Politique
La réponse néolibérale au changement climatique
31.08.2015
Pour la doxa européenne, le réchauffement climatique serait une opportunité permettant le développement de nouvelles activités économiques. Celles-ci ne remettraient nullement en cause l’impératif de la croissance qui reste le moteur de toute économie capitaliste.
La « Feuille de route vers une économie compétitive à faible intensité de carbone à l’horizon 2050 », rédigée par la Commission européenne en 2011 suite au sommet de Copenhague, offre un bon résumé des politiques énergétiques à l’ère néolibérale. Pour atteindre une réduction des émissions de gaz à effet de serre qui passe par 25% en 2020, 40% en 2030, 60% en 2040 et 80% en 2050, l’UE compte principalement sur le « système d’échange de quotas d’émission » (SEQE). Ce marché du droit à polluer, qui est censé donner un prix à la tonne de carbone émise lors des activités industrielles, a pourtant montré toutes ses limites : distribution trop large de quotas (qui résulte du rapport de force entre les États et les entreprises), prix très bas du carbone, spéculation de certaines entreprises à partir de quotas reçus gratuitement, etc.
La Commission fait du système d’échange de quotas la clef de voûte du système car le prix du carbone est supposé rendre rentable une série de technologies à faible intensité de carbone, et donc susciter la recherche et développement en ce domaine : énergies renouvelables, efficacité énergétique, véhicules électriques, capture et stockage du carbone à grande échelle… Le cas du transport est le plus problématique : en attendant que des « technologies propres » se développent, l’amélioration de l’efficacité énergétique ne compensera pas l’augmentation du trafic. Dans un monde où les marchandises doivent pouvoir circuler sans entraves, ainsi que les personnes suffisamment riches, le transport ne saurait être limité. Il est alors conseillé d’introduire des « systèmes de tarification » pour limiter les encombrements à certaines heures de la journée, ce qui est évidemment une mesure injuste socialement. Les technologies attendues pour 2030 sont une généralisation des véhicules électriques et les agrocarburants de la 2e et 3e génération, nécessaires à la continuation de la croissance du trafic aérien. Toutefois, la Commission reconnaît que les « marchés tendent à négliger les bénéfices à venir et à ignorer les risques à long terme. » Par exemple, l’isolation des bâtiments devrait se faire spontanément si le marché fonctionnait bien, puisque le retour sur investissement est souvent excellent. Comme ce n’est pas le cas, une réglementation ambitieuse impose que tous les nouveaux bâtiments de l’UE ne consomment aucune énergie à partir de 2021. À ma connaissance, il s’agit là de la seule mesure qui combine à la fois long terme (nécessaire pour que les métiers de la construction s’adaptent) et obligation de réduction de la consommation d’énergie. La Commission reconnaît également la nécessité d’investissements publics importants dans les infrastructures, notamment les réseaux électriques, mais peine à trouver un modèle économique puisque les États sont surendettés suite au sauvetage des banques depuis 2008. Pourtant, le développement des infrastructures est explicitement décrit comme une condition pour que les entreprises puissent continuer à faire des profits. En résumé, le caractère néolibéral des politiques énergétiques se manifeste par l’idée que les instruments de marché (SEQE, libéralisation, tarification différenciée, compétition) vont permettre le développement rapide des technologies qui répondent au problème du changement climatique en internalisant une partie des coûts. Bien entendu, la Commission insiste pour préserver la compétitivité des entreprises, en mettant en avant une série de bénéfices d’une transition vers une économie « bas carbone » : accroissement de la productivité, augmentation des profits et augmentation du positionnement avantageux de l’industrie européenne, réduction de la facture énergétique de l’Europe, augmentation de la sécurité d’approvisionnement énergétique, création d’emplois. Bref, la préservation du climat est présentée comme une opportunité pour développer de nouvelles activités économiques. Du point de vue néolibéral, le changement climatique est avant tout une menace pour la croissance économique.
Une démonstration par l’absurde
La feuille de route de la Commission est largement inspirée du « scénario 450 » publié par l’Agence internationale de l’Énergie (AIE) en 2009, juste avant la COP de Copenhague. L’AIE est une agence autonome de l’OCDE mise en place en 1974, suite au premier choc pétrolier, afin d’analyser les moyens pour assurer l’approvisionnement en énergie de ses membres. Le scénario 450 indique les mesures à prendre pour stabiliser la concentration atmosphérique des gaz à effet de serre à 450 ppm CO2-eq[1.Ce chiffre est très probablement en dessous des nécessités pour limiter les dangers.]. Ce scénario requiert notamment des accords internationaux très rapides et contraignants, ainsi qu’une excellente coordination entre les différents secteurs émetteurs de gaz à effet de serre. En outre, ce scénario est déjà dépassé puisqu’il supposait la mise en place dès 2013 d’un marché du carbone unique pour les producteurs d’électricité et l’industrie dans tous les pays de l’OCDE. Ce marché avec prix et plafond uniques aurait été étendu en 2021 aux mêmes secteurs des « autres économies majeures » (Chine, Russie, Brésil, Afrique du Sud, Moyen-Orient). Le prix de la tonne de CO2 est estimé à 50 $ en 2020 et à 110 $ en 2030, de telle sorte qu’une série d’options technologiques deviennent rapidement rentables. Les émissions de gaz à effet de serre atteindraient leur sommet en 2020 et diminueraient ensuite rapidement. Le scénario 450 prévoit que la réduction des émissions de gaz à effet de serre est réalisée grâce à la contribution de diverses technologies : efficience énergétique des usages finaux (52%), efficience énergétique des centrales électriques (5%), renouvelables (20%), nucléaire (10%), capture et stockage du carbone (10%) et agrocarburants (3%). L’efficience énergétique des usages finaux concerne le transport (notamment une augmentation rapide des véhicules électriques et hybrides), l’industrie et les bâtiments. Toutefois, dans son dernier World Energy Outlook (2014), l’AIE reconnaît que ce scénario 450 est de plus en plus hors de portée. Dans ce rapport l’AIE établit un scénario « New Policies » qui considère un ensemble de mesures annoncées et d’autres, estimées faisables, anticipant ainsi un accord maximal à Paris en décembre prochain. Ce scénario débouche sur un réchauffement global de 3,6°C à la fin du siècle.
L’AIE démontre ainsi par l’absurde que les politiques actuelles ne pourront pas limiter le changement climatique à un niveau raisonnable et que la COP de Paris est vouée à l’échec. L’absurdité s’approfondit lorsqu’on constate que ce sont toujours les mêmes recettes néolibérales que l’on retrouve, avec des dosages différents, dans les politiques publiques des pays occidentaux. En outre, il existe une grande confusion autour des « améliorations de l’efficacité énergétique ». Les politiques d’économie d’énergie initiées suite aux chocs pétroliers ont fait progressivement place à l’efficacité énergétique, dont la polysémie permet de combiner les espoirs de réduction de la consommation d’énergie et la possibilité d’une croissance économique.
Efficience, productivité et effets rebonds
Les scénarios de lutte contre le changement climatique font la part belle à l’« efficacité énergétique », c’est-à-dire à l’idée de consommer moins d’énergie pour un même service rendu. En ce sens, il convient de plutôt parler d’efficience puisque cette notion renvoie au rapport d’une production (d’un produit ou d’un service) à une consommation d’énergie – par comparaison avec l’efficacité qui désigne la capacité à effectuer un résultat souhaité. L’efficacité est évaluée en termes de succès ou d’échec, alors que l’efficience est évaluée comme une relation entre un objectif et les ressources utilisées pour le mener à bien. L’analyse des tendances historiques de l’efficience énergétique et de la consommation d’énergie montre que l’amélioration de l’efficience énergétique n’entraîne en général pas une diminution de la consommation d’énergie. Le fait que l’efficience énergétique peut être améliorée localement (dans un appareil, un ménage ou une usine) alors que la consommation d’énergie augmente à un niveau agrégé est dû à la caractéristique relationnelle de l’efficience. Quand on parle d’efficience, l’objectif implicite est de minimiser l’énergie pour une production donnée (de bien ou service). La productivité énergétique est un rapport similaire à l’efficience énergétique (production/ énergie consommée), mais dont les objectifs sont opposés. En effet, améliorer la productivité signifie augmenter la production pour une même quantité d’énergie. On voit alors qu’améliorer l’efficience énergétique revient au même qu’augmenter la productivité énergétique. Si l’« efficacité énergétique » est tellement mise en avant c’est parce qu’elle peut être interprétée de deux manières différentes : elle masque implicitement un rapport que l’on peut optimiser soit en diminuant le dénominateur (efficience) soit en augmentant le numérateur (productivité). De ce point de vue, les fameux effets rebonds apparaissent simplement lorsqu’une énergie non consommée par une activité peut être utilisée plus tard ou ailleurs, par la même personne ou par quelqu’un d’autre. Autrement dit, améliorer l’efficience énergétique peut réduire localement et ponctuellement la consommation d’énergie, mais cela rend disponible de l’énergie pour de nouvelles activités. Les effets rebonds auront lieu d’autant plus vite que l’énergie est échangée sur un marché et que des infrastructures peuvent la distribuer rapidement. L’efficience énergétique est donc toute bonne pour la croissance du PIB et des profits.
Des technologies dangereuses
On a vu que les politiques actuelles comptent beaucoup sur les technologies pour combattre le réchauffement climatique. L’efficacité de l’efficience énergétique peut être interrogée si elle a lieu dans un cadre où règne la compétition entre les entreprises. Mais les autres « solutions » ne sont pas moins problématiques. Le développement de l’énergie nucléaire repose sur des ressources limitées d’uranium, mais surtout engendre des déchets qu’on ne sait toujours pas traiter de manière satisfaisante. À ce sujet, le coût de démantèlement des centrales est énorme et probablement sous-évalué – ce qui d’ailleurs pousse les opérateurs à reporter leur fermeture. Et un accident majeur n’est jamais à exclure, comme l’a rappelé Fukushima. Les dispositifs de capture et stockage du carbone auprès des grands émetteurs de CO2 (centrales à charbon, industries) sont une technologie régulièrement avancée pour pouvoir continuer à exploiter le charbon de manière « propre ». Cette technologie utilise une part importante de l’énergie à enfouir le carbone sous terre, et l’absence de fuites de CO2 n’est pas démontrée. Elle est en outre encore dans sa phase de démonstration : aucune installation commerciale n’existe et les coûts demeurent très incertains (mais ils devraient être élevés). La capture de carbone est cependant rentable quand il est injecté dans les roches pétrolifères, permettant ainsi de récupérer plus de pétrole que ne le permettent les techniques traditionnelles. Ainsi la capture et le stockage du carbone (aujourd’hui subsidiée) servent à aller chercher plus d’hydrocarbures ! Les agrocarburants de 2e et 3e génération sont supposés être issus de cultures qui ne sont pas en concurrence avec la production alimentaire. Une production massive de tels carburants supposerait toutefois une extension considérable de l’agriculture (y compris dans les océans), menaçant un peu plus la biodiversité. Les modifications génétiques (dont la dissémination dans l’environnement est incontrôlable) sont également des « solutions » avancées pour aider les espèces à s’adapter un changement climatique trop rapide. Le pire est toutefois à attendre en cas d’emballement du réchauffement climatique. Dans ce cas, il est probable que des gouvernements, voire des entreprises privées, prennent unilatéralement la décision de couvrir l’atmosphère d’un voile de particules qui refroidirait ainsi le climat global. Des modèles montrent cependant que de telles actions modifieraient considérablement le régime des pluies, et feraient notamment disparaître la mousson en Asie. La « géoingénierie » apparaît de fait comme la voie la moins coûteuse pour que le capitalisme puisse poursuivre tranquillement la consommation de tous les hydrocarbures. Mais le danger d’une telle expérimentation est évidemment extrême : elle ne peut s’arrêter sous peine de provoquer un réchauffement ultra rapide et dévastateur. Et il n’existe qu’un seul laboratoire pour cette « science » – la Terre.
De leur côté, les énergies renouvelables ne sont pas sans inconvénient : elles prennent de la place, elles sont souvent intermittentes et elles utilisent des ressources minérales mal recyclées aujourd’hui. Toutefois ces défauts sont bien moindres que ceux des technologies peu sûres évoquées ci-dessus. La seule option raisonnable est de réduire drastiquement la consommation d’énergie, et d’ensuite assurer cette consommation avec des moyens efficaces et la production par des moyens renouvelables. Cela impose donc d’inverser la logique : développer d’abord la sobriété énergétique et ensuite faire des technologies des moyens pour ce but[2.Voir la « démarche négawatt » sur .www. negawatt.org->www.negawatt.org.]. Dans la mesure où l’énergie permet de démultiplier les activités humaines et participe donc à la dégradation des écosystèmes, réduire la demande en énergie est par conséquent à la racine de toute politique environnementale et climatique.
Un ou plusieurs lièvres ?
Les politiques néolibérales de l’énergie comptent sur le développement de nombreuses technologies pour combattre le changement climatique. En effet, ces technologies sont autant de marchés ou d’occasion d’accroître la productivité des entreprises. Nous avons vu que le développement des technologies comme but en soi mène à des absurdités, dont le moindre n’est pas la menace grandissante de dislocation sociale et donc économique. Une autre absurdité est révélée par un rapport récent, publié par le FMI, qui tente d’évaluer les externalités de la consommation d’énergie fossile, y compris le changement climatique[3.David Coady et al., How Large Are Global Energy Subsidies?, IMF Working Paper, WP15/105.]. Ce rapport avance que les divers coûts imposés par les entreprises mais qu’elles ne payent pas s’élèvent à 5300 milliards de dollars par an (soit 6,5% du PIB mondial). On peut évidemment contester certaines hypothèses du calcul, mais ce chiffre est bien plus élevé que les profits directs tirés de la vente des hydrocarbures. Autrement dit, en utilisant les outils des économistes néoclassiques, il est possible de montrer que les entreprises pétrolières ne sont pas véritablement rentables. Elles sont certainement efficaces pour rétribuer leurs actionnaires, mais très peu efficientes économiquement. L’absurdité de plus en plus manifeste des politiques énergétiques et climatiques provient de la croyance en un marché capable de générer des solutions technologiques. Le dogme de l’allocation optimale des ressources via le marché est de plus en plus transposé aux particuliers. Les signaux-prix, supposés gouverner les comportements, ne disent évidemment rien de l’utilité ou de la nuisance des activités. L’idéologie néolibérale est généralement habillée dans des politiques qui courent plusieurs lièvres à la fois : sécurité énergétique, création d’emploi, lutte contre le changement climatique… Ne se donner aucune priorité revient à laisser opérer le rapport de force économique. À l’inverse, dans le cas du changement climatique, lutter contre les politiques néolibérales, c’est opposer avec force la priorité de réduire rapidement la consommation d’énergie.