisation de tous pour augmenter la productivité, en contrepartie de laquelle les fruits de la croissance étaient partagés. En d’autres termes, la sécurité sociale a été souhaitée par tout le monde, y compris donc le monde de l’entreprise, car elle contribuait à l’effort collectif de productivité, en réparant la santé, et en assurant un certain bienêtre aux travailleurs lorsqu’ils se trouvaient en difficulté. Il n’est dès lors guère besoin d’expliquer plus longuement que la sécurité sociale est au cœur des préoccupations et mobilisations des organisations sociales notamment (pas exclusivement !) celles regroupées en Mouvement ouvrier chrétien, ni pourquoi. La sécurité sociale fait actuellement face à une gamme élargie de critiques, qui vont en sens divers, mais avec néanmoins un dénominateur commun : elle serait inefficace. Plusieurs indicateurs en témoigneraient : ► Beaucoup de personnes « passent entre les mailles du filet » = la couverture est imparfaite Certes des progrès ont été réalisés, qui ont permis de resserrer quelques mailles, en tout cas en matière de santé. À proprement parler, moins de personnes passent au travers… mais le niveau de protection a diminué en termes relatifs ► Quand on est dans le filet, on tend à y rester durablement = certes, le dispositif apporte une sécurité, mais gare à l’effet pervers : la sécurité serait aussi un « confort », qui entraînerait de « l’inertie », et pousserait à la « déresponsabilisation » des bénéficiaires. ► On peut être bénéficiaire de la sécurité sociale et en situation de pauvreté ou de précarité Certaines allocations sont sous le seuil de risque de pauvreté. D’autres sont au-dessus, mais ne procurent pas pour autant une « sécurité d’existence digne d’une assurance, fût-elle sociale ». S’il y a un tel recours aux assurances complémentaires en maladie et en hospitalisation, c’est parce que la sécurité sociale n’est plus assez dans une logique d’assurance : elle laisse trop aux patients = les niveaux des allocations sont trop faibles. ► La sécurité sociale intervient sur des individus préalablement définis par des statuts sociaux D. Vrancken,
Social barbare, Charleroi, Couleur Livres, 2010 Outre que c’est perçu peu adapté à certains parcours chahutés, il en résulte une gamme de difficultés et inégalités. Par exemple, à cotisations identiques pendant l’emploi et situations ensuite identiques dans le non-emploi, on se retrouve avec des droits différents selon la situation matrimoniale ou de cohabitation. ► La situation des indépendants est fort compliquée à traiter, tant il s’agit d’une catégorie hétérogène. Disons simplement ici que des personnes se retrouvent dans ce statut sans l’avoir particulièrement choisi : il suffit d’un accident de vie qui vous éloigne du marché du travail salarié pendant quelques années pour que plus jamais vous ne puissiez espérer y reprendre pied. Plutôt que de ne rien faire, et de rester en dépendance, les plus dynamiques se lancent dans l’activité indépendante. C’est souvent beaucoup de boulot, pas systématiquement la fortune au bout du chemin, mais plutôt des années de galère ; pas systématiquement non plus le désir de frauder – pas de caricatures : il y a des indépendants clean ! –, et des couvertures sociales plus médiocres que celle des salariés Des améliorations ont été apportées récemment, en soins de santé (transfert des petits risques dans l’assurance obligatoire) et en pension (relèvement des minima), mais cela ne règle pas complètement les difficultés ► Le monde évolue, les besoins aussi ; avec malheureusement un rythme d’évolution plus lent de la sécurité sociale ! D’une part, la population vieillit et réclame assez naturellement de pouvoir vivre dans de bonnes conditions d’autonomie et de santé. D’autre part, les actifs revendiquent de meilleures conciliations entre la vie privée et la vie professionnelle, ce qui ne peut se faire que par le biais d’équipements collectifs en nombre suffisant et à l’offre élargie, par exemple en matière d’accueil des enfants. On fait reproche à la sécurité sociale d’insuffisamment rencontrer ces besoins nouveaux. De tout cela, il résulte des demandes contradictoires : ► Il faudrait non seulement « resserrer les mailles du filet », mais aussi augmenter les niveaux des allocations, et encore créer l’égalité « par le haut » = toutes revendications qui ont des coûts. ► Il faudrait en outre qu’elle réponde mieux aux évolutions sociétales = là encore, des coûts à prévoir. ► Et, donc, il y a un enjeu de maîtrise de ces coûts, qui est recevable en point de vue « macro », mais parfois difficilement admissible par les particuliers : à un malade intimement convaincu que tel soin qu’on refuse de lui rembourser est absolument indispensable à l’amélioration de sa situation, on n’offrira évidemment aucun réconfort en lui expliquant que c’est son sens patriotique qu’on mobilise par son sacrifice. ► Lorsqu’il s’agit du chômage, l’enjeu de responsabilisation débouche sur les controverses de l’État social actif, dont il existe sans doute une version de gauche (« l’État doit se responsabiliser, en n’abandonnant pas pour la vie des personnes sans emploi ») même si c’est la version de droite qui semble être la plus largement pratiquée (« c’est le sans-emploi qui doit être responsabilisé, donc activé », indépendamment de l’environnement déprimant dans lequel il se meut et de l’absence flagrante d’emplois en nombre suffisant). Ce climat général crée de fortes inquiétudes : ► Le cœur, c’est l’intuition assez partagée selon laquelle le système actuel a été construit dans un contexte caractérisé par une certaine démographie (garantissant un équilibre particulier entre les actifs et les non-actifs) ainsi que par une certaine forme de croissance, avec taux d’emploi élevé : la démographie d’aujourd’hui n’est plus celle d’hier ; le chômage reste très important, la croissance est en perte de vitesse : va-t-on pouvoir continuer à payer tout ce que paye la sécurité sociale ? ►
A fortiori dans un cadre de remise en question de la croissance classique : « C’est bien beau de militer pour la décroissance, mais comment fera-t-on pour payer les pensions ? ». ► Puis il y a notre problème national belge, qui rajoute une couche aux inquiétudes, en tout cas des francophones, et de plus de Flamands sans doute que ce qu’en véhiculent les caricatures. Bref, la pression sur la sécurité sociale est désormais maximale. C’est cela que nous voulons creuser, dans une logique qu’on retrouve exprimée par exemple chez Alain Supiot, dans les propos duquel nous nous retrouvons assez bien :
« La gauche balance entre la crispation sur les acquis de la période antérieure et l’accompagnement social de la précarisation. Réformer ne consiste pourtant pas à s’adapter à l’injustice du monde, mais à se donner les moyens théoriques et pratiques de la faire reculer. Rien ne nous interdit d’envisager un nouveau pacte social, qui adapte l’économie aux besoins des hommes, et pas le contraire » A. Supiot,
L’esprit de Philadelphie. La justice sociale face au marché total, Paris, Seuil, 2010.
Réformer ne consiste pas à s’adapter à l’injustice du monde, mais à se donner les moyens théoriques et pratiques de la faire reculer. .Alain Supiot.
C’est ce volontarisme dans l’approche qui nous a incités à opter pour un titre général résolument optimiste : « Le bel avenir de la sécurité sociale ».
Cinq étapes
Le parcours comporte cinq étapes. La première : l’évaluation des forces et faiblesses du modèle belge de protection sociale. Il s’agit d’y faire le point sur l’état de la sécurité sociale, et plus largement de la protection sociale dans notre pays. Pierre Reman et Patrick Feltesse montrent, indicateurs à l’appui, qu’elle possède incontestablement de solides atouts et peut se prévaloir de grandes réussites. Ce qui n’interdit pas de lui poser des questions sur ses limites et ses failles. Paul Palsterman complète l’analyse, en abordant l’enjeu sous l’angle de la « question nationale » et des réformes institutionnelles. Plusieurs modèles coexistent en Europe, et sous plusieurs variantes : la sécurité sociale belge n’est jamais que l’un d’entre eux. Où se situent les différences ? En quoi les autres modèles sontils performants, et qu’est-ce qui rend ces performances possibles ? C’est à ces questions que s’attache à répondre Gabrielle Clotuche. De manière générale, ce groupe de contributions a l’ambition d’éclairer trois grandes questions socio-politiques : comment peut-on imaginer renforcer notre système ? Faut-il aller jusqu’à en revoir les fondements ? Quelles mises en garde est-il réellement nécessaire de formuler ? La seconde étape vise à éclairer le financement de la sécurité sociale demain. Grosso modo, la sécurité sociale a traversé les crises économiques et budgétaires des années 1980 et 1990 et l’offensive néolibérale, en sauvegardant le modèle, grâce d’une part à la croissance économique (certes plus modérée que dans la phase antérieure), d’autre part au financement par cotisations sur les revenus salariaux. Aujourd’hui cependant, les défis et revendications sont immenses. Quatre contributeurs interviennent : Luc Denayer pour poser et commenter les équations générales, Cécile De Wandeler sur la question si cruciale de l’individualisation des droits, Edgar Szoc sur la sécurité sociale face à l’impératif de réorientation du modèle de croissance, Bernard Friot enfin pour défendre vigoureusement le dépassement du capitalisme par l’élargissement des domaines couverts par la cotisation sociale, dont il illustre la légitimité. Troisième étape, la prise en charge des risques. Les « aidants sociaux » sont de plus en plus nombreux. Cela fait dire que nous sommes entrés dans une société du care. En utilisant l’anglicisme, on couvre en un seul mot une gamme très étendue de pratiques de soins et d’éducation. Mais, problème, le mot care traduit aussi une disposition affective, liée à la sollicitude et la compassion. Du coup, tout s’embrouille. La prise en charge concrète du care relève pour une part des solidarités familiales de proximité (avec la gratuité qui va avec), pour une autre part de services professionnels qui ne sont pas que « non marchands ». La majorité des emplois du care est féminine : est-ce lié à ce qui relèverait d’une différence des « natures » féminine et masculine ? Ou est-ce surtout l’occasion de développer des emplois mal rémunérés et aux statuts précaires ? Comment doivent être conçues les nouvelles politiques de solidarité ? Un objectif de justice sociale doit-il s’interdire toute compassion ? Quelle doit être la place des « solidarités courtes » (familiales, de proximité) et du volontariat ? Pour aider à débrouiller tout cela, successivement : Chantal Nicole-Drancourt, Natalie Rigaux et Alda Gréoli. Quatrième étape : « Qu’il est parfois difficile d’accéder aux droits ! ». Le sujet est traité au travers de témoignages de stagiaires en formation dans des dispositifs d’insertion socio-professionnelle. Des personnes qui s’expriment sur toutes sortes de « galères » vécues, leurs espoirs et leurs craintes. Joël Gillaux contextualise les témoignages, puis Christine Mahy prend le relais, pour expliquer la situation des plus pauvres face à la sécurité sociale, et indiquer ce que les associations pensent qu’il serait utile de faire. Enfin, cinquième étape, conclusive. Philippe Defeyt s’attachera à exprimer la parole d’un collectif qui a essayé de se projeter : quel peut être la protection sociale dans une société d’« altercroissance » ? Thierry Jacques quant à lui tirera les conclusions politiques.